Chapitre 4 - Partie 2
Aspen était content que Mikhaïl trouve enfin quelqu’un pour l’arracher de ses idées sombres lorsqu’il ne pouvait pas le faire lui-même. Derrière ses grands sourires et son humour, son ami traversait des phases orageuses aussi lugubres que le Chaos, desquelles il était parfois difficile de le sortir. Dans ces moments, ses démons s'épanouissaient, plus puissants et intenses. Aspen imaginait sans mal le visage de son père, détruit par les chocs de la poêle, revenir à la vie en hurlant d’une bouche aux dents brisées, à la mâchoire encastrée et ruisselante de sang.
Pris d’un frisson à cette image, il sortit par un tunnel où l’eau des canalisations coulait en son centre. Quelques rats s’enfuirent sur ses pas, craintifs. Ses jambes étaient en compote après cette journée de marche et celle d’hier. Et dire qu’il avait accepté d’aller dans un bar ce soir ! Tout ça pour faire plaisir à Mikhaïl. Il était parfois trop généreux et à d’autres moments vraiment pas assez. Aspen ne semblait pas avoir d’entre-deux.
« Alors ? C’est quoi le Wioletta ? »
Vassily n’en démordait visiblement pas. À voix basse, Aspen consentit à lui répondre :
« La dernière organisation de Saint-Pétersbourg encore debout à faire de la contrebande dans certains quartiers. On s’occupe aussi du recel, on nettoie les dérapages des riches ou on facilite leur commerce.
— Une mafia ?
— Entre autres, oui. »
Silence. Aspen vérifia que personne ne l’écoutait.
« C’est illégal, tu sais ? »
Abasourdi, le garçon eut un moment de stupeur. Quoi, Vassily venait vraiment de lui apprendre qu’il mettait tous les jours sa peau en danger ? Heureusement qu’il était apparu avec son génie !
« Oh, tu crois ça ? railla-t-il.
— Non mais qu’on soit bien clair, Aspen. Tu fais ce que tu fais de ta vie, tes relations et tout, mais je ne veux pas mourir.
— Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il ressentit un certain malaise au fond de son estomac. Cette gêne ne lui appartenait pas. Au contraire, celui de ce démon était si débordant qu'il s'échouait sur les rives des émotions d'Aspen. Balbutiant, Vassily dévoila enfin le fond de sa pensée :
« Si ton corps meurt… Alors je mourrais peut-être aussi ? »
Aspen s’arrêta aussi sec. Étrangement, il réfléchit à la question avec sérieux. Si les initiales marquées sur son annulaire faisaient bel et bien référence à Vassily, alors nul doute qu’il était attaché à cette carcasse et que, à sa mort, il disparaîtrait à son tour. Le garçon haussa les épaules et se remit en marche.
« Oui, sûrement. »
Silence. Colère.
« Eh bah tu vas me faire le plaisir de ne pas faire de connerie ! Parce que maintenant que je suis réveillé, j’ai bien l’intention de vivre ! »
Subjugué par cet éclat de rage, Aspen se sentit lui aussi monter. Ses iris violets devinrent deux disques horizontaux.
« Rappelle-toi que tu n’es qu’un insecte indésirable dans ce corps qui est mon corps, Vassily. Tu n’es rien d’autre que deux lettres gravées sur mes doigts. Tu n’existes aux yeux de personne et personne ne connaîtra jamais ton existence, siffla-t-il. J’ai survécu jusqu’ici sans avoir besoin qu’un vermisseau ne me l’ordonne dans mon crâne, c’est clair ? »
Blessé par cette franchise et cette violence, Vassily se ratatina au fin fond de l’obscurité qu'était la conscience d’Aspen.
« Tu ne connais rien du Wioletta ni de ma vie, alors ne t’avise plus de me faire la morale. »
D’un pas sec, il reprit sa route, encore plus taiseux et morose que d’habitude. Vassily pensait qu’il allait se laisser mourir ? Il n’était pas allé jusqu’en Enfer pour en ressortir avec un moudak et crever le lendemain. Il en espérait un peu plus de sa vie de merde.
