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Hwang Ae Yeon sortit de l'hôpital en soupirant. Sa visite médicale, qui consistait à aller voir un médecin tous les mois pour contrôler son état commençait à lui peser. Elle savait très bien que rien ne serait plus pareil après son accident, trois ans auparavant... La jeune femme leva les yeux et regarda le ciel gris. Il n’avait pas plu de la semaine, mais le temps semblait vouloir changer d’avis, les nuages regroupés le faisaient comprendre. Ae Yeon grimaça et avança jusqu'à la voiture qui l’attendait à quelques mètres. Le moteur allumé et les vitres teintées attiraient les regards, mais c’était chose courante devant un hôpital, alors la curiosité n’allait pas plus loin que des coups d’œil jetés. Elle s’approcha de la berline blanche et le conducteur sortit pour lui ouvrir la porte arrière, sous son air blasé. Elle n’avait pas le choix de lui obéir, mais refusait de s’installer derrière. D’une part ses jambes ne lui permettaient plus d’être trop repliées sur elles-mêmes et, d’autre part, Ae Yeon ressentait un blocage en voyant ne serait-ce qu’un véhicule. En baissant le regard, elle le contourna et ouvrit elle-même la portière avant. Se faire violence pour entrer dans un moyen de transport, quel qu’il soit, était devenu une habitude qu’elle aurait préféré ne jamais avoir. Elle s’installa et mit sa ceinture pendant que le chauffeur rejoignait son propre siège. Elle ferma les yeux et serra ses doigts les uns contre les autres, essayant d’oublier le sentiment de malaise qui l’oppressait quand il démarra et reléguant au second plan les fréquents regards que lui portait le conducteur.
— Je me demande ce que Monsieur Ahn vous a trouvé…
Ae Yeon sursauta et fixa l’homme qui regardait la route face à lui, comme s’il n’avait rien dit de choquant.
— Je vous demande pardon ?
Elle le vit se détourner une seconde pour la dévisager rapidement, avant d'hausser un sourcil et reprendre un contact visuel avec la route.
— En quoi êtes-vous qualifiée pour être garde du corps ? Vous allez à l’hôpital tous les mois, avez peur des voitures et semblez ignorer la hiérarchie…
— Vous connaissez bien mon dossier en tout cas…
Il haussa les épaules sans détourner le regard et sa langue claqua contre son palais.
— Et pour couronner le tout, votre ancienne mission qui consistait aussi à de la protection a échoué. Comprenez ma réticence à vous engager.
— Si vous me servez de chauffeur aujourd’hui, c’est que ce n’est pas vous qui êtes en charge de mon recrutement, donc potentiellement mon futur collègue.
— Je dois néanmoins admettre une certaine lucidité…
Elle esquissa un léger sourire en retenant un ricanement, pour ne pas le froisser, et son regard se reporta sur la route. La jeune femme se posait toutefois exactement les mêmes questions. Pourquoi elle, alors qu’il y avait de meilleurs éléments dans l’armée qui n’étaient pas déficients comme elle l’était ? Sans oublier les organismes spécialisés dans la protection… Pourquoi récupérer une infirme qui n’avait pas été sur le terrain depuis trois ans ? Elle soupira et posa sa tête contre la vitre en souhaitant que le trajet prenne rapidement fin, son anxiété refaisant surface lui nouant la gorge et l’estomac. Quelle garde du corps fantastique elle faisait.
— Mademoiselle Hwang ?
Elle ouvrit les yeux brusquement en se redressant. Après un rapide état des lieux, elle remarqua la voiture à l’arrêt et le chauffeur qui tenait sa portière ouverte.
— Nous sommes arrivés. Sortez.
Ae Yeon soupira de nouveau avant de descendre du véhicule. Ce crétin avait décidé d’être désagréable jusqu’au bout. Elle sentait qu’elle s’était endormie, mais la durée exacte de sa sieste lui échappait et ça l’étonnait. L’homme l’avait quand même laissé s’assoupir sans rien dire, ni la réveiller. La jeune femme releva la tête pour le remercier et ouvrit la bouche en grand. Après s’être assuré que les portes étaient bien verrouillées, son conducteur marcha d’un pas rapide vers l’immeuble que la jeune femme venait seulement de remarquer. Ae Yeon resta figée sur le dallage en pierre qui composait l’entrée extérieure du bâtiment d’une centaine d’étages, en regardant fixement les grandes lettres lumineuses, bien visibles sur la façade, qui annonçaient la fonction de l’édifice.
