ROUTINE
Il pleut à verse. L'eau martèle son rythme sur les tuiles du toit. Dans un long couloir blanc, une respiration haletante se fait entendre. Les plafonniers éclairent à peine, une saleté de plusieurs années s'étant accumulée sur le verre des lampes. Une jeune femme court, effrayée, comme si elle avait senti le souffle de la mort sur sa nuque. Quelque chose la poursuit. Apparaît soudain une silhouette vêtue de noir semblant flotter entre deux mondes. La chose pose un pied au sol, puis marche sur les traces de sa victime...
*
W. Agency - Victoria - 9 AM
Mortensen s'éveille en sursaut devant son ordinateur. Encore un cauchemar absurde ! Elle se frotte le visage puis se remet à taper le rapport de sa dernière enquête, qu'elle peaufine pour ses nouvelles de science-fiction slash « sciences surnaturelles » comme Law aime les surnommer. On raconte une histoire bizarre, une enquête tordue, on la place dans un futur lointain ou pas d'ailleurs, c'est plutôt vendeur. Buzzati avait son petit succès, pourquoi pas moi ? Ces nouvelles rapportent assez pour arrondir ses fins de mois, c'est un luxe non négligeable dans sa situation.
Parce qu'on est d'accord qu'enquêteur en bizarre rapporte des nèfles... la réputation ne suit pas non plus : on n'est pas pris au sérieux dans le métier. Déjà que privé, c'est mal vu, mais là on touche le fond. Pourquoi j'ai démissionné de la police, au fait ?
L'ex-flic sursaute encore. C'est Ren qui rentre d'une course.
— J’ai un client, il arrive tout à l'heure !
— Tout à l'heure ?
— Dans une heure.
— Bon... en attendant je peux continuer mon travail…
*
USA mess
Rien qu'un mois aux States, c'est déjà trop long.
J'enquêtais sur un cas de phénomènes bizarres, s’avérant particulièrement problématique. L’affaire impliquait le grand patron de WCB (Warren & Cleare Business). Certains cadres haut-placés étaient soupçonnés de solliciter les services de sorciers vaudou. Quand j'ai entendu Stacy Carlton, la cliente, me raconter son histoire, je reconnais que j'ai eu beaucoup de mal à me retenir de rire. J'ai dû, cependant, me coltiner l'affaire : j'étais à New York pour aider un ami. J’avoue que j'en ai eu pour mon arrogance. J'ai moins ri, lorsque je me suis retrouvée au milieu d'une affaire de pouvoir, d'argent sale, de magie noire... Et pas de la mystification de pacotille comme on nous la sert dans les films. J'ai vu des choses très étranges en Haïti, mais là, ça se passait au cœur du monde occidental, où la seule magie reconnue est la technologie, où la poupée vaudou est le Blackberry. Bref, je m'étais bien plantée et je commençais à regretter d'avoir accepté de dépanner Pete.
Peter Murphy, un ancien collègue du Yard : il vivait à Londres à l'époque où l'on s'est connu. Je travaillais encore dans la police en ce temps-là. J'avais été fraîchement transférée d’Édimbourg. Pete était le DCI de Brixton. Il avait perdu son équipier lors d'une sale affaire. L'accueil chaleureux type du flic mal dégrossi : il m'avait montré ses crocs pour me faire comprendre que je ne remplacerais jamais son ami. Tout ceci ne me rajeunissait pas. Pete s'était installé, depuis quelques années, comme privé aux USA. Quelle bêtise ! Mais il m'avait payé le billet d'avion, je n'allais pas dire non.