La tension persista jusqu’à ce qu’Aspen atteigne la fin du tunnel limité par d’immenses barreaux semblables à ceux de l’Expiatoire. Une femme et un homme montaient la garde, le visage fermé d’ennui.
« On ne passe pas.
— Est-ce que Matvey est là ? » demanda-t-il simplement.
Les deux s’échangèrent un regard et ce fut l’homme qui répondit :
« Qu’est-ce que tu lui veux ?
— Dites-lui juste qu’Aspen l'attend, le reste ne vous concerne pas. »
D’un grognement, ils se soumirent à sa requête, agacés de devoir obéir à ce gamin maudit. Le vigile ne revint que quelques minutes plus tard avec Matvey, dont le visage ne trahissait que de la concentration. Aspen devinait qu’elle réfléchissait déjà aux ordres qu’elle donnerait pour renforcer la protection de cette zone du Wioletta.
« Tu sais que je n’aime pas qu’on me dérange pendant mon travail.
— Oui, désolé, s’excusa-t-il platement. Je voulais savoir si tu avais encore des analgésiques et.. Si tu voulais nous accompagner avec Mikhaïl boire un verre ce soir. »
Elle fit un état des lieux de sa santé d’un seul coup d’œil. Les épaules d’Aspen étaient anormalement baissées, son visage était boursouflé et son teint plus pâle que d’habitude. Quelques gouttes de sueur perlaient sur ses tempes à cause de la douleur.
« T’es pas en état », assena-t-elle.
Aspen, conscient de cet état de fait, sourit.
« J’ai donné ma parole à Mikhaïl, je ne peux plus revenir en arrière. »
D’un tic agacé, elle secoua la tête.
« Il comprendra si tu lui expliques.
— Il veut vraiment me présenter quelqu’un.
— Ça peut attendre.
— Peut-être, admit-il. Mais pas à ses yeux. »
Elle soupira bruyamment, habituée à ce qu’il n’en fasse toujours qu’à sa guise. Aspen adorait Matvey pour sa sincérité. Elle ne prenait pas de gant, lui offrait la vérité de but en blanc, loin de cette hypocrisie générale qui pullulait au sein des égouts. Cela ne l’empêchait pas d’en faire qu’à sa tête. Il avait besoin de voir des humains - authentiques et vivants - et de se purifier du Chaos en se plongeant dans le monde réel. Passer une soirée seul avec Vassily lui serait insupportable.
« Tu veux te bourrer d’analgésique avant de partir ?
— C’est à peu près ça.
— Quelle idée de merde.
— Oui, sourit-il de toutes ses dents.
— Les blessures dans ton dos sont toutes fraîches. Zenon peut te demander de venir à tout moment pour te faire un point sur ta mission, et tu te décides à aller avec Mikhaïl alors que vous n’avez pas fait ça depuis des semaines ?
— C’est exact. »
Mais je ne peux pas t’expliquer à haute voix pourquoi j’en ai véritablement besoin.
Amère, elle secoua la tête, totalement en désaccord avec cette idée. Néanmoins, la discussion qu’ils avaient eue la veille porta ses fruits, car elle arrêta de le surprotéger.
« Je viendrai une autre fois, j’ai encore du travail, mais je te les amènerai en fin d’après-midi. »
D’un sourire victorieux, il la remercia et laissa en plan deux gardes, qui le dardèrent de haine jusqu’à ce qu’il eût tourné dans un tunnel adjacent. Quelque chose lui disait que ses plaies n’avaient pas attendu bien sagement dans leurs pansements et, qu’en arrivant chez lui, il aurait la mauvaise surprise d’en constater l’étendue des dégâts. Les changer seul ne serait pas une mince affaire.
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Vassily ne s’exprima de nouveau qu’une fois rentrés, d’une voix fluette qu’il tentait de rendre plus dure. Visiblement, il avait réfléchi à la façon dont Aspen l’avait traité, et ça ne lui avait déplu.
« Il faut qu’on mette une base sur notre relation.
— Notre relation ? tiqua Aspen.
