Chapitre 11.1
Les chiens s'étaient tus. Les trombes d'eau tombées du ciel semblaient les larmes versées par les veuves et les orphelins, les amis et les vieillards, mémoire vivante du royaume. Les braves que l'on pleurait gisaient encore dans la grande plaine. Dans l'écrin de boue, leurs membres s'étaient faits de pierre, leur peau avait pris une couleur kaki. Leurs armes, malgré la couche de terre et de sang qui les recouvrait, brillaient sous la lueur apaisante de la lune. Les flamboyantes étoiles avaient déserté cette morne nuit de deuil ; le vent qui soufflait de l'est fouettait les feuilles des grands arbres centenaires ; les esprits de la Nature, qu'ils soient sylvestres ou montagnards, fredonnaient à voix basse des airs mélancoliques. Allgrongard se lamentait.
Depuis la fenêtre, Elma observait le lointain champ de bataille. Les corps des vaincus lui paraissaient minuscules. Cela faisait des heures qu'elle cherchait la silhouette de son frère. À cette distance, malheureusement, il était impossible de faire la moindre distinction entre un hiadning et un soldat de l'Aigle. Ces cadavres étaient tous semblables.
« Il est tard. Tu devrais te reposer. »
Surprise, la princesse tourna la tête. Dans les ténèbres vespérales de ce crépuscule sinistre, les contours de Valgard s'offraient difficilement au regard, comme si le guerrier se refusait à révéler sa véritable identité.
« Tu avais disparu. Où étais-tu passé ? demanda la princesse.
— Je me suis assuré que les habitants ne manquaient de rien. J'ai caressé la tête des enfants, posé mes mains sur les épaules des femmes, dit que les pères et les maris s'étaient noblement battus. Ils avaient besoin de l'entendre. Ces gens prostrés m'évoquent des coquilles vides.
Le visage du demi-dieu était figé en une expression d'indifférence glaciale qui incitait à la méfiance. Néanmoins, derrière ce masque d'impassibilité se décelait un cœur débordant de compassion.
— Tu m'as menti, lui lança Elma. Sur toi, ton passé, tes origines.
— Ne confonds pas le mensonge et le silence, répliqua-t-il, calmement.
— Le monstre qui a enlevé Gitz a parlé de Helheim, d'armes légendaires, de sang mêlé. Je suis certaine que tu n'es pas qu'un simple voyageur rompu au maniement de l'épée. »
Dans ce mélange d'ombres et de lumière, la fille de Hiarrandl était plus belle que jamais. Une tendresse soudaine envahit Valgard, qui souhaita étreindre Elma jusqu'à n'avoir plus de secrets pour elle. Seulement, l'amour qu'il éprouvait – s'il s'agissait bien de cela – n'allait pas sans culpabilité, comme les âmes des damnés en lui n'étaient toujours pas apaisées. Il se contenta de s'asseoir sur le banc qui faisait face à son amie.
« Je ne suis pas humain, commença-t-il. Ton père s'en doutait. Gitz le savait. Ma mère n'est autre que Hel, inutile que je te la présente. Mon père – Dag, un dieu – est mort avant ma naissance. J'ai été élevé à Helheim. J'avais six ans, le serpent Nidhogg a ordonné que l'on me jette dans Hvergelmir, la source originelle. Au contact des spectres maudits par les Ases, je me suis vu confier une mission : rendre les morts au Néant. »
Il marqua une pause avant de reprendre, la voix ferme :
« Grâce à Nidhogg, étrangement, une épée crainte des dieux a été reforgée. J'en suis devenu le nouveau propriétaire. Elle s'appelle Bloddrekk et tu l'as vue à l'œuvre. L'homme à qui nous avons parlé tout à l'heure possède Hungrad, l'une des trois sœurs de cette lame. Il semblerait qu'il soit possible à ce monstre masqué de se nourrir des âmes de ses victimes et, en voulant absorber celle de Gitz, il a appris ce que le nixe savait à mon propos. Je ne sais ni qui il est, ni ce qu'il veut. Mais une chose est sûre, : il était présent aux côtés de Hogni quand celui-ci a tué ton père. »
Elma n'eut aucun mal à le croire. Outre le fait que ses mots ne sonnaient pas faux, ils expliquaient bien des choses.
« Par ton père, tu es un descendant de Buri. Par ta mère, tu es issu de la grande famille des iotnar, fils d'Ymir. Voilà pourquoi tu es si fort et si rapide. Voilà pourquoi quatre trolls de pierre et une sorcière ne sont rien face à ton épée. Je comprends. Et, en réalité, j'ai l'impression de l'avoir toujours su. »
Valgard se leva. Il effleura doucement le médaillon qui pendait à son cou. Sur la surface noire et rugueuse, d'évanescents lambeaux de lumière bleutée conféraient presque vie à la gravure ailée. De ce pendentif, paradoxalement, émanait un caractère à la fois sacré et impi.
« Quelle est l'histoire de ce bijou ? osa demander Elma.
Les doigts du iotun passèrent sur le pourtour orné de serpents.
— C'est un cadeau de ma mère, un symbole de l'amour qui nous lie. Je suis censé le lui rendre, lors de mon retour à Helheim. En acceptant ce gage, j'ai fait le serment de lui revenir sain et sauf. »
Une brise se leva, qui fit frémir les forêts de bouleaux. Le hululement d'une chouette retentit. Malgré la pénombre de la pièce, les yeux des jeunes gens brasillaient autant que des perles dorées.
« Nous ne pouvons laisser Hild et Gitz aux mains de ces... dieux, murmura Elma sur la couche où elle s'était étendue.
— N'aie crainte, la rassura Valgard depuis l'embrasure de la porte. Je trouverai le chemin d'Asgard.
Elma bailla. La fatigue la saisissait enfin mais elle ne voulait pas laisser Valgard partir.
— Ne t'en vas pas ! Je t'en prie, veille sur mon sommeil pour cette nuit… Je ne veux plus qu'on m'abandonne. »
Sans un bruit, le fils de Hel accepta d'un simple mouvement du menton et reprit sa place sur le banc de chêne. La fille de Hiarrandl ne tarda pas à sombrer dans l'inconscience. Un sourire las illuminait faiblement son visage, un souffle profond et régulier trahissait son passage dans l'antre nébuleuse du sommeil. Assuré qu'elle dormait paisiblement, Valgard se souvint des paroles de son ennemi. Ses yeux errèrent sur la plaine.
"Crois-tu que le cauchemar soit fini ? La bataille des hiadningar ne fait que commencer !"
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