THROUGH THE LOOKING GLASS

9 minutes de lecture

Paddington flat

Assise sur le canapé, ordinateur portable posé sur la table basse, Law consulte internet. Elle tente de recueillir un maximum d'informations concernant la famille de sa cliente. Felicia s’assoie à ses côtés et lui tend un mug de thé.

— Merci, ma belle.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

— Des renseignements sur les Montgomery. Figure-toi que cette chose qui te sert de miroir appartenait à ces gens. Et notre cliente veut s'en emparer.

— Qu'elle le reprenne, je m'en fous. Toutes ces breloques appartenaient à mon père. Celui-là même qui m'a reniée. C'est ma tante qui s'est arrangée pour que j'en hérite. Vraiment, je m'en fous.

Beaumont-Montgomery... pas certaine de vouloir dire à ma féline vahiné qu'elle aurait peut-être un lien de parenté avec cette femme...

À ce moment-là, un verre posé sur le meuble enfilade bascule dans le vide pour éclater en mille morceaux. Les deux colocataires se regardent, dubitatives.

— Tu ne m'avais pas dit que tu avais un don de télékinésie, lance Felicia, d'un air moqueur.

— Ah non. Je pense plutôt que l'habitant du miroir ne veut pas que tu te débarrasses de lui. Il t'aime bien, on dirait. T'es obligée de garder ce foutu machin sur le mur !

La coloc regarde Law, flattée, puis tourne la tête vers la lucarne réfléchissante :

— D'accord, je te garde, mais arrête de jeter des verres par terre. J'en ai assez de me taper le ménage ! Je parle à un miroir, tout va bien.

— Tu n'es pas cinglée. Je pense être bien plus atteinte que toi. Le loufoque, j'en ai fait mon job.

— Sois sûre, ma chérie, que tu es la personne la plus normale que je connaisse en ce monde ! Je dirais même que ta profession tombe sous le sens. Si tu savais ce que je me coltine à Ste Mary's, finalement un quidam dans un miroir, c'est banal.

*

Paddington flat - Night

En entendant un bruit, Mortensen se réveille en sursaut, se redresse dans son lit, puis écoute attentivement. Rien. Le silence. Intriguée, elle va dans le salon et chuchote :

— Feli ? C'est toi qui fais tout ce boucan ?

Comme toujours, son amie dort à poings fermés. Personne dans l'appartement, à part les deux colocataires. Law ressent pourtant une troisième présence. Soudain, elle aperçoit quelqu'un dans le miroir, se retourne, scrute la pièce : néant. Elle se fige face à l’objet.

— Il y a vraiment quelqu'un de l'autre côté de cette chose ?! La vache, c'est quoi ce truc ?

L'ex-flic a toujours été d’une nature incrédule. C'est sans doute pour cela qu'elle est douée dans ce métier. Si enquêter sur des phénomènes étranges peut être vraiment considéré comme un métier. Pour elle, la règle est simple : cause égale conséquence. L'étrange n'est qu'une illusion, un enrobage. Tout s'explique. Mais à cet instant, la jeune femme se sent peu fière. Son foyer commence à prendre de faux airs de La Chambre 1408. À tout moment, elle appréhende de voir Samuel L. Jackson apparaître à côté de son reflet, whisky à la main et sourire narquois. Peu rassurant. C'est difficile de ne pas basculer dans le délire, lorsque l'on côtoie constamment l'irrationnel.

Bon, à dire vrai, je m'en sors bien, malgré quelques courts épisodes d'égarement.

*

Bethlem Royal Hospital

Law n'a jamais aimé ce genre d'endroit et ce Royal Hospital la faisait doucement rire.

Royal, pour une place comme Bethlam, c'est du foutage de gueule ! Mais, oui, je sais, tout appartient à la reine d’Angleterre ! Même la folie, tiens... beaucoup cachent leur pathologie, de peur d'être enfermés dans cet asile de la mort.

Ce monde où des fous enchaînent d'autres fous. La jeune femme se rend bien compte qu'elle représente l'une des facettes de cet univers insensé, enquêtant dans cette bulle étrange, dégénérée, incohérente. En ce jour de fin d'été pluvieux, Mortensen a rendez-vous avec un ancien collègue de Felicia, qui y travaille depuis peu. « Facile à corrompre, si on peut dire », lui avait précisé sa colocataire.

— Louise Montgomery était une véritable sociopathe, mais c'est la mère qui fut internée. Après la disparition de son mari et la mort de son beau-frère, Suzanne Montgomery avait sombré dans la démence. Elle se suicidait deux mois après son internement. Dieu seul sait ce que Louise lui avait fait subir...

