3.16) Volodia
Les gens d’Ekö m’appelaient sans relâche et Ourson me tira presque de force de la maison pour aller les saluer. Je les remerciai solennellement, mais je ne croyais pas mériter cet éloge — ou peut-être n’en était-ce pas un ? Plutôt une sorte de tradition, d’initiation, comme s’il avait fallu que je participe à la chasse pour finalement devenir l’une des leurs. On me flanqua la serre sacrée dans la poigne et je craignis soudain qu’on me demande encore de me percer le ventre, toutefois ce n’était rien de tel. Debout sur l’estrade, je me laissai affublée d’une grande cape translucide, que je reconnus bientôt être la peau visqueuse de la sangsible à demi bue ; puis Wendigo me guida d’un geste révérencieux jusqu’à la dépouille dont les eaux, sous le soleil, commençaient à bouillir, et elle me désigna d’un regard coulissant son bel arquelance, tout de muscle et d’os. Alors je compris.
On me laissa choisir les muscles que je voulais et j’optai pour les plus flasques et les plus adipeux, tout couverts de boules de chair comme de petites verrues. « Prends plutôt ce tendon bien ferme ! », « Regarde, Indolore, comme ce petit ligament est beau ! », « Moi je sais c’qu’il te faut ! Du bon biceps, bien vigoureux ! » : tous voulaient me convaincre de changer d’avis — moi, je me demandais seulement d’où cette sangsible gluante possédait toutes ces choses, dans son énorme tube. Seule Wendigo osa le dire franchement :
— Cet arc est laid.
— Parce qu’il doit l’être, répondis-je. Je ne veux pas l’admirer. Je ne veux pas être fière d’abattre quoi que ce soit.
— Qu’est-ce que tu penses abattre avec une corde si mollassonne ?
— Seulement ce qui méritera que je la tende de toutes mes forces.
Je fus moins difficile pour les lances : je laissai les guerriers d’Ekö choisir les leurs avant de me servir ; évidemment, ils me gardèrent les plus pointues et les plus lisses. En fin de compte, si honnêtes que fussent toutes ces bonnes gens de la Cité des Moulins, ils n’adulaient pas moins les apparences que ces charognards de Néon.
La nuit venue, après m’être gavée comme les autres du fluide onctueux de la sangsible, malgré mon ventre lourd et le poids de la fatigue qui tassait mes paupières, j’emmenais Sakineh dans une cahute où ronronnait un compresseur thermique — celui-là condensait tout le jus des limaces dans des pochons taillés de leur membrane glaireuse — et j’étendis sur la machine la propre peau de loche que l’on m’avait offerte. J’en gonflai des ballons, comme je le faisais jadis pour la confiserie de la vieille Priss — quelques deux mois à peine avaient passé, mais le temps lointain où je pétrissais des cadavres en glucose était déjà jadis, au regard de tout ce que nous avions traversé. Ce caoutchouc-là n’était guère aussi robuste que celui de chair humaine mais, puisqu’il fallait bien s’en accommoder, j’y sculptais une belle fleur pour ma compagne aqueuse, en souvenir de nos nuits dans l’arrière-boutique. Je croyais la consoler de son chignon évaporé, mais je sais désormais que c’était moi, surtout, que je tentais par-là d’apaiser.
Nous n’étions pourtant pas au bout de nos peines.
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