Revenons à cette pauvre Stacy Carlton. C'est tout de même le genre d'enquête merdique dont personne ne veut. Non seulement tu passes pour un cinglé si t'en parles, mais tu finis par le penser, limite le devenir. Les objets se brisaient sous mes yeux comme si j'étais poursuivie par un Djinn. Des personnes sans aucun antécédent suicidaire mettaient fin à leurs jours, sans raison. Histoire de se mettre dans l'ambiance : déjà du grand n'importe quoi au bout d'une semaine et demie à fureter dans ce merdier. C'était un jeudi. J'interrogeais Marc Holding, chargé de la comptabilité. Un homme sans problème, une vie tout ce qu'il y a de plus normale. Il me montrait le registre des comptes, quand soudain, sa tête a basculé sur le côté, ses yeux sont devenus vitreux. Il a posé calmement le carnet, boutonné sa veste, puis s'est retourné face à la vitre pour finalement la traverser comme une balle de quarante-cinq. Je n'en croyais pas mes yeux. J'ai même claqué mon élastique au poignet pour voir si je ne dormais pas.
Je ne picolais pas comme un trou à cette époque et ce morceau de caoutchouc me servait à virer mes pensées sinistres quand je tournais en rond dans ma tête.
La vitre était blindée ! J'ai donné un coup avec une chaise en métal sur celle d’à côté pour vérifier ma théorie : oui, la vitre était blindée ! Je suis vite partie en espérant passer inaperçue. Ils se servaient de la magie noire pour contrôler les gens. Les tuer lorsqu'ils dérangeaient. La situation était plutôt glauque. J'ai l'habitude du weird, mais dans ce cas, c'est l'humain qui m'écœurait. Tout ça pour du fric, du vulgaire papier ! Au Royaume-Uni, c'est sûr que du glauque on en bouffe tous les jours dans la police. Mais bon sang, on ne tue pas systématiquement pour du pognon ! Ce serait plutôt par manque de pognon. Bref, finalement, on est tous de gros cons, d'un bout à l'autre de cette pauvre planète. Le PDG de la société tirait les ficelles, mais je ne pouvais pas prouver qu'il était la source de cette horreur. Les cadavres s'accumulaient autour de lui telles les grenouilles des plaies d’Égypte et moi je pataugeais comme une débutante, noyée sous une montagne d'informations, toutes plus bidons les unes que les autres. Et toujours zéro témoin (tous achetés, sous camisole ou morts. Essentiellement morts). Non, le PDG n'était pas un grand black ! Aux États-Unis ce sont les blancs qui sont clients du vaudou : il sert bien le business. Je reconnais qu'entre le KKK, les psychopathes et la sorcellerie, je n'aurais aucune chance de finir au chômage dans ce pays ! Mais, non merci. Cette société est trop tordue ! C'est bien pour cela que je suis restée à Londres : les Britos sont tout de même plus sophistiqués.
Enfin, c'est ce qu'on veut bien faire croire aux restes du monde, à vrai dire.
Bon, là, je rendais service à Murphy. J'étais impliquée jusqu'au cou et ne pouvais pas le lâcher en plein merdier. Je me suis donc acharnée sur cette société WCB pour trouver des preuves contre son PDG et ses sbires. J'avais même réussi à trouver le sorcier qui travaillait pour eux. Cependant, je me suis bien ridiculisée au commissariat. Pete n'en pouvait plus lui non plus, sa cliente se faisait harceler. Des actes anodins, en apparence, mais cumulés, il y avait de quoi perdre l'esprit. Des coups de fil réguliers, en pleine nuit. Le saccage systématique des fleurs sur son balcon. Et non, aucun des voisins n'avait de chat ! Puis, franchement, je vois mal un chat bouger un pot de fleurs plein de terre. Pire encore ! Dans l'appartement, des objets étaient déplacés. Elle les remettait à leur place, ils bougeaient de nouveau. Comme si quelqu'un avait la clé de chez elle. Le concierge n'était au courant de rien ! Puis cette sensation d'être épiée en permanence. Étrange qu'ils ne s'en soient pas débarrassés de la même façon que des autres. Je compris plus tard qu'ils voulaient se servir d'elle comme tête de turc, pour leurs magouilles. La faire plonger par la suite. Que leur plan ait porté ses fruits ou pas, ils étaient couverts. Classique. Un peu ridicule tout de même. Une petite secrétaire de direction s'avérant être un grand cerveau criminel !