— On demande vraiment à me voir ici ?
— Je me pose la même question, voyez-vous…
Elle grimaça pour la énième fois de la journée et le suivit. Que lui voulait I.C.E. Idol Corporation Entertainment, le plus gros label discographique en terme d’idoles de la Corée du Sud ? Elle passa les minutes suivantes à déambuler dans les couloirs, à la suite de son guide, pour se rendre, elle ne savait pas où, bien qu’une petite idée commençait à germer dans son esprit. Ae Yeon faillit percuter quelqu’un, perdue dans ses pensées, mais son inconscient lui cria le danger et elle tourna sur elle-même, évitant habilement l’obstacle devant elle. Elle revint brusquement à elle, et observa son chauffeur ainsi que le jeune homme qui lui faisait désormais face, et qui la regardaient ébahis.
— Joli réflexe !
La femme soldat déglutit face au regard intense qu'il lui envoyait. Des yeux étrangement clairs pour le pays, surmontaient une rangée d’éphélides et la rousseur de ses cheveux n’était pas due à une coloration, elle l’aurait parié. Elle s’inclina bas en s’excusant et, du coin de l’œil, elle remarqua que son chauffeur faisait de même. Ae Yeon se redressa en entendant le rire cristallin de son interlocuteur et le fixa, légèrement gênée d’avoir failli heurter une idole, parce que c’était ce qu’il était, elle n’en avait pas le moindre doute. Elle le regarda s’incliner à son tour, un sourire jovial collé à ses lèvres.
— Enchanté ! Je m’appelle Cho Jae-il et vous devez être Hwang Ae Yeon, la nouvelle protection rapprochée.
— Je… C’est bien moi, enchantée.
Elle se détourna rapidement du jeune homme pour fixer l’homme qui l’avait emmenée. Elle était spécialisée dans la sécurité des personnalités, mais jamais elle n’aurait pensé que quelqu’un veuille l’embaucher après l’échec catastrophique de sa dernière mission. Fronçant les sourcils, elle força inconsciemment son chauffeur à s’expliquer.
— Monsieur Kwang l’a recruté personnellement.
Jae-il haussa les sourcils, surpris, avant de lever théâtralement les mains en l’air.
— Vous devez être très douée alors pour que Ahn Kwang vous demande lui-même.
Ae Yeon souligna la familiarité avec laquelle le jeune homme avait appelé son probable employeur et sourit. Elle aimait déjà le caractère de ce garçon. Elle les regarda converser quelques instants avant qu’il ne pose ses mains sur ses épaules.
— Allez. Ne le faites pas trop attendre !
Elle hocha la tête et se tourna vers son guide qui lui fit un signe de main, déjà à l’autre bout du couloir. Elle grogna et se dépêcha de le rejoindre avant de le perdre de vue, sous les rires du jeune idole dans son dos. La jeune femme poursuivit presque le chauffeur qui semblait vouloir la semer à chaque intersection et atterrit finalement devant une imposante double-porte avec les initiales I.C.E. inscrites là aussi en grand. Ils franchirent la porte chacun leurs tours et s’approchèrent du bureau ou trois hommes discutaient à voix basse. En fronçant les sourcils, Ae Yeon les observa furtivement, puis s’inclina quand elle croisa un regard curieux. Des yeux bleus en Corée n’étaient pas très courants et pourtant, c’était la deuxième personne avec des yeux clairs qu’elle croisait aujourd’hui.
— Je vous l’ai amenée.
— Soyez plus courtois Woo-sik…
La jeune femme sourit en entendant le grognement de son chauffeur. Elle connaissait enfin son prénom après qu’il l’ait presque ignorée de la matinée et elle s'interrogea de nouveau. S’appelaient-ils tous par leurs prénoms dans l’agence ? Elle n’avait pas entendu beaucoup de noms de famille depuis qu’elle était entrée et cela l’étonnait pour une entreprise telle qu'I.C.E.
— Hwang Ae Yeon.
