Chapitre 13.4
De justesse, Valgard évita le coup de patte du premier félin. Les effets latents du poison, toutefois, lui masquèrent l'assaut du second. Les griffes rétractiles qui s'enfoncèrent dans la chair nue, sous les omoplates, arrachèrent des lambeaux de peau, goulûment dévorés. Les bêtes donnaient l'impression de vouloir prolonger la torture.
Le corps du champion se figea en un spasme au moment où les entrées s'ouvrirent de nouveau, laissant pénétrer dans la pièce un troisième spécimen. Celui-ci avait un pelage safran et de grands yeux verts amande. Les poils de sa queue se gonflèrent, un feulement jaillit de sa gueule béante et son dos s'arrondit en signe d'hostilité. Sans doute était-il le meneur du trio. De concert, les chats ailés bondirent ; leurs pattes velues ne rencontrèrent que le vide. Agacés, ils cherchèrent leur adversaire du regard et le retrouvèrent derrière l'une des statues à l'effigie de Freyia. Ils l'y auraient volontiers rejoint si la sculpture de pierre n'avait basculé au centre de la salle pour s'écraser sur l'un des trois animaux en un tonitruant fracas.
« Voilà qu'il y en a un de battu, déclara Hnoss, déçue. Dis, maman, tu crois que le prisonnier va survivre ? »
Dans un demi sourire, la Vane rassura son alias miniature. Cependant, à bien y regarder, les yeux d’ambres de cet inconnu lui semblaient familiers. Où donc les avait-elle déjà vus ?
Dans l'arène improvisée, le supplicié devait toujours faire face aux deux fauves restants. Malheureusement, sa vision se brouillait. Il était d'ailleurs si épuisé qu'il ne vit pas arriver le chat blanc qui lui planta ses griffes dans les épaules. Des flots de sang s'écoulèrent sur le tapis de pierre. Et, sous le poids de l'animal, Valgard dût plier un genou au sol. Comme si des crochets lui arrachaient le cuir, il pouvait sentir les fibres de ses muscles être tirés vers le sol. La douleur était atroce. Elle donnait envie de pleurer.
Mais il fallait qu'il résiste, qu'il redevienne le petit garçon courageux qui avait défié les soldats de Nidhogg malgré sa peur et son jeune âge ! Il puiserait dans le passé la volonté suffisante pour accomplir un prodige ! Un retour aux sources salvateur, car - bénédiction ! - Loeding commençait à rompre. Ce n'était pas la force brute qui permettait d'en venir à bout mais une inextinguible envie de vivre. Le lien céda. Cependant, Valgard était à peine libéré qu’il fut violemment projeté sur le côté. Un nouveau coup de patte venait de lui fracturer une côte.
« Il est temps de lui rendre son épée, dit Grimnir à Freyia.
La fille de Niord, inquiète, semblait réticente. Un pressentiment la poussait à croire qu'elle pourrait regretter ce geste.
— Qui sait ce qu'il sera capable de faire si nous lui rendons sa lame…
— Ne laisse pas l'inquiétude te gâcher le spectacle. Regarde-le. Il est plus mort que vif. Même avec son épée, il ne pourra pas s'en sortir, je t'en donne ma parole. Pense à ce que nous lui avons réservé. Il aura beau brandir une arme, il ne pourra pas s'en servir lorsqu'il saura à qui il fait face, en vérité. »
Puisque Grimnir était un expert dans l'art du meurtre et du sévice, Freyia décida de l'écouter. Grâce à son seid, elle fit se matérialiser un petit autel de bois derrière le mur invisible qu'elle avait dressé. Bloddrekk reposait sur le piédestal, immobile.
Sans attendre, le chef-d'œuvre des Réprouvés rejoignit la main de son maître. Le chat blanc signa son arrêt de mort en ne prenant pas la fuite aussitôt. Bien que gonflé d'orgueil, il n'était plus de taille : la lame maléfique s’abattit et ses organes retombèrent en un bruit flasque contre les dalles de marbre poli. Le sang, sur le sol, empêchait les pieds d'y adhérer. Des tripes flottaient à la surface de cette petite mare d'ichor fumant. L'odeur qui s'en dégageait, mélange de viande pourrie et de matière fécale, donnait la nausée.
Le dernier fauve rugit et rabattit ses oreilles sur son crâne. Plein de morgue, il refusait de courber l'échine. Il grondait et rauquait, lacérait le vide de ses griffes recourbées. Pour ne pas subir le même sort que feu ses deux comparses, il paraissait réfléchir à une stratégie. Sa queue battit ses flancs, après quoi il bondit contre le mur le plus proche. Là, il prit appui et se projeta sur sa proie. Cuisant échec : il ne réussit qu'à s'empaler l'épaule gauche sur la pointe effilée de Bloddrekk. Des mains applaudirent tandis que l'animal parvenait avec peine à reprendre ses distances.
« Magnifique ! se réjouit Grimnir. Tu étais à la merci de ces choses, les poignets liés par une corde de légende et, à présent, tu tiens la vie de cette pauvre bête entre tes mains ! Malheureusement, c'est ici que ton parcours s'achève. Ce monstre va avoir raison de toi !
Valgard se tourna vers le démon masqué.
— Dans une seconde, il appartiendra au passé, lança-t-il sèchement.
— Allons, je te sais excellent combattant mais es-tu véritablement un assassin ? Tu peux certes éliminer un ennemi pour qui tu ne ressens rien mais es-tu capable de t'en prendre aux gens qui te sont les plus chers ?
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire…
— C'est pourtant simple ! Regarde cet animal droit dans les yeux et ose dire qu'il ne te rappelle personne ! »
Le fils de Hel fut traversé d'un doute affreux. Il n'avait pas de nouvelles d'Elma depuis qu'elle était partie à la recherche d'un antidote…
« C'est le pouvoir de la divine Freyia, révéla Grimnir, confirmant les pires craintes du héros. Pour la reine des ensorceleuses, l'art délicat de la métamorphose n'a rien d'un exercice impossible ! »
La réalité était trop dure à accepter. Qu'étaient donc ces fous en puissance qui s'amusaient à dresser des amis les uns contre les autres ? Quel plaisir pouvaient-ils y prendre ? Était-ce à ces dieux vicieux et détestables que la garde des mondes avait été confiée ? Combien de temps encore leur règne hégémonique gangrènerait-il le multivers ?
La bête blessée cracha un pitoyable miaulement. Se souvenait-elle de la femme qu'elle avait été ? Savait-elle que la fureur qui abreuvait ses membres n'était qu'artificielle ? Restait-il seulement une trace de la fille de Hiarrandl à l'intérieur de ce fauve puant ? Valgard la regardait avec pitié. Il voulait trouver une solution, un moyen de lui rendre sa forme originelle. Il se rappela alors du Collier de quiétude, de la façon dont il l'avait arraché du cou de la rouquine.
Tous les sorts reposent sur un système de lien, avait-il expliqué à Gitz. Pour être efficace, le sortilège doit demeurer lié à son maître.
Sa décision était prise. La mythique tueuse de dieux allait pouvoir accomplir son office. Le champion exécuta un demi-tour sur son axe, visa Vanadis puis jeta son arme sur le mur invisible qui le séparait de la matronne des lieux. Telle une flèche, Bloddrekk fendit l'espace et traversa l'infranchissable cloison qui éclata comme du verre. Sa pointe se planta dans le collier des Brisingar en une gerbe d'éblouissantes étincelles.
Le sternum transpercé, Freyia ouvrit la bouche dans un cri de terreur engourdi, mort-né. Ses pupilles bleues se couvrirent d'un voile de cataracte, son menton vint taper contre ses clavicules ; elle était morte. Hnoss resta coite, choquée. Son esprit en pleine confusion se trouvait au bord d'un abîme sans fond. Des larmes qui, pour une fois, n'étaient pas de crocodile, lui montèrent aux yeux.
À terre, Elma avait recouvré forme humaine. Elle baignait, inconsciente et nue, dans la répugnante flaque de liquide brun. Une vilaine plaie lui tailladait l'épaule. Il fallait la soigner au plus vite.
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