Cette information, Law s'en doutait déjà, mais elle avait besoin d'une confirmation pour valider une de ses théories. Il manquait cependant un élément afin de tout relier, ce qui avait le don d'irriter considérablement l'ex-inspectrice. Maison, thé, dodo et demain j'y verrai plus clair, se dit-elle en sortant de cet endroit lugubre.

*

Louise monte les escaliers avec un plateau repas. Elle entre dans la chambre de sa mère, encore dans son lit à une heure si tardive de la matinée. La jeune fille pose l’accessoire sur la table de chevet, puis avance vers la fenêtre afin de tirer les rideaux.

— Il vous faut de la lumière, chère mère, dit-elle d'une voix mielleuse, dissimulant à peine l'ironie.

La brunette ressort de la chambre pour se rendre dans le jardin. Les graines qu'elle a plantées avec son oncle se sont transformées en superbes gerbes florales aux multiples couleurs. Louise les regarde un instant, puis se dirige vers un lopin de fleurs de pavot ayant perdu leurs pétales, s'arrête devant et sort de sa poche une petite boîte contenant des petits ciseaux ainsi qu'une lame de rasoir.

*

Paddington - 4 AM

Law ne dort pas. Elle guette, assise sur le sofa comme un chat attendant la souris cachée dans son trou. Le miroir qui était accroché à la verticale, sur la gauche du buffet enfilade, est maintenant accroché à l'horizontale, à hauteur du regard. Juste en face des étagères à livres au-dessus du canapé. Soudain, un ouvrage tombe à côté de la jeune femme. Elle se lève pour observer l’intérieur de l’objet infernal, qui semble la fixer à l'affût de la moindre de ses réactions.

— Je sais que tu es là, murmure-t-elle.

Aussitôt, Mortensen y voit apparaître une silhouette. L'enquêtrice se fige instantanément, appréhendant la suite des événements. L'ombre prend un roman sur l'étagère, puis le laisse tomber. La rousse se retourne et constate qu'il y a deux bouquins sur le sofa.

— Tant que tu ne me les jettes pas à la gueule...

Ce petit jeu dure depuis trois nuits, déjà. Mais l'ex-flic n'a pas encore trouvé le moyen de communiquer avec l'hôte de ce reflet d'un autre monde.

*

Hyde Park

Law et Ren prennent leur petit déjeuner à la terrasse du Serpentine Bar & Kitchen. Le soleil fait son timide, caché derrière de gros nuages duveteux. Cependant la température ambiante est douce et la brise fraîche donne un petit coup de fouet à la cervelle pétrie de multiples pensées qui se bousculent dans la tête de nos deux fouineuses :

— Y'a quelqu'un enfermé dans le miroir de Felicia.

— Le miroir de Madame Montgomery, tu veux dire.

— Il est à Felicia, en attendant. On ne va pas le donner de suite à notre cliente. Pour peu que madame Montgomery et Louise soient une seule et même personne...

— Louise ?

— Oui, je te raconterai, pour le moment je n'ai aucune certitude, lance Mortensen, l'air sombre.

— Quelle histoire... Mais on fait quoi avec le fantôme enfermé dedans. Si c'est réel, je n'ose imaginer l'enfer de vivre bloqué comme ça ! Et depuis combien de temps ?...

— Près de huit décennies. On va se ridiculiser, si on va à la police avec cette théorie ! Il faut régler ça soi-même.

— Oui ! Nous devons sortir cette personne de sa prison de verre !

Law regarde Ren, puis acquiesce en prenant une gorgée de thé refroidi par le vent. Pour ce qui est du comment, la question reste ouverte. La brise fraîche du début d'automne caresse leur peau. Assises à la terrasse de l'établissement au style contemporain planté sur les rives du Serpentine, les deux jeunes femmes s'enfoncent dans leurs pensées, le nez dans leur tasse, sans prêter attention à la beauté environnante. Il est surprenant de constater que, dans une ville aussi tentaculaire et hyperactive que Londres, subsiste encore un fragment de verdure empreint de quiétude.

*

Louise, debout près du bureau de son oncle, observe le miroir sur le mur d'en face. L'homme s'y reflète. Il se relève, lançant un regard horrifié en direction de sa nièce. La jeune fille sourit en caressant de son pouce un objet qu’elle porte autour du cou : un hibou entourant un crâne de ses ailes.