Quoique, j'ai déjà vu le scénar dans une série... Elementary ? Je ne sais plus... La meuf, une vraie psychopathe. Elle butait tous les gars pour lesquels elle bossait. En fait, c'était elle le cerveau du bizness... Bref, non. Carlton, est une victime. Fin de l'histoire. J'ai le pif pour les enfoirés et autres cinglés du genre. Je les attire comme un aimant industriel...
Donc, Stacy, le grand cerveau criminel ? À d'autres ! Mais dans ce pays, la thune, c'est Dieu sur Terre. Les flics ne vont pas se casser la cervelle pour démêler le vrai du faux. Ici, c'est « affaire bouclée, quota effectué, au suivant et surtout on ne dérange pas les puissants » ! On se croirait sous l'Empire, fin 1800. Quelle usine à cons ! Je me disperse. Bref, Il me fallait un témoin vivant et une preuve irréfutable, qui me permettraient de faire le lien dans ce foutu sac de nœuds. Il était absolument inutile d'espérer une quelconque collaboration de la part du sorcier. En désespoir de cause, je dus perquisitionner la WCB, sans mandat, bien sûr. « On endosse son costume de monte en l'air et c'est parti ! »
Comme Sherlock, j'aurais fait un bon criminel, qu'est ce qui m'a pris de choisir le côté des anges, c'est nul : ça paie que dalle et on s'en prend plein la gueule, parce qu'il faut forcément un coupable !
C'était la caverne d'Ali Baba ! L'espionnage industriel, c'est l'avenir ! Je me suis gavée ! J'ai trouvé pléthore d'informations croustillantes dans les dossiers de la WCB avec lesquelles je pouvais jongler pour faire plonger cette ordure de Warren et toute sa smala. Murphy avait un ami avocat, un vrai requin, absolument pas regardant sur les méthodes employées pour pêcher LE tuyau, qui ferait pencher la balance de son côté. Du coup on se foutait totalement de la façon dont je récupérais l'info. J'étais seule dans l'obscurité de ce bâtiment des enfers. Je n'étais pas rassurée, et cet ordinateur qui ramait pour transférer les données. Avec le papier, c'est plus simple : « clic photo » et c'est dans la poche. Je décidai de sortir par la passerelle qui donnait accès au building d'en face. Belle erreur. Dean Warren m'attendait dehors, avec la ferme intention de me supprimer. Le Big Boss de la WCB ! Je l'avais tellement poussé à bout qu'il était venu, en personne, pour me liquider. Je reconnais qu'à cet instant, j'étais à des lieues d'avoir peur, je me sentais très importante ! Puissante. Excitant !
— Vous cassez pas, j'ai deviné. Vous voulez me faire faire le saut de l'ange.
Je poussai l'ironie dans le ton de ma voix. Warren quant à lui, resta impassible.
— Exact.
— Et qui vous dit que je ne sais pas voler ?
— Vous sortez de mes bureaux…
— Ah ouais, elle est bonne celle là !
Je n'ai pu m'empêcher de pouffer de rire. Une fois calmée, je le regardai avec insistance, sourire en coin.
— Vous allez moins rire une fois en bas, me lança-t-il, froidement.
— Hm ! Non mais pardon ! Je n'arrive pas à rester sérieuse !
Je pris une grande bouffée d'air frais et à ce moment précis, j'eus une soudaine envie de l'embrasser. Drôle d'effet, quand on sait qu'on va mourir de la main de celui qui vous provoque cette pulsion. J'ai sorti mon paquet de cigarettes de la poche de ma veste.
Oui je me suis mise à fumer, le stress. Mais c'est un autre chapitre de ma vie, on y reviendra plus tard. Peut-être...
Je lui tendis le paquet, d'un mouvement de la tête, il refusa mon offre.