— Oui. Tu n’as pas le droit de me parler comme tu l’as fait.
— Ah oui ? »
Le garçon était en train de se déshabiller devant sa glace brisée. Il déboutonna sa chemise et fit glisser ses bandages sur son torse imberbe, bleu d’hématomes et râpé par le bitume, le tout en retenant des gémissements soufflés entre ses lèvres. Autrement dit, il était occupé à autre chose qu’écouter une opinion et une sensibilité de mâle vexé.
« C’était rustre et déplacé.
— Ah bon. »
Aspen grimaça en passant une main dans son dos pour vérifier ses plaies.
« Et je mérite mieux.
— Eh bien va voir ailleurs.
— Tu m’écoutes au moins ?
— Non. »
D’une compresse imbibée d’alcool, il tenta de se palper les omoplates pour les nettoyer, le regard levé vers le plafond pour contenir ses larmes.
« Tu vois ! Le minimum c’est d’écouter son compagnon et toi…
— Ferme-la au nom de Kort ! Ferme-la ! Je suis occupé.
— Et ça coupe les personnes qui parlent ! »
Sur tous les vieillards possibles qui vaquaient pour l’éternité dans le Chaos, il était tombé sur l’ancêtre le plus insupportable, imbu de lui-même et envahissant qu’il restait. En échos à ses craintes gardées secrètes au Wioletta, son dos n’avait guère apprécié le voyage. Heureusement pour lui, les points de sutures de Matvey avaient tenu, mais les bords des plaies demeuraient gonflés et lancinants. Y apporter de l’alcool pour les désinfecter s’était révélé aussi crispant qu’apaisant. D’autant plus que, conscient que Vassily traquait le moindre son qui jaillirait de ses lèvres, il avait réprimé des cris bien peu virils avant de se sentir enfin propre. Sa tâche terminée, Aspen inspira, le regard larmoyant, et déroula le rouleau de bandages.
« C’est bon, je t’écoute.
— Vraiment ? s’étonna Vassily.
— Oui.
— Tu ne fais aucun effort, tu m’agresses comme si j’étais la cause de tous tes maux.
— J’ai été relativement patient, il me semble. »
Aspen releva la tête vers le miroir, comme pour fixer l’être qui se cachait derrière ses orbites.
« Patient ? T’appelles ça être patient ?
— Oui, j’appelle ça accepter plutôt docilement d’avoir un insecte dans mon crâne et être patient avec cedit nuisible.
— Parce que ça m’amuse, tu crois ? Je voudrais revoir ma sœur, ma copine, mes parents ! Tu n’as aucune idée de ce que je peux ressentir !
— Ils sont morts, comme tout l’Ancien Monde. Plus vite tu te feras à cette idée, mieux ce sera pour nous.
— Nous ? Ah parce que maintenant il y a un ‘nous’ ?
— On a le choix ?
— Je croyais que monsieur décidait de son propre corps.
— J’ai bien le droit non ? s’insurgea Aspen. Je connais le genre de gosse que t’es, à croire que tout l’univers t’es dû, que toute ta souffrance pèse dans la balance. Ce n’est pas le cas. T’es venu chambouler ma vie, me pourrir les idées, tout ça pour te plaindre de vivre de nouveau ? »
Aspen avait saisi le lavabo entre ses mains qu’il serrait désormais avec tant de force que ses jointures devenaient blanches. Son regard était fixé dans ses prunelles. Il déversait toute cette haine vis-à-vis de lui-même contre Vassily.
« Tu te rends compte de la chance que t’as ? D’avoir une deuxième vie au moins par substitution ? D’être tombé sur un gars à peu près normal et pas un vieux porc pédophile et drogué ? »
Haletant, le garçon finit par se redresser, le dos endolori par l’alcool.
« Si tu veux que notre ‘relation’, comme tu dis, s’améliore, il va falloir te montrer un peu moins égocentrique et accepter l’idée que tu n’es plus le chef aux commandes. Parce que jamais, et je dis bien jamais, tu auras un quelconque contrôle sur moi. »
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