*

Paddington - 3 AM

Endormie sur le canapé, Mortensen se réveille en sursaut. Prise d'une révélation, elle se jette sur son ordinateur portable.

— Ah Puch !

Passionnée depuis l'enfance par les légendes et les contes amérindiens, l'ex-inspectrice est fière de sa trouvaille. La jeune femme saisit précipitamment son cellulaire pour appeler Ren, qui lui répond, somnolente :

— Mais t'es sérieuse...

— Le dieu des morts ! Chez les Mayas, représenté par un hibou ou une tête décharnée. Ça ne te rappelle rien ?

— À cette heure-ci, pas grand-chose...

— Madame Montgomery portait un pendentif de ce style : un hibou dont les ailes entouraient une tête de mort.

— Si tu le dis...

Mortensen raccroche brusquement. Sa collègue regarde son mobile, l'air de dire : « Elle est barge », avant de se recoucher. L'ex-flic entre en trombe dans la chambre de Felicia et fond sur elle pour la réveiller :

— Feli ! T'as des origines africaines, tu dois connaître un peu les machins vaudou ?...

La colocataire sort mollement sa tête de sous la couette. Tout aussi mollement elle se tourne vers l'enquêtrice en lui lançant sur un ton engourdi par le sommeil :

— C'est quoi ce cliché de merde ? Bon sang, Law, la moitié de ma famille...

La rousse lui coupe la parole :

— On s'en fout ça. T'as bien une grand-mère qui te racontait des histoires ?

— Ma grand-mère était blanche, elle me lisait Alice aux pays des merveilles... et l'autre là...

— De l'autre côté du miroir.

— C'est ça. Bon tu veux savoir quoi, que je puisse dormir ?

— Si une personne est enfermée dans un miroir, on fait comment pour l'en sortir ?

La coloc se relève lentement dans son lit, allume la lampe de chevet, puis se lance dans une longue tirade explicative en gesticulant tel un chef d'orchestre.

— Je ne sais pas pour le vaudou, mais en science-fiction on mettrait deux miroirs - même taille, même poids - l'un en face de l'autre et la personne devrait se matérialiser au centre... enfin, entre les deux, tu vois... basé sur le principe d'équivalence « Lavoisier », en gros pour deux masses à chaque extrémité d'une balance, afin de rééquilibrer il faudrait extirper la masse de trop, et la placer au centre, mais ça, c'est en théorie.

Ce que son amie venait d'énoncer n'aurait pas vraiment le moindre sens pour un néophyte, mais Law et le bizarre, c'était un mariage de longue durée. Pour ainsi dire, une seconde nature.

— C'est pas mal comme théorie. Merci !

L'ex-flic se rue hors de la chambre de son amie.

— À ton service M'dame. Vaudou. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre...

Felicia se recouche. Quand sa colocataire est dans cet état, inutile d'insister pour comprendre. Il faut répondre à ses questions le plus simplement possible et ne rien demander en retour. Surtout pas d'explications.

Même si en temps normal, elle déteste ça, pour réfléchir, Law a besoin de courir. Se vider la tête. Dans ce cas, rien de mieux qu'une bonne nuit fraîche aux rues vides et paisibles.

*

W. Agency - Victoria - 5 PM

Mortensen entre avec un miroir relativement semblable - pour ce qui est du poids et de la taille - à celui de Felicia, le pose contre le mur à côté de la table, court préparer du thé, puis s'installe dans le canapé de la pièce à côté du bureau - le salon où elle fait parfois la sieste après une nuit blanche - pour attendre l'heure du diable. Londres passe progressivement à la vie nocturne. L’enquêtrice se lève brusquement pour sortir de l'agence. Après quelques mètres parcourus dans une rue parallèle à son lieu de travail, elle entre dans un petit pub cosy, s'installe au fond, dans un chesterfield usé par le temps, puis commande une bière qu'elle ne boira pas. Le patron lui apporte le breuvage en personne et s'assoit à sa table, silencieux. Il la regarde dans les yeux. Law esquisse un sourire en coin. Ce petit rituel dure depuis quelques années déjà : cette bière, c'est pour leur ancien collègue, décédé en service. Neil a miraculeusement survécu, mais non sans séquelles. Aujourd'hui, il gère cet établissement acheté avec de l'argent mis de côté, sa pension d'invalidité, la tirelire des collègues et un petit crédit contracté au nom de sa femme. Cet homme est l'une des rares choses que l'ex-inspectrice n'a pas oubliée de son passé ombrageux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire D. S. PENRY ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0