Elle se redressa et dévisagea celui assis dans le siège, sûrement très confortable, derrière le bureau, les mains croisées. Une toison poivre et sel aplatis sur un côté de la tête et de multiples rides au coin des yeux, il avait probablement la cinquantaine. Il portait un costume trois pièces bleu marine. À côté de lui, son fils, la ressemblance étant frappante, se tenait droit et avait une main posée sur le dossier du siège. Au style undercut, sa chevelure noire étaient courte sur les côtés et long au-dessus. Ses vêtements étaient similaires à ceux de son père mais de couleurs crème avec un veston droit à manches courtes. Le dernier était assis sur le bureau et paraissait beaucoup plus jeune. Il était probablement plus proche de l’âge d’Ae Yeon que des autres. Il avait des cheveux blancs, mi-longs et les pointes violettes ainsi qu’une frange qui lui cachait les sourcils. Encore un idole. Un dossier ouvert entre les mains du probable directeur d'I.C.E., attira son regard et elle déglutit en voyant les nombreux rapports de mission la concernant, censés être classés confidentiel.
— Intègre l’armée à 19 ans, motivation : ”aucune études intéressantes”. Plusieurs déplacements au Moyen-Orient, décorée de la médaille du mérite militaire pour ses actions.
Un sourire triste se dévoila sur ses lèvres et elle baissa la tête. Elle n’avait jamais voulu de cette médaille pour féliciter le massacre d’autres soldats et elle était bien contente de l'avoir perdue...
— Se spécialise dans la protection rapprochée une fois rentrée en Corée.
Ae Yeon observa les regards curieux qu'on lui lançaient dans la pièce. Woo-sik devait connaître légèrement son dossier pour lui en avoir fait mention durant leur trajet en voiture, mais les deux autres la dévisageait sans aucune gêne, la jugeant probablement. Pourquoi quitter l’armée pour faire des missions de bas étage, comme les appelaient ses anciens coéquipiers.
— Août 2017, mission So Hyo-joo…
Un glapissement lui échappa, attirant le regard de l’homme qui lisait son dossier. Un sourire compatissant apparut sur son visage, soulageant immédiatement la jeune femme qui s’attendait à du jugement de sa part.
— Protection rapprochée de la jeune So Hyo-joo sous la demande de sa mère. Protéger l’adolescente et les secrets qu’elle détient contre son père, le général So Won-hyuk.
Ae Yeon voulait qu’il arrête de parler. Elle ne voulait pas y repenser.
— Conclusion : échec.
Elle entendit sans les voir, les déglutissements des spectateurs qui réagissaient aux propos de l’homme, sans se douter du mal-être qui envahissait son corps à une vitesse incroyable. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et le goût du sang se répandre dans sa bouche quand elle s’entailla l’intérieur des joues avec les dents. Se remémorer cette mission catastrophique lui donnait d’énormes maux de tête et sa jambe gauche commença à la démanger pour lui rappeler tout ce qui en avait découlé. Passer des mois à l’hôpital pour finalement apprendre qu’elle avait été licenciée de l’armée pour faute grave, et que l’état lui versait un salaire pour ses anciens services rendus à la nation. Ses décorations lui avaient été retirées et elle était redevenue une citoyenne lambda qui savait se battre, bien qu’elle était payée sans rien faire, à part se morfondre seule dans son petit appartement à Séoul. Elle ne savait pas où la mission avait officiellement dérapé pour terminer aussi lamentablement et, certains jours, elle regrettait d’avoir accepté de protéger cette jeune fille. Ae Yeon vit flou et un long sifflement lui vrilla les tympans. Visiblement, son stress post-traumatique n’était pas prêt de s’envoler. L’esprit embrumé, elle sentit néanmoins une paire de mains lui attraper les bras au moment où ses jambes la lâchèrent.
— Pourquoi lui infliger ça ?
La voix lui était inconnue, mais elle l’apaisa par sa douceur surprenante, malgré l’accusation. Son corps était paralysé et elle enragea contre elle-même. Montrer une telle faiblesse face à un probable employeur était déshonorant et lui faisait perdre toute crédibilité en plus de l’emploi.
— Je voulais voir comment elle réagirait face aux faits…
— Ce n’est pas une raison de lui faire subir ça.
La jeune femme se calmait petit à petit et sa respiration, qui s’était faite chaotique, reprit un rythme normal. Sa vision retrouva sa netteté et elle jeta un regard aux mains sur ses bras, qui la maintenaient debout, sans effort.
