3.18) Volodia
À peine eus-je le temps de saisir mon arquelance. Par sa force incroyable, je fus projetée du haut du moulin, en oblique, vers le titan glutineux qui, déjà, fuitait à travers les remparts et pleuvait sur la cité. Je n’eus pas à tirer : juste bander la corde à m’en chauffer les doigts, six côtes fléchies le long, comme un demi-soleil. Malgré leur taille impressionnante, les os des sangsibles ne pesaient presque rien — six gros cure-dents dans ma main écartelée.
Il me fallut fermer les yeux pour ne pas renoncer et ainsi mettre en péril tous nos efforts, à Sakineh et moi, car, approchant du monstre, l’on distinguait dans ses chairs translucides les carcasses en lutte de nos camarades. Autant de mains, d’yeux et de mâchoires tendues qui nous suppliaient de ne pas les transpercer, alors même que les corps qui les avaient portés achevaient de fondre dans la gelée meurtrière.
Mes armes étaient mon bouclier, quand j’écartai de leurs pointes aiguisées les eaux denses de la sangsible, la traversant à l’arrachée, tous les muscles de mon bassin contractés pour protéger Sakineh des revenants lympathiques qui, en désespoir de cause, tentaient impunément de se réfugier en moi, quitte à causer ma chute et le déclin d’Ekö. À l’exception de l’entrejambe et du visage — tout juste paré du casquencrâne car, à dire vrai, il n’y avait plus sur ma face déglinguée la moindre apparence à préserver, et je me fichais bien de m’enlaidir encore — le scaphandre volé me protégeait des rares flux que laissait passer l’arquelance. Si je m’avérais capable de sauver la cité des moulins, le squelette dénudé de Shahin Perceciel m’en tiendrait peut-être moins rigueur. Enfin, l’espérais-je.
La face engluée dans la gelée stagnante, je visai ce qui me parut être un organe palpitant. Un cœur rose et gras, comme le ciel blafard de Néon au point du jour. J’y enfonçai l’arquelance la plus haute, qui aussitôt s’y coinça. Mon corps propulsé continuait sa course, mon bras malheureux s’accrocher à mon arme, Sakineh m’emportait comme un moteur-à-eau et le torrent flasque aussi. Contrainte de lâcher mon arme, je fermai les yeux pour éviter qu’ils se dissoudent. Peu importait ma face, peu importait ma peau, mais j’avais besoin d’y voir encore quelque temps. Le corps d’eau meurtri s’écroulait sur moi. Mes mains ballotées attrapèrent tant bien que mal la couronne d’épées ornant mon casquencrâne et je l’agitai devant moi à la façon d’un tambourin. Comme je bataillais à l’aveugle, en apnée, Sakineh rebondit dans mon bas-ventre, m’arracha un glapissement qui manqua de me coûter la langue, me projetant contre la membrane glissante de la géante des vases. Je secouai mes coutelets ridicules, écorchai sa gorge, une taillade après l’autre, jusqu’à ce qu’un minuscule trou la pourfendît. Au bord de l’évanouissement, je l’écartai aussitôt d’un grossier doigté, j’accolai ma bouche à l’orifice qui, je le croyais, me laisserait respirer. Mais déjà l’eau du corps fuitait par-dessus mes lèvres, me privant d’oxygène.
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