Chapitre 5
Le kholli était un bar dans la rue longeant le Fontanka. Noirs de monde, tous les petits restaurants faisaient leur chiffre d’affaires ce soir-là, incitant en même temps les plus jeunes à se soulager de leurs tensions hebdomadaires.
Aspen n’avait pris que quelques pièces, de quoi se payer un verre sans excès. Il ressentait le besoin de se décharger du poids qui pesait sur ses épaules sans pour autant se saouler jusqu’aux tripes. Ce n’était pas un homme qui se complaisait dans les abus. Il n’avait jamais touché à l’ecstasy – et pourtant Dito lui avait proposé mainte et mainte fois d’y goûter – et avait l’obligation d’être assez lucide pour rentrer chez lui sans l’aide de compagnons de soirée ; puisqu’il n’en avait pas.
De toute façon, les analgésiques que Matvey lui avait donnés le plongeaient déjà dans un doux nuage. La douleur qui pulsait au moindre de ses mouvements et contre le moindre de ses vêtements reflua, repoussée dans les retranchements de son esprit tordu. Il se sentait enfin un peu plus léger. Le poids de ces derniers jours s’était considérablement délesté de ses épaules. Il put profiter de la fraîcheur de la soirée et de ses quelques sources de beauté, pour lui qui honnissait les étoiles.
La surface du Fontanka était éclairée par les lampadaires usés par le temps. Aspen observait les papillons de nuit qui tournoyaient autour de son ampoule, la heurtaient et virevoltaient de plus belle, comme effrayés de ne pas atteindre leur soleil salutaire. Les mains dans les poches, il attendait Mikhaïl et Aleksei.
« Tu pourrais me laisser voir, tu crois ? demanda Vassily, curieux de découvrir ce qu’était devenue cette rue après deux cents ans.
— Si je le pouvais, je le ferai, lui confia Aspen à voix basse. Mais je n’ai aucune idée de comment ça marche.
— Essaye déjà de me parler dans ta tête. »
N’ayant rien d’autre à faire pour tuer le temps, le garçon tenta le coup. Ça marche ?
« Oui. »
Tant mieux.
Il prendrait moins le risque d’être vu pour un fou de cette façon.
« Essaye de te concentrer ou… de me montrer ce que tu vois par la pensée. »
D’un soupir, Aspen s’imprégna de la rue. D’ici, le Chaos était caché par les plus grands bâtiments, ce qui apaisait cette impression d’enfermement qui lui étouffait généralement la poitrine. Les ténèbres nocturnes étaient chassées par de nombreux lampadaires placés à intervalle régulier sur tout le quai, et des guirlandes les liaient ensemble en petites ampoules jaunies par le temps.
Les façades étaient immenses et se succédaient sur plusieurs kilomètres. Aspen se doutait que, avant l’ouverture des Enfers, tous ces bâtiments avaient été des logements et non pas la principale rue pour festoyer de tout Saint-Pétersbourg. Devant lui, un ancien garage avait été élargi pour laisser les clients pénétrer dans une cour pleine de décorations, où terrasses et pistes de danse avaient été installés. En été, ces rues étaient noires de monde, de cris, de bruits. En automne et avec les températures exceptionnellement basses de cette année, ceux qui persistaient dehors fumaient ou attendaient quelqu’un, comme Aspen. Par manque de place, certaines tables étaient quand même occupées par des groupes plus ou moins nombreux et chaudement vêtus. Le garçon frissonna et ferma les yeux pour reproduire cette image dans son crâne.
« Je vois… souffla Vassily. Tout est… différent. »
Après deux cents ans, les propriétaires s’étaient succédé et l’utilité de cette rue avait évolué. Il voulait bien le croire, tout devait être chamboulé.
« Et un peu brumeux. »
Parce que c’est dans ma tête.
Aspen rouvrit les yeux. L’image dans son crâne s’évapora et il ressentit la déception de Vassily ainsi qu’un soupir dépité.
« Si je peux entendre, je suis sûr que je peux voir aussi. C’est évident. »
On y réfléchira plus tard.
Aspen avait aperçu Mikhaïl accompagné d’un homme à la barbe courte et aux cheveux sombres. Son ami souriait de toutes ses dents en écoutant ce que son partenaire lui contait avec de grands gestes.
Ils sont là, ne me déconcentre pas.
« Te déconcentrer ? »
Oui, je dois avoir l’air d’être normal et surtout pas d’un gars qui entend des voix dans sa tête.
« Déjà y a qu’une seule voix, pas plusieurs. »
Aspen ne rétorqua pas et s’avança ses compagnons pour la soirée.
« Salut.
— Ah Aspen ! Je te présente Aleksei, et Aleksei voilà Aspen.
— Enchanté », répondit ce dernier en lui tentant une main.
Aspen dévisagea ces doigts tendus avec surprise. Il n’était pas habitué à ce genre de politesse. Aleksei ne venait du même monde qu’eux, c’était évident. Il portait des habits qui ne semblaient pas avoir déjà mille vies comme ceux d’Aspen, et son minois était… parfait. Pas l’ombre d’une cicatrice ou de fatigue. Aspen tiqua : était-ce cet homme addict à l’ecstasy ? À moins qu’il ne soit couvert de fond de teint pour en dissimuler les effets ?
Mikhaïl le regarda avec insistance, l’arrachant de son constat et le garçon serra cette main tendue avec un sourire qui cachait mal son embarras.
Ils entrèrent dans le Kholli peu après et discutèrent au bar. Aspen demanda un unique vers de kvas. Avec la fatigue et son estomac pas très plein, il savait que c’était largement suffisant pour chasser ses idées noires et la douleur. Il apprit ainsi qu’Aleksei était un peintre qui travaillait pour l’Égide, protégeant et restaurant des fresques datant de l’ouverture des enfers et vantant la gloire de Kort. Les temps étaient durs pour les bohèmes, et seuls ceux engagés par les gouverneurs ou prieurs avaient un espoir de vivre de leur passion. Les trois compagnons discutèrent longuement de la chance que le peintre avait eue, mais Aspen et Mikhaïl n’étaient pas dupes : Aleksei ne prenait pas de l’ecstasy uniquement pour le plaisir. Son esprit tordu d’artiste devait parfois être difficile à contrôler.
Aspen n’avait pas ce problème-là ; de ruisseler d’idée sans pouvoir les exprimer ou les détruire en tableau. Aleksei, lui, dessinait Kort jour après jour, brûlant d’une passion inassouvie et d’une vie bien trop terne.
Mikhaïl était une sorte d’amusement, un moyen d’ajouter un peu de couleur à ces fresques bleues et jaunes de leur Divin, quand bien même ce fut pour y greffer du noir et du gris.
Les deux amants s’éloignèrent lorsque la musique se fit plus fort. Accoudé contre le bar, Aspen les regardait danser, un léger sourire aux lèvres. Il était encore tôt et le garçon n’avait qu’un verre de kvas dans le ventre. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il se sentait calme. Assis aux trois quarts sur sa chaise, il ne remarqua même pas que la place qu’avait occupée Mikhaïl venait d’être prise par une jeune femme aux boucles blondes nouées en un petit chignon.
« Tu veux faire un couple à trois ? Ils ont l’air un peu exclusifs, tu sais. »
La musique bourdonnait tant qu'elle occultait tout le reste.
« Aspen ? On te parle. »
En entendant enfin Vassily, ses sourcils se froncèrent et il s’apprêta à répondre à haute voix avant de sentir cette présence sur sa droite. D’un sursaut, il porta une main à son cœur et dévisagea la jeune femme au sourire rieur.
« Eh beh, je ressemble à un loup de Sibérie pour t’effrayer à ce point ? »
Vide de mots, Aspen détailla son visage sans s’en rendre compte. Elle avait un petit nez en trompette lui donnant un air malicieux, couplé à un regard en amande et aux prunelles bleues. Quant à ses lèvres, elles étaient fines et bien dessinées. Elles appelaient n’importe qui à les caresser.
Elle claqua des doigts devant le minois du garçon, lisant en lui aussi clairement que de l’eau de roche.
« Je disais qu’à force de les dévisager comme ça, ils vont croire que tu veux faire un plan à trois ! »
Elle faisait référence à… Mikhaïl et Aleksei ? Il leur jeta une œillade, surpris qu’on puisse penser ça de lui. Il les avait peut-être fixés… un poil trop longtemps. La jeune femme s’en amusa, ensorcelante. Ses iris brillaient comme si l’alcool lui faisait déjà tourner la tête, alors qu’il était persuadé qu’elle était totalement maîtresse de ses moyens.
« Je peux connaître ton prénom ? joua-t-elle de ses charmes.
— As… Aspen », balbutia-t-il en sortant de sa torpeur.
Le kvas lui embrouillait les idées. Il était lent à la réaction et se sentit un peu engourdi. C’était exactement ce qu’il avait cherché en venant ici, mais il ne s’était pas attendu à être abordé par une jeune femme qui… par une jeune femme tout court. Avec Vassily dans sa tête, il peinait à garder ses pensées pour lui.
« OK, Aspen. Tu t’es battu avec des loups de Sibérie ce qui explique ta frayeur et ton visage ? »
D’un geste, elle désigna sa propre face, référence aux contusions à ses contusions. Qu’est-ce qu’elle lui parlait de loup ? Il n’avait rien suivi.
« Non, non. C’était un truc con, je me suis embrouillé un mec qui m’a renversé en vélo. »
Le mensonge était naturel chez lui. Sa réponse amusa la jeune femme, car elle sourit un peu plus.
« Pourtant t’es grand, on ne doit pas te rater ! »
Peu désireux de détailler cette fausse excursion, il changea de sujet :
« Comment tu t’appelles ? »
L’inconnue fut servie – une vodka, nota-t-il - et elle glissa de fins doigts autour du verre. Une bague s’y trouvait, sans ornement. Elle n’était qu’un simple anneau éclatant de pureté. Nul doute qu’il s’agissait d’or. Que venait faire une gamine avec de telles richesses près du Fontanka ? Ce n’était pas l’endroit le plus sûr, surtout si elle exhibait ses biens de la sorte. Elle suivit ses iris et ses cils s’arquèrent gracilement en un doux regard de biche.
« Alba.
— T’es toute seule ?
— Il faut forcément des amis pour pouvoir se rendre dans un bar ? » s’amusa-t-elle
Aspen jeta un coup d’œil vers Mikhaïl et Aleksei en se disant qu’il ne serait jamais venu sans eux. Ce genre d’initiative n’était que rarement de son propre fait, il plaidait coupable. Admettant qu’elle avait raison, il haussa les épaules.
« Non, non, c’est juste plus surprenant.
— Elle est comment ? » surgit Vassily de sa conscience.
Aspen grimaça en l’entendant et elle le remarqua.
« Quelque chose de ne va pas ?
— Rien, mon visage qui me brûle un peu. »
Il s’assit mieux sur sa chaise et sourit, tout en pensant un magnifique « ferme-la » à son compagnon mental. Son verre de kvas n’était pas fini et il l’apporta à ses lèvres pour boire.
« Que fait une fille de l’île Vassilievski ici ? demanda-t-il de but en blanc. Vous avez de bien meilleurs endroits où passer vos soirées. »
Son minois ne marqua aucune surprise, plutôt une forme de satisfaction.
« Comment tu sais que je viens des îles ?
— Ta bague. C’est de l’or. »
Comme si elle l’avait oublié, elle releva son doigt pour la regarder. Aspen eut la pensée coupable qu’il arriverait aisément la délester de son trésor et qu’il pourrait se payer un bon nombre de paquets de pâtes avec ça. Ou alors peut-être qu’en la confiant au Wioletta il doublerait son bénéfice ? Il détestait avoir de telles idées.
« Il ne faut pas croire qu’on reste bien cloîtrés sur nos îles. On sort s’amuser un peu parfois.
— Alors tu devrais cacher tes bijoux. Surtout quand tu es seule dans un bar avec une vodka à quarante degrés. »
Cette fois, ses sourcils se froncèrent et elle serra plus fort son verre entre ses doigts.
« Est-ce que j’ai l’air d’avoir besoin de tes conseils ?
— Oui. »
N’importe qui aurait répondu par la négative, par souci de ne pas la vexer plus qu’elle ne l’était déjà. Mais si Aspen se complaisait dans les mensonges, il appréciait également de la lancinante vérité. Vassily, lui, s’amusait bien. Il aurait été le premier à dire non pour plaire à cette jeune demoiselle, et le manque délicatesse d’Aspen le faisait rire. Alba fit la moue et le jeune homme sourit, le nez caché dans son verre pour boire.
« La duchesse de Vassilievski serait vexée ?
— La duchesse te trouve bien hardi.
— Oh, je dois l’être un peu. »
Ce brin d’humour servit à digérer l’amertume de ce petit bout de femme intimidante. Elle retrouva de son aplomb et se tourna vers lui.
« J’en déduis donc que tu ne vis pas sur mon domaine ? »
Le jeu fonctionnait, apparemment.
« L’argent me manque pour m’offrir le luxe de fouler la même île que vous. Je me contente des basses rues de Saint-Pétersbourg.
— Vous pourriez devenir mon valet… »
Aspen éclata de rire.
« Moi ? Un valet ? Ce serait bien la pire décision possible. »
Oh oui, s’il finissait domestique dans l’un des domaines des riches familles peuplant l’île Vassilievski, nul doute que le Wioletta y chercherait un avantage et userait de lui comme d’une marionnette bien sage et obéissante. Si Alba voulait protéger ses proches, elle ne devait surtout jamais l’inviter.
« Et pourquoi donc ?
— Parce je suis de loin le moins capable d’ordonner une maison. Je serai inutile.
— Vu l’état de ton appartement, je n’ai pas de doute là-dessus », intervint Vassily.
Aspen l’ignora sans mal et Alba fut coupée dans sa réponse par la voix effrayée de Mikhaïl.
« Aspen ! »
Le garçon se retourna immédiatement, rayant la jeune femme de sa mémoire, pour voir son ami soutenir Aleksei, inconscient, dans ses bras.
« Eh merde. »
Il sauta du tabouret sur lequel il était pour venir soutenir son ami, dont le regard était plongé dans une tempête aussi sombre que le chaos.
« Il m’a dit qu’il avait des palpitations et… »
Aspen posa une main sur le front du malade.
« Il est bouillant. T’es sûr qu’ils ont été mesurés ? »
Il parlait évidemment des comprimés d’ecstasy. Mikhaïl opina. Peut-être avaient-ils été moins dosés ou… Aleksei en avait déjà pris avant de venir ? Aspen ne voyait pas d’autre solution. Il empoigna le bras d’Aleksei au-dessus de ses épaules pour le porter et, cahin-caha, ils le sortirent du kholli.
« Et Alba ? » lui rappela Vassily.
Je ne suis pas du genre à faire passer des inconnus avant mes amis, gronda Aspen au fond de lui.
◤♦◢
Il était au moins une heure du matin lorsque les deux hommes arrivèrent à l’appartement de Mikhaïl. Plus grand, il y vivait avec Piotr, Baris et Yulia, d’autres membres du Wioletta. Sans surprise ses trois colocataires étaient absents. Ils déposèrent Aleksei dans le lit de Mikhaïl, et Aspen, le dos en feu, se redressa en haletant. Les analgésiques avaient cessé de faire effet sur la route à cause du mouvement répétitif de leur pas et le poids de leur boulet inconscient.
Tous deux savaient qu’il aurait été préférable d’emmener Aleksei à l’hôpital, tout comme ils savaient que si l’Égide comprenait la raison de son état, il serait immédiatement condamné à l’Expiatoire pour consommation illicite de stupéfiant. Alors valait-il mieux finir en prison ou mourir de l’ecstasy ? Pour les trois hommes, la réponse était évidente.
« Je vais rentrer, amorça Aspen d’une voix fatigué.
— T’es pâle, ça va aller ? »
Mikhaïl avait les mains posées sur une commande, la tête tournée vers son amant.
« Tu ne m’as pas raconté ce qui t’es arrivé, ajouta-t-il.
— Il est tard pour ça, on verra un autre jour. »
Mikhaïl soupira bruyamment.
« Je suis fatigué de te courir après, Aspen. Piotr n’est pas là cette nuit, reste pour dormir et raconte-moi ça. »
Il n’y arriverait pas. Il ne conter cette aventure avec Vassily à l’écoute et il ne parviendrait pas à dormir non plus parce que ce même Vassily n’arrêtait pas de jacter sans qu’il ne puisse l’envoyer chier. Aspen sourit, conciliant.
« C’est gentil et tu sais que j’adorerais, mais j’ai adopté un chaton récemment…
— Tes stupides mensonges ne fonctionnent pas avec moi. »
Le but n’était pas qu’ils fonctionnent. Mikhaïl sourit d’amusement et se détendit un peu. Voilà ce qu’Aspen avait recherché.
« Je sais, oui. J’ai laissé les analgésiques chez moi et j’en ai besoin. Ça, c’est pas un mensonge. »
Mikhaïl le jaugea du regard, mais Aspen comprit qu’il avait gagné. Son ami obtempéra :
« Alors on se voit demain ?
— Oui, tu me donneras des nouvelles de son état.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit. »
Mikhaïl ne le raccompagna pas à la porte et Aspen la referma derrière lui.
« Enfin !
— Pas envie de parler, l’interrompit Aspen en descendant les escaliers.
— Mais, mais ! Y a plein de trucs à dire !
— Non.
— Et Alba ?
— La fille ? Ça n’aurait jamais été loin, c’est une gamine de riches. J’en ai déjà un dans ma tête, pas besoin d’une en plus.
— Je ne suis pas un gosse de riche.
— Tu faisais des études, non ?
— Dans mon monde, on pouvait faire des études sans porter cent carats au petit doigt gauche. Y avait des universités gratuites, des solutions comme les prêts, les concours…
— Ça ne m’intéresse pas. Elle était trop sûre d’elle et présomptueuse. Pas mon genre. »
Vassily souffla exagérément.
« Tu profites de la vie parfois ?
— J’aimerais, soupira Aspen, dans un moment de fatigue. J’aimerais vraiment. »
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