— On n'a pas pris le temps de se présenter. Vous avez deux minutes ?
Il resta stoïque, attendant la suite de mes réflexions. Je n'allumai pas encore ma cigarette, je ne savais pas pourquoi, j'attendais sans doute un signe.
— Cigarette du condamné. Ça se savoure. Impressionnant votre tour de passe-passe.
Il me dévisageait étrangement, je sentais bien qu'il voulait me tuer, cependant quelque chose le retenait, mais sûrement pas la peur de la chaise électrique Ou l’injection létale, je ne sais plus. Pour ma part, j'avais eu mon compte de galères, alors mourir maintenant ou mourir demain... Je m'approchai de lui pour lui chuchoter à l'oreille.
— Il me manque le Whisky. J'ai horreur de la cigarette sans Whisky.
Oui, je me suis mise à boire, mais pas encore comme un trou normand, la suite au prochain épisode...
Soudain, il décida d’entamer une véritable conversation :
— Vous voulez donc connaître le fond de l'intrigue... Pourquoi j'ai dû déchaîner les foudres sur autant d'innocents ? Vous devez vous douter que ce n'est pas qu'une question d'argent ?
Son parfum m'enivrait, je n'avais plus envie de parler. Il me provoquait du regard. Il m'attirait vraiment.
Le danger de mort m'excite toujours autant ! Et cette manie d’être attirée par les mauvais garçons ! Les très mauvais garçons.
— À vrai dire je m'en fous un peu du pourquoi. Et à quoi bon franchement, je le saurai bien assez tôt. Vous n'allez pas me tuer.
— Vous êtes bien sûre de vous.
— Vu votre position sociale, êtes-vous vraiment certain de vouloir tout détruire sur une impulsion ? Non. C’est irrationnel et ce n’est pas votre genre.
Je m’approchai de lui, encore, et lui susurrai :
— Vous êtes poussé par la curiosité, vilain garçon. Qu'est-ce qu'un sujet de la reine vient foutre en colonie ?
Cette phrase eut un effet pervers sur Warren : ce jeu de pouvoir prenait des dimensions de guerre des mondes, comme si nous jouions nos empires aux échecs. Mes lèvres frôlèrent sa joue, il sentit monter cette tension déstabilisante. Quelle sensation étrange.
Décidément je suis attirée par les « très » mauvais garçons.
*
Law frappe d'un coup sec la table, puis s'adresse à son ordinateur :
— Bon sang, t'as de la chance que j'ai besoin de toi, sinon tu passais, fissa, par la fenêtre !
La jeune femme sort un câble du tiroir de son bureau en marmonnant sur un ton fortement agacé :
— Une heure de charge ! Batterie de gonzesse !
Elle rallume son portable, puis retrouve son fichier, mais au préalable il lui semble judicieux de s'allumer une tige. Elle ouvre la fenêtre. Le bureau, situé au rez-de-chaussée, rehaussé de quelques marches, donne sur une petite cour carrée. Le sol est pavé de pierres blanches, entourant un petit lopin de terre, égayé de quelques pivoines roses. Law jette sa cigarette à peine entamée dans son cendrier improvisé : une boîte de conserve métallique, à moitié remplie d'eau et retourne à son exercice d'écriture.
*
Je reconnais que j'aurais bien continué après le baiser, mais il était vraiment temps de rentrer. J'ai posé ma main sur son torse, puis j'ai reculé lentement. Je me suis retournée, puis m'en suis allée tranquillement. Il aurait pu me suivre pour me balancer du haut de la passerelle. Il n'en fit rien. Je transmis les fichiers à Murphy, son enquête fut bouclée en quelques jours. Il allait sortir d'affaire Stacy Carlton, sa cliente. Dean Warren, s'en tirerait sans grands dommages, grâce à sa brochette d'avocats. Je suis rentrée à Londres avec le premier avion. Je n'attendis pas le procès. Il n'était pas question de rester une seconde de plus dans ce pays de dingues.
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