— Être garde du corps n’est pas compatible avec un syndrome de stress post-traumatique. Je voulais…
— Si tu savais qu’elle en avait un, pourquoi l’appeler ?
Bonne question. Ae Yeon attendait elle aussi la réponse en fixant d’un regard neutre, mais encore voilé de sa récente crise, l’homme qui se tenait désormais debout les mains à plat sur le bureau. Elle le vit déglutir avant qu’il ne pose son regard sur elle.
— Malgré ce qui s’est passé il y a trois ans, vous êtes la meilleure en ce qui concerne la protection. — J’ai tout perdu à ce moment-là.
Quitte à être pitoyable, autant être honnête. Sa bouche était sèche et tremblante, mais elle voulait comprendre.
— En quoi je vous serais utile ?
Elle le regarda sourire et relever les yeux vers celui qui la maintenait.
— Je pense qu’elle est rétablie, tu peux la lâcher Ki-tae.
Ae Yeon tourna la tête pour croiser le regard de l’idole qui se prénommait donc Ki-tae. Après avoir acquiescé de la tête, il glissa ses paumes le long de ses bras jusqu’à ses épaules, s’assurant qu’elle tenait debout seule.
— Ça ira ?
— Oui… Merci.
Il ôta ses mains et s’éloigna d’elle. Ae Yeon accusa le coup avec ses jambes instables, mais inspira profondément et se redressa en adressant un regard de défi au directeur.
— C’est ce que je voulais voir.
Elle fronça les sourcils et observa le sourire qu’il arborait.
— Je ne comprend pas.
— Vous êtes atteinte de stress post-traumatique mais vous semblez ne pas y faire attention et, plus important encore, vous ne le niez pas. Et vous êtes parfaitement consciente de ce qui le déclenche, il suffit donc de ne pas en parler. J’en toucherai un mot à…
— Si je travaille avec vous, je préférerais que personne ne le sache.
Il lui jeta un coup d’œil avant de faire une croix dans la marge de son dossier.
— Faisons un compromis. Seule votre équipe sera au courant, je ne voudrais pas que vous fassiez une crise pendant votre service.
Ae Yeon le regarda un long moment dans les yeux, ignorant le malaise des trois autres hommes de la pièce. Elle aurait largement préféré que personne ne connaisse son trouble, hormis ses médecins et ses anciens supérieurs, mais voilà que la direction d'I.C.E. ainsi que deux de ses hommes et une idole était au courant. De plus, il voulait mêler d’autres agents à cette histoire pour que la protection se passe sans encombre de son côté. La jeune femme soupira et baissa les yeux. Elle était toujours aussi réticente, mais elle sentait qu'elle pouvait, en quelque sorte, faire confiance au directeur. Ae Yeon finit par acquiescer en hochant la tête, faire cette concession aiderait probablement à la sortir du quotidien morose dans lequel elle était empêtrée depuis trois ans.
— Très bien ! J’en discuterai avec les concernés, n’ayez aucune crainte. Je vous rappellerais donc…
Ae Yeon s’inclina et sortit après que le directeur lui ait indiqué d’un geste de la tête que l’entretien était fini. Elle suivit Woo-sik qui lui ouvrit la porte et déambula dans les couloirs comme à son arrivée, dans ses pensées. L’entrevue lui avait paru durer plusieurs heures, mais en regardant sa montre seulement vingt petites minutes étaient passées. Finalement, elle ne savait pas quoi dire. Comment le directeur avait-il eu son dossier et pourquoi ses supérieurs le lui aurait donné s’il l’avait demandé ? Elle grinça des dents et tira une mèche de ses cheveux, attirant le regard du garde sur elle.
— Vous serez chauve si vous continuez.
Elle sursauta et arrêta de malmener ses cheveux, les gardant néanmoins dans sa main.
— Vous ne devez pas vous en faire. Il semble bien vous aimer.
— Le directeur Ahn ?
— De ce qu’il a dit vous avez fait bonne impression.
— J’ai plutôt eu l’air d’une gamine apeurée.
Il la scruta en coin et posa une main sur son épaule. Elle lui jeta un regard surpris. Depuis quand était-il compatissant ? La jeune femme ne dit plus rien du trajet jusque chez elle, à part pour remercier son chauffeur, et s’enferma dans son appartement.
Que venait-il de se passer ?
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