Six-cent-cinquante bouquets
Quatorze février. Je lève le rideau. Le temps est pluvieux, le ciel est encore noir. J'ouvre la porte et sens l'air frais rentrer par mes narines. Je sens le vent froid me glacer les bras malgré mon pull épais. Je sors quelques compositions hivernales et j'essuie mes mains froides sur mon tablier. Je dispose à l'intérieur mes fleurs, balaie le magasin et me prépare pour cette longue journée de Saint Valentin. Quand tout me semble en ordre, j'accroche à la porte la pancarte : OUVERT.
J'aime cette fête. Je vois passer dès le matin les amoureux pressés qui ne veulent pas oublier leur mission, et les amoureux transi qui reviendront sûrement ce soir chercher un deuxième bouquet, parce que le premier n'était pas assez important... Je vois les amoureux fiers, qui veulent se vanter d'être les premiers à offrir la rose rouge et ceux qui viennent chercher une fleur pour leur secrétaire et un bouquet pour leur femme.
Plus tard, je vois les retraités, qui pestent contre leurs femmes mais sont intransigeants sur la quantité, la taille, la variété de roses qu'ils veulent parce qu'ils offrent exactement le même bouquet tous les ans depuis cinquante ans. Un rituel solide et profond.
Je rencontre les femmes seules, qui s'achètent des fleurs pour elles-même, pour leur mère, pour leur grand-mère. Pour les veuves, ce sont souvent les enfants qui perpétuent la tradition.
Je vois venir Laurent. Il vient chercher son bouquet de tulipes rouges pour la tombe de sa femme, comme tous les ans.
Midi arrive bientôt. Je déjeune tout en confectionnant des bouquets d'avance, en réagençant le magasin, en nettoyant le comptoir. Pour le moment la fréquetation est raisonnable. Le rush, c'est à partir de dix-sept heures, jusqu'à la fermeture. Trois heures pendant lesquelles, malgré ma préparation, malgré mon expérience, malgré les compositions que j'ai préparées hier jusqu'à minuit, je vais confectionner des centaines de bouquets de roses rouge.
Je ferme exceptionnellement deux heures dans l'après-midi pour finir mes livraisons. Malgré l'ambiance festive, la vie continue de s'arrêter. Je dois livrer des compositions pour un enterrement à l'église. Cela me sert le coeur à chaque fois. Pourtant j'ai l'habitude maintenant, mais la tristesse des autres m'émeut toujours.
Retour à la boutique, il est seize heures. Je me prépare pour les heures à venir. Ce sont aux enfants qui sortent de l'école d'ouvrir le bal. Il veulent une fleur pour maman. C'est amusant. En attendant les sorties de bureau, j'évoque les souvenirs des années précédentes.
Je n'oublierai jamais ce quadra, charmeur, souriant, craquant. Qui demande deux bouquets, roses rouges, même taille, même prix, même carte. Je suis presque sûre que c'est le même message. Mais pas pour la même personne. Il me jette un clin d'oeil en partant. Répugnant.
Je n'oublierai pas celui qui m'a demandé de faire un bouquet qui me plairait... Pour tenter de me l'offrir, devant une vingtaine de clients, et qui l'a rageusement jeté par terre quand je lui ai dit que j'étais mariée.
Sans parler de celle qui m'a demandé un bouquet de roses fanées pour son ex. J'ai refusé : ma réputation d'artisane était en jeu.
Vingt heures. Je retourne ma pancarte : FERME. Mon dernier client est un jeune homme qui veut un bouquet de roses jaune. Je vérifie qu'il en connait la signification ; qu'il ne commette pas un impaire. Mais non, il sait très bien le message qu'il s'apprête à faire passer à sa compagne le jour de la Saint Valentin. Je ne fais aucun commentaire, prépare ses fleurs et les lui tend. Il paie. Je ferme derrière lui. Avec son bouquet, j'en aurais composé six-cent-cinquante, tout rond.
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