Le lendemain, au crépuscule, j’enfilai mon squelette, Sakineh pressée dans sa bonbonne entre mes deux colonnes, mes deux cages de vertèbres, là où le poids de l’eau m’irritait la peau et me broyait les os : un fardeau qui déjà m’avait donné le courage de triompher du Désert et qui, désormais, devait m’exalter à occire les sangsibles.

Je m’embusquai derrière les merlons avec les autres, fiers et souples dans leurs armures calcaires. Dès que l’astre du jour déclina sur le désert, nous perçûmes les remous visqueux du troupeau en approche. Alors, nous nous levâmes en rang sur le rempart. Quelques novices pressés montèrent sur la muraille pour garnir nos carquois de pointes affûtées. Les ordres étaient stricts, chacun les respectait. Les gardiens placés à l’avant-poste, vers l’aval, pilonnaient les premiers, puis chacun après eux dans le sens du courant. En première ligne, les tireurs expérimentés abattirent du premier coups cinq ou six sangsibles. La sixième seulement fila dans le lit d’eau sous mes yeux.

Sur la rive en contrebas où déjà les dépeceurs se pressaient, Ourson hocha la tête à mon attention, en signe d’encouragement. Aussitôt, je bondis de la muraille à la poursuite de la sangsible en fuite. La visqueuse glissait avec adresse dans le limon du fleuve et, malgré mon élan, je me rendis vite compte que je ne pourrais la rattraper avant qu’elle atteignît la berge. Wendigo se précipitait en dessous, armée de deux sabres côteaux, quand bien même la sangsible n’aurait fait qu’une bouchée d’elle. C’est alors que la fiasque s’agita dans mon dos, comme Sakineh cognait contre les parois étanches. J’eus beau tenter de la calmer, elle redoublait de hargne et, au beau milieu de ma chute, la fille d’eau jaillit de mon dos en expulsant le capuchon.

Je hurlai son nom.

En moins d’une seconde, je fus dépossédée de ma raison d’être, saisie par l’inconsistance de mon existence, et mon cri alerta la sangsible qui tourna vers moi sa face flasque et difforme, le gosier prêt à me happer. Je n’en avais cure. En cet instant, Indolore souffrait d’un mal inaltérable et la fin la plus crue ne l’effrayait même pas — mais, cela encore, les chroniques l’ont tu. Pourtant, au moment même où je croyais m’éteindre avec tous mes espoirs, le fluide furieux de Sakineh retomba en cascade dans la bonbonne ouverte, me propulsant droit sur le cou étiré de la limace. Les mémomines tendues, mes jambes s’empalèrent sitôt dans son dos gélatineux, perçant quelque organe vital.

Sans égard pour les citoyens d’Ekö qui accouraient achever le gibier, je m’arrachai prestement à mon armure osseuse, saisis la fiasque et, la main plaquée par-dessus afin d’amoindrir l’évaporation, je courus vers l’aval où Licorne se pressait, lui aussi, de me rejoindre, le capuchon brandi.

Comme la veille, les carcasses furent tirées jusqu’aux extracteurs, moulinées en eau douce, à l’exception de celle que j’avais terrassée, que l’on traîna avec peine jusqu’à la place centrale. Là, elle fut désossée par tous les petits bras des locaux, sous l’impulsion des cris, sauvages et chatoyants, que Wendigo et sa garde poussaient depuis les murailles ; leurs glottes frémissantes roulaient des notes aiguës. On m’appelait aussi, on m’acclamait, mais je restai à l’écart avec Licorne dans la baraque d’Ourson, à gonfler les ballons où, inquiets, nous versâmes Sakineh. Ses organes bullaient, entiers, sous sa peau-caoutchouc et, sur l’instant, je laissai échapper un soupir soulagé. Pourtant, nous découvrîmes bien vite que l’évaporation, en à peine quelques secondes, lui avait coûté toute la belle chevelure qui jusqu’alors formait au-dessus de son crâne ce chignon revêche — ce qui je crois était comme sa marque de fabrique. Mon sourire s’affaissa.