3.17) Volodia
Dès le lendemain, l’Altruisme nous gratifia d’une troisième et ultime vague, de quoi abreuver grassement Ekö pendant des semaines, de quoi aussi menacer sur l’instant la vie de la cité tout entière. La créature vint sans escorte, une vague à elle seule. Son corps ondulant déferlait sur le fleuve, telle une terrible image entrevue autrefois dans les grimoires de Mireille : tsunami.
La visqueuse titanesque dépassant la muraille d’au moins trois échasses, ni les merlons surélevés, ni nos longues mémomines ne nous donnaient l’avantage. Les arquelances eurent beau tirer incessamment des piques affûtées, des pieux enflammés ou des pointes toxiques, chaque hallebarde se noyait dans l’épaisse membrane aqueuse sans transpercer le moindre organe, sans infliger aucune douleur. Perchée au sommet du plus haut moulin avec le doyen des gardiens, je vis l’avant de la garde avalée par le derme flasque, aspirée dans les eaux de l’énormité, dissoute par ses muqueuses. À l’arrière, Wendigo poussait les siens au repli, redoublait de souplesse pour éviter la marée montante de l’increvable sangsible. Auprès de moi, Ourson maintenait le regard rivé sur la bataille. Son silence m’accusait : « Regarde, Indolore, ce que tu as provoqué. »
J’avais provoqué l’Altruisme ; je devais désormais subir ses faveurs.
À dire vrai, le sort d’Ekö m’importait moins que la survie de Sakineh — mes craintes accrues depuis la veille, depuis que je la savais prête à tout pour garantir ma victoire. Je savais aussi que, d’une manière ou d’une autre, la bonbonne hermétique lui laissait entrevoir — entresentir, peut-être ? — quelque chose du monde, ou de ma condition ; une sorte de communication demeurait possible, malgré le métal et les sels isolants.Sa volonté hors de mon contrôle, je ne pouvais qu’assurer son intégrité.
— Tu vas me propulser, comme hier, murmurai-je dans l’espoir qu’elle pût m’entendre. Mais cette fois, sans me faire faux bond…
Alors, pour donner corps et sens à ces impératifs, je me déculottai.
Sur-le-champ, comme ça. Sur le champ de bataille où tout périclitait sous la menace sangsible, où les soldats tombaient, coulaient, sombraient et notre forteresse s’érodait sous la marée gélatineuse ; moi je montrai mes fesses.
Il faut se figurer qu’alors je portais l’armure d’os de la garde d’Ekö, mais aussi le scaphandre affriolant de Shahin Perceciel : les jambes glissées dans les longues mémomines, j’avais revêtu par-dessus la robe rêche mon gilet thoracique dont les côtes plissaient les innombrables froufrous, les larges épaulettes et les manches ballons recouvrant en haut des bras les mousquetaires radihumerus, l’éternel jabot ridiculement pendu à mon pauvre cou et, pour couronner le tout, la tête coiffée de mon casquencrâne pailleté.
Comme on se l’imagine, je n’avais pas fière allure — plutôt l’air d’un pantin mal rafistolé — mais surtout, ce n’était pas chose aisée que d’ôter ma culotte. Je dus me contorsionner à m’en plier en deux, empêchée par ma cage d’os de me tendre à l’aigu, plus loin que l’angle droit. Puis, en pivotant un peu, je sentis la couture de la robe cartonnée se fendre tout le long du flanc. Des siècles sous les sables n’avaient eu raison d’elle. Mon piètre strip-tease, oui. J’écartai les échasses et battis les jupons pour agripper mon dessous par le fond et aussitôt l’arracher. Toujours pliée comme un boomrang, j’avançai sous mes cuisses la fiasque agitée et, enfin, dévissai le couvercle.
Digne de son statut d’instruite, Sakineh comprit instantanément ce que j’avais en tête. À l’instant même où je soulevai le couvercle, elle jaillit en moi, toutes ses gouttes condensées en un puissant canon dont l’impitoyable jet m’écorcha les muqueuses — et je me figurais tout mon sang utérin, mêlé à ses eaux pures. La pire des hérésies.
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