Partie 1 : La tour abandonnée

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Étendue bleutée en contrebas des buttes desséchées. Au bord du lac, ceint d’une myriade de cytises, une bâtisse jurait par son aspect grisâtre. Cette tour haute d’une vingtaine de mètres se hissait au cœur d’une nature insoumise, vestige d’un refuge délaissé, où la poussière côtoyait l’usure. Par dizaines des branches de lierre s’enroulaient autour du grès, entre lesquelles se glissaient des dizaines d’interstices.

En ces lieux se diffusait une puissante magie. Discrète néanmoins, tant elle était ancrée dans son environnement, son énergie localisée en une unique source. Un tel isolement réduisait sa portée, consolidant sa présence au sein d’obscure rumeurs, l’enfermant entre ignorance et perplexité. Il y régnait le froid dans la vétusté. Il y triomphait l’opacité en dépit des embrasures que fendaient de chiches rayons étincelants.

Mais quelqu’un y amènerait chaleur et lumière. Peut-être que son épée en acier trempé, incrustée de corindons en son pommeau, reposait dans son fourreau striée de motifs pointus. Il brandissait toutefois une torche au bout de laquelle fusionnaient les nuances rouge et jaune. Ