Les deux hommes chevauchaient en silence depuis plusieurs minutes. Un silence que Valgard fut le premier à briser :

« Si cela tourne à notre désavantage, il se peut que je ne puisse pas te sauver. Je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ?

— Ne t'inquiète pas. Si Hogni ne veut rien entendre et qu'il cherche à m'attaquer, je te demanderai de quitter les lieux sans tarder. Il serait idiot que tu tombes sous une tente. Un guerrier de ton acabit nous sera plus utile vivant.

— Dans ce cas, pourquoi avoir demandé à ce que je vienne avec toi ?

— Tu ne dois cet honneur qu'à la valeur de ton bras.

— Ton peuple, pourtant, pense que je te trahirai…

— Cela, il faut que tu le lui pardonnes. Les pères de leurs pères sollicitaient en permanence les habitants d'Asgard. Il y a peu, je suis parvenu à leur interdire le sacrifice des esclaves et des prisonniers mais il est encore trop tôt pour qu'ils ne te considèrent pas comme un danger, toi qui ne remets ton sort dans aucunes autres mains que les tiennes. »

Hiarrandl se pencha en avant et flatta doucement la crinière d'Engill, son cheval. Un gage de respect envers un vieux compagnon, presque aussi vénérable que lui.

« Je ne te connais pas de maître, reprit-il. Es-tu sorcier ou guerrier ? Humain ou dieu ? Toi qui as suffi à nous offrir la victoire face aux troupes d'Adalrik, tu es sans doute ce que je ne suis plus... En me renvoyant à mes propres failles, mes propres limites, ta présence me trouble. »

Leurs montures, lancées à vive allure, se faisaient aussi rapides que le son. Les sabots perforaient la terre gorgée d'eau et échappaient sur leur passage des paillettes d'or et d'argent, semblables à de la poussière d'étoile.

« Pendant que je vous parlais, j'ai vu l'une de ces femmes que l'on nomme Fylgiukona… On dit qu'elles n'apparaissent qu'à ceux dont la mort est prochaine.

— On ne sait d'où elles viennent, me répétait ma mère. La légende voudrait qu'elles soient nées de nos cœurs. Un cadeau du Destin, une ultime chance de faire le bien avant de s'éteindre pour de bon.

— Je m'étais laissé gagner par la peur de la défaite, de l'humiliation et de la mort. Mais lorsque je l'ai vue, aussi blanche que les neiges éternelles qui surplombent le mont Hnitbiorg, je me suis rappelé que ce qui était né du Néant se devait d'y retourner. Je n'avançais plus dans le brouillard. On venait de me révéler ce qui m'attendait et cela m'avait libéré.

Valgard approuva d'un signe de tête.

— Au lieu de fuir cette fin imminente, tu as choisi de courir vers elle. C'est courageux.

— Je ne me conduirai pas en lâche. Je veux me battre, ne pas attendre passivement que Hogni me tue.

— Cela t'honore, crois-moi. Seulement, puisque tu sais qu'il refusera de t'écouter, à quoi crois-tu que ta mort servira vraiment ?

— Peut-être ne le saurai-je jamais. Dans ce cas, ce privilège reviendra à d'autres. Toi, Hedin, Elma aurez à charge de le découvrir. »

Hiarrandl était paisible, sa respiration tranquille. Sa cape d'azur remuait à la manière d'un drapeau battu par les vents. À sa ceinture, brillait un fourreau de cuir brun duquel dépassait la poignée d'une longue et noble lame. S'il allait mourir bientôt, il avait choisi la plus belle façon de quitter cette terre qui l'avait vu grandir. Se voir prédire l'instant de sa propre mort était une chose éprouvante pour celui qui avait les yeux rivés sur le passé. Arriver à tourner le dos à son confort, à ses proches, à ce que l'on peut bâtir en une vie demandait autant de force que de courage. Seuls les justes en étaient capables.

Valgard ressentait de l'admiration envers cet homme honorable qui avait vu s'écouler tant d'hivers :

Je comprends pourquoi son peuple tient à ce qu'il vive, pensait-il. Et puis, de tous les mortels que j'ai rencontrés, il est peut-être celui qui me ressemble le plus... S'il a été confronté à cette apparition, alors sa fin est déjà écrite. Cependant, je ne saurais attendre patiemment qu'il soit mis à mort, ce serait une insulte envers sa vaillance. J'ai beau ne rien lui devoir, je me sens l'obligation de l'assister jusqu'au bout.

Il ne leur fallut guère longtemps pour rejoindre la côte nord du royaume, envahie de bateaux. La plage était noire de tentes et on n'y voyait plus ni galets, ni sable roux. Des étendards aux multiples blasons hérissaient le paysage ; un seul d'entre eux dominait tous les autres ; c'était l'aigle de Hogni qui déployait ses ailes de bronze sur un rectangle de sang pourpre, les serres écartées.

Des sentinelles ne tardèrent pas à les repérer. Un cavalier fut aussitôt dépêché à leur rencontre. Leurs intentions annoncées, et après que l'émissaire se soit assuré qu'on ne les suivait pas, Hiarrandl et son garde du corps purent pénétrer le campement. Des yeux se posèrent alors sur eux, à la fois mauvais et surpris.

Des feux brûlaient, des mains frigorifiées se réchauffaient auprès des flammes. Au parfum du fourrage, s'ajoutaient des senteurs de sueur et de viande grillée, mêlées au fraîchin qu'exhalait le bord de mer.

Des milliers d'hommes s'affairaient, des lances sous les bras, des arcs et des carquois attachés dans le dos. Les uns, coiffés de toques de fourrure, portaient de simples tuniques sur des pantalons de laines ; les autres étaient équipés de lourdes armures de métal, de casques de fer avec nasaux et lunettes. Ces guerriers pleins de zèle avaient monté ce camp si vite : combien de temps leur faudrait-il pour balayer leurs ennemis et les rejeter aux portes d'Asgard ? Enfin, autour de cages gigantesques recouvertes d'immenses pièces de tissus, de singuliers personnages armés de vouges et de fouets hurlaient des ordres en une langue inconnue.

Sous sa tente, Hogni demanda à ses hôtes de se défaire de leurs armes. Contraint et forcé, Hiarrandl dégaina doucement Somi, son épée, puis la remit entre les mains d'un gaillard aux cheveux crasseux. Un second et patibulaire larbin s'avança pour se saisir de Bloddrekk ; on le mit en garde :

« Ne la prends par la poignée. Elle t'arracherait la main. »

La tension, sous ces quatre murs de feutre, était telle que l'on pouvait presque la voir suinter de l'étal de bois sur lequel s'amassaient parchemins et cartes des environs. Un silence, pesant, contrastait avec le brouhaha du dehors.

Hogni paraissait plus jeune et plus vigoureux que son adversaire. Son visage hargneux ne présentait nulle noblesse ni la moindre trace d'esprit. Son crâne était plat, garni d'une épaisse chevelure châtain qu'il avait peignée vers l'arrière, en une tresse qui courait du sommet de son crâne à la base de sa large nuque poilue. Ses paupières froncées allaient de paire avec une bouche tordue et grimaçante, figée en une moue de dégoût teintée de défi. Entouré de colosses si grands qu'ils en touchaient presque le plafond, il donnait l'impression de ne craindre rien ni personne.

Mais il y avait quelqu'un d'autre : dissimulée par la pénombre, une forme humanoïde attendait calmement, silencieuse, immobile. Elle attira immédiatement l'attention de Valgard. Le önd terrifiant et glacial qui s'en échappait ne pouvait raisonnablement pas appartenir à un être humain.

C'est cette force… La présence maléfique de l'autre jour, près de la forteresse. Je n'ai plus aucun doute, elle est liée à moi… D'une façon ou d'une autre, nous étions amenés à nous faire face.

De l'extérieur, un filet de lumière éclaira un bref instant la singulière silhouette. Le fils de la gardienne des morts n'aurait pu le jurer mais il crut voir une figure blanche se détacher des ténèbres, les traits tirés en un sourire carnassier, planté de dents longues et tranchantes. Il entraperçut également des mèches grises ainsi qu'une tunique de cuir habillée de métal. Ensuite, l'obscurité revint envelopper le surprenant personnage.

« Que me vaut ta visite, cher Hiarrandl ? lança Hogni, l'air mielleux. Car je dois bien te l'avouer, je n'en ai pas la moindre idée. Serait-ce la peur ? Ne me dis pas que tu es venu te rendre !

— Sache que tu n'es pas ici chez toi, lui répondit posément son royal interlocuteur. La plage que tu occupes est ma propriété. Il ne te suffira pas d'y débarquer et d'y planter quelques tentes pour la faire tienne. Si tu étais venu en ami, sans doute aurais-je consenti à lui donner ton nom. Toutefois, sache que, même si tu la piétines ou que tu l'embrases, cette terre ne sera jamais à toi.

Piqué dans son orgueil, le farouche seigneur tenta de conserver son calme.

— Tu as décidé de me tuer directement dans mes quartiers. Bêtise, folie ou courage ?

— Je ne suis pas venu t'affronter. Quel intérêt y trouverais-je ? Si je te tuais, quelle garantie aurais-je que tes soldats, pour te venger, n'attaqueraient pas Allgronngard ?

— Qu'est-ce qui t'amène, vermine, toi dont le fils s'est cru à la hauteur de ma descendance ? Sois bref, je n'ai pas de temps à perdre.

— C'est au nom de ta fille que je suis ici. Elle te fait dire qu'elle est heureuse aux côtés de l'homme qu'elle aime et te demande d'accepter la situation telle qu'elle est.

Des dents grincèrent.

— Misérable, tu oses parler pour Hild ? Pourquoi est-ce toi, vieillard décati, qui viens parler à sa place ? Tu la retiens prisonnière, n'est-ce pas ? Ou tu lui as jeté un sort !

— Rien de tout cela, tu as ma parole. Je n'ai aucune haine envers toi. C'est en frère que je te demande de baisser les armes.

— Se faufile-t-on dans la demeure d'un frère afin de lui voler son unique enfant ? Ton idiot de fils a cru pouvoir agir impunément et, aujourd'hui, tu trembles pour ta vie !

En guise de réponse, Hiarrandl tendit un anneau forgé dans l'argent le plus pur.

— C'est la bague de feu Leifa, ta femme. Hild l'a toujours conservé comme son plus précieux trésor, chose que je ne pourrais savoir si elle ne me l'avait confiée de bon cœur. Elle te le cède pour te prouver qu'elle aime Hedin, pour empêcher que le père qu'elle chérit également ne combatte son époux. »

C'était effectivement l'alliance de Leifa, offerte un soir de pleine lune, sous le regard bienveillant des chouettes. Depuis le décès de sa mère, Hild avait juré de ne pas s'en séparer. Et voilà qu'aujourd'hui, elle voulait briser sa promesse ? Désirait-elle à ce point rester auprès de ce vaurien qui l'avait si facilement charmée ? Hogni s'était persuadé que la chair de sa chair avait été ensorcelée ou enlevée de force ; un morceau de métal suffirait-il à le convaincre de son erreur ? Il ne savait plus que penser.

La voix de Grimnir, qui résonnait dans sa tête, vint le rassurer :

Ne te laisse pas abuser par cette ruse. Une sorcière a pu lire dans le cœur de ta fille. Ils ont pu lui couper le doigt pour en ôter l'anneau. Le recours à ces stratagèmes montre leur terreur face au danger que tu représentes. Ne tombe pas dans leur piège. Tue-les, puisque Odin a juré de t'apporter son soutien.

Les paroles du démon masqué balayèrent les hésitations du souverain. Les soldats de l'Aigle reprendraient Hild. Le fief de l’ennemi serait dévasté. Les pathétiques habitants paieraient de leur vie ou de leur liberté la folie de leurs chefs et, dans tout Midgard, on associerait le nom de Hogni à celui du plus illustre des dieux. Comment contester le bien-fondé d'une telle entreprise si le Très Grand Père lui-même avait choisi de l'appuyer ?

« Derrière tes airs séniles, tu as la langue d'un serpent ! vociféra Hogni, libérant Dainslef des joncs dorés fixés à sa taille. J'ai failli te croire, je l'avoue, mais je ne suis pas si bête : en t'aventurant jusqu'ici, tu as creusé ta propre tombe ! »

Comme la lame fondait sur Hiarrandl, deux mains entourées de bandes sales enserrèrent le taillant de l'arme en un signe de prière. Valgard était intervenu pour protéger son sage compagnon et, ainsi, honorer sa promesse.

« Tu dois être le iotun qui a vaincu Adalrik ! Qui d'autre pourrait se montrer capable d'arrêter Dainslef avec une telle aisance ? Soldats ! Tuez-le immédiatement ! »

La mine réjouie, le garde à qui Bloddrekk avait été confiée lança l'épée en l'air et s'en ressaisit par la poignée. Grave erreur. Les écailles noires entrèrent en contact avec sa peau et, ne reconnaissant pas le sang de leur maître, devinrent aussi tranchantes que des poignards. Elles pénétrèrent à l'intérieur de son bras et gonflèrent si bien que le membre entier ne tarda pas à éclater en une gerbe de liquide rouge. Un horrible hurlement de douleur s'échappa de la gorge du mutilé, qui s'effondra, mort.

Ses compagnons crièrent vengeance et fondirent sur Valgard. D'un geste, celui-ci rappela l'épée démoniaque. En une série de mouvements vifs et précis, il mit en pièces ses adversaires dont les lambeaux dégoulinants churent sur le sol en un bruit flasque.

Hogni n'en croyait pas ses yeux. Les semelles de ses bottes baignaient dans un mélange de boue et d'humeurs brunâtres : les restes de ses propres hommes.

« Tu es doué, je l'avoue, fit-il. Mais tu n'es pas le seul à savoir te battre ! Grimnir ! »

Le sombre individu entraperçu auparavant sortit tranquillement de l'ombre. De forte stature, il portait une broigne légère, une cape de plumes sombres ainsi qu'une ceinture d'or et de peau. Le reste de son corps était paré de torques, de bracelets et autres sinistres bijoux. Autour de son aura menaçante, les fils du Wyrd se rompaient. Les résidus de la Grande Toile retournaient au Néant.

Valgard n'avait jamais levé les yeux sur pareil ambassadeur de la mort. Lui qui venait pourtant du monde des ténèbres et s'était vu confier le titre de champion des damnés se sentait soudain surclassé, écrasé, perdu. La chose qui se dressait devant lui – il en était convaincu – pourrait le briser d'un simple regard. Pourtant, il allait falloir l'affronter.

« Occupe-toi de ce misérable, poursuivit Hogni. Moi, je vais libérer Hiarrandl du fardeau qui pèse sur ses lourdes épaules ! »

En quelques pas, le dénommé Grimnir fondit sur son adversaire. Treize ans après avoir rencontré Nidhogg et ses serpents, Vagard eut de nouveau peur pour sa vie.