Un Vent Nouveau
Les trois jours s’écoulèrent sans nouvel incident. Ou presque. Volderien, au grand désarroi de son adversaire, surprit en suivant les pas de l’enfant, un léger chant ancien dont les paroles ne lui revenaient pas mais qui s’élevaient aussi doucement que la vapeur de la salle d’eau. Il s’était étonné des visages si différents que lui avait montré son hôte durant ces dizaines d’heures, puisqu’en dix ans il n’en avait vu que deux : celui qui grondait et celui qui souriait. Deux masques qui avaient vacillé. Elle ne le reconnaîtrait jamais, mais elle changeait au contact de ces jeunes. Elle se rajeunissait.
Enfin, c’était ce qu’il pensait jusqu’à ce qu’il la retrouve, au matin du départ, les attendant de pied ferme devant la porte, dans la neige, en face d’un carrosse déjà intégralement chargé, les bras croisés et son masque le plus sérieux sur le visage. Elle était prête depuis un certain temps, visiblement.
Et Volderien était le premier à s’être levé.
Non pas que les autres ne traînent au lit, mais plutôt que l’un faisait déjà délibérément tout ce qui était en son pouvoir pour gêner le bon déroulement des opérations et que l’autre devait lutter pour que les deux enfants dont elle avait la charge se préparent sans faire d’histoires. Et le plus insubordonné des deux n’était pas forcément celui à qui on pensait en premier… Non pas qu’Alexandre n’ait depuis développé des techniques particulièrement retorses, mais plutôt qu’Iule ait du mal à se séparer de celle qu’il appelait désormais « Maman » sans la moindre retenue.
Tant pis pour eux. L’Impératrice n’allait pas faire attendre la Reine de Ghé pour contenter les caprices de chacun. S’il allait falloir se presser en chemin, ce serait leur faute. L’inconfort ne la dérangeait plus. Et de toute façon, si elle laissait Chymen plus longtemps enfermée, ses invités se retrouveraient au milieu des décombres. Non pas que cela la chagrine particulièrement, le château pouvait bien s’écrouler, désormais, plus rien ne l’y rattachait, mais plutôt qu’ils allaient lui en vouloir et qu’elle préférait ne pas passer le voyage à entendre leurs remontrances continues.
Elle revint au bout de quelques minutes, suivie par une masse d’écailles et de muscles couleur d’obsidienne et qui se léchait les babines. Ses larges ailes battaient régulièrement, s’étiraient, de haut en bas, faisant jouer la membrane qui reliait les différents os et griffant parfois par inadvertance un pan de mur ou un reste de fenêtre.
Ce laps de temps avait suffi pour que surgissent les retardataires. Leurs yeux s’arrondirent étrangement lorsqu’ils virent la créature, et d’autant plus lorsqu’ils comprirent qu’elle était la monture qui leur permettrait d’arriver à la capitale.
— Vous n’aviez rien de plus discret ? demanda Melinn, qui lui avait avant tout conseillé de faire profil bas.
— Non, ni rien de plus efficace, très chère, répliqua une Isladora amusée. Vous pouvez déjà monter, j’ai quelques vérifications à faire, j’attelle Chymen et nous sommes partis. Veillez à n’avoir rien oublié, surtout, nous ne reviendrons pas. Peut-être que les services de Sa Majesté se feront un plaisir de venir inspecter ce que nous avons laissé derrière nous, alors si jamais vous avez laissé des choses compromettantes, pensez à les détruire avant de partir.
— C’est vous qu’on devrait brûler. C’est vous qui nous compromettez, espèce de…
— Langage, Alexandre. Si vous voulez m’insulter, faîtes, mais pas devant Iule. Vos manières et votre éducation ne sont pas dignes d’être passées à votre descendance. Allez, montez. Le voyage ne sera probablement pas aussi confortable que vous l’espérez, mais vous en rêverez dans quelques mois.
Ils s’exécutèrent tous sans rechigner et, une dizaine de minutes plus tard, Isladora les rejoignit et frappa contre le plafond de la voiture. Ils se mettaient en marche.
Dans l’habitacle, les secousses mises à part, les mouvements et les murmures se limitaient au maximum. Aucun déplacement n’était autorisé en vol et ceux qui croyaient avoir trouvé aux extrémités les positions les plus confortables s’en voulaient de n’avoir pas considéré que, comme tout objet lié à l’Impératrice, il était usé, presque hors d’usage et relevait plus du magasin d’antiquités que du moyen de transport.
— Non pas que je souhaite mettre en doute vos sortilèges, madame, se permit même Volderien, dont les mains tapotaient nerveusement sur ses genoux, mais êtes-vous assurée que nous parviendrons à destination sans encombres ?
— Mon cher ami, n’en doutez pas. Il est des objets dont la fidélité n’a d’égal que leur âge. Et quand bien même il se produirait un quelconque incident, soyez assuré que Chymen se fera un plaisir de vous conduire tout de même là où je lui ai demandé.
— Dois-je en déduire que vous êtes vous-même parée à toute éventualité ?
— Il est naturel de s’assurer toujours d’une porte de sortie, vous ne croyez pas ?
Étrangement, ces mots ne rassurèrent personne. Au contraire. Melinn, qui jusque-là respirait à peu près bien, prit une inspiration un peu trop brutale et se mit à tousser, l’air glacial lui ayant brûlé la gorge, ce qui fit sursauter Alexandre et le poussa à se mettre en boule pour protéger Iule. Un certain nombre de regards se perdirent sur les planches de bois qui constituaient leur sol et sur les fentes qui laissaient apercevoir une obscurité blanche et lointaine.
Il n’y avait visiblement pas que la température qui tombait en flèche.
— Ne vous inquiétez donc pas, vous n’allez pas tomber.
— Comment vous pouvez le savoir ? répliqua Alexandre en fronçant les sourcils.
— Parce que j’ai confiance en mes recherches et en la magie qui mantient chacune des pièces ensemble. Je suis une mage scientifique, pas socière folle.
— Parce que vous avez un diplôme pour le prouver ?
— Comme si ces amateurs de l’Académie Royale de Magie savaient ce qu’ils faisaient… Et puis, de toute façon, je n’ai aucun diplôme, si ce n’est ma réputation.
— Et au vu de celle-ci…
L’Intendant avait mis le doigt sur un point qui se trouvait être plus sensible qu’il ne le croyait, et le regard noir qu’il reçut en retour le lui signifia, aussi bien que le fait que les longs doigts usés de son interlocutrice s’étaient mis en marche.
— Ne soyez pas blessant, Volderien. Vous savez aussi bien que moi que toutes ces années passées à l’écart du monde ont simplement permi aux Dieux de mieux me discréditer. Je ne suis pas la psychopathe qu’ils dépeignent, quoi que vous puissiez en penser.
— Je ne peux pas le nier, mais vous ne pouvez pas dire que vos expériences sont parfaitement légales et effectuées dans des conditions optimales.
— Certes, soupira-t-elle en se tournant vers une fenêtre, mais je vous ferai remarquer que c’est de la faute d’Ingrid si j’en ai été réduite à travailler dans ces ruines gelées.
— Ce n’était pas votre idée ?
— Je voulais du calme et personne pour me déranger, pas forcément une relique divine en morceaux pleine de courants d’air et de murs prêts à s’écrouler. Ingrid a beau invoquer ses raisons géopolitiques, je sais qu’elle a trouvé ça drôle et qu’elle a profité de ma faiblesse pour me punir et m’envoyer là où je pourrais être utile sans plus jamais avoir de contact direct avec elle.
— Ne médisez pas d’elle ! s’exclama-t-il, outré. Sa Majesté vous tient en haute estime, plus que vous ne le croyez. Et les tensions qui existaient il y a vingt ans étaient particulièrement préoccupantes, vous ne pouvez pas prétendre le contraire.
— Je confirme, son stratagème a parfaitement fonctionné. Ses frontières sont toujours très calmes. De toute façon, qui voudrait d’un bout de terre où il n’y a que des montagnes inhabitables ?
— Vous sous-estimez les ressources qu’on peut y trouver.
— Au diable les ressources, si elles sont sous des mètres de neige. Nul ne peut vivre dans ces montagnes sans être convenablement équipé.
— Et vous alors, vous allez me dire que vous étiez équipés, tous les deux ? répartit-il de son ironie de rosier. Dans l’état où vous étiez ?
Les yeux d’Isladora se perdirent dans sa contemplation des paysages. La roche noire, le froid. La main chaude qui serrait la sienne, prête à la rattraper si la roche se dérobait sous ses pieds. La morsure de la glace sur ses vêtements. La neige sur leurs capuchons, sur leurs provisions. Les couvertures humides, les nuits passées dans la montagne. Le réconfort du feu et d’une présence humaine. Ces yeux d’un homme qui avait aimé une idée et qui l’avaient abandonnée pour une femme… Elle plissa les lèvres et ferma les yeux.
— C’était différent.
— Évidemment. Vous n’étiez pas deux humains dans un lieu parfaitement inhospitalier réfugiés dans des ruines.
— Nous n’avions pas le choix. Et nous avons frôlé la mort.
— Alors d’autres feront de même, souffla-t-il en secouant la tête.
— Non, vous ne comprenez pas.
— Alors ne me l’expliquez pas à moi. Sa Majesté se fera un plaisir de recevoir vos doléances à ce sujet.
— Comme si elle allait m’accorder une audience…
— Vous la voulez avant ou après le thé ?
Un ange passa. Peu discret, il bouscula les convictions d’une femme intransigeante qui n’en attendait pas plus des autres.
— Comment ça, avant ou après le thé ?
— Sa Majesté ne peut ignorer une invité de marque telle que vous, enfin, la reprit à nouveau le Premier Intendant. Elle vous consacrera tout le temps que vous lui demanderez.
— Invitée de marque ? Moi ?
Isladora éclata d’un rire cynique.
— Ne vous moquez pas des gens. Prendre le thé avec la Reine de Ghé ? Elle va plutôt essayer de m’empoisonner et de faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre.
— C’est une personne très tolérante, même à l’égard des Morwëns, intervint Melinn. Nul doute qu’elle vous accepte au même titre qu’eux.
— Mais je suis responsable de ma monstruosité, moi ! Je ne suis pas… Ce n’est pas un accident du destin !
— Et ce n’est pas non plus ce que les Dieux avaient en tête en nous donnant la clef de la magie, opina Volderien. Pourtant, c’est ce qu’elle souhaite. Croyez-moi, si c’était politiquement correct, nous n’en serions pas là. Mais telle est sa volonté. Vous n’oseriez tout de même pas vous y opposer ?
Isladora secoua la tête. L’ensemble de l’attelage répondit à son geste avant d’amorcer sa descente, au grand déplaisir des passagers, qui au moins ne cherchaient plus à ouvrir la bouche, de peur de refaire la peinture écaillée des murs et des portes de leur étrange fiacre.
De toute façon, rien ne leur servait plus de parler, ils arrivaient parfaitement à l’heure pour la confrontation à la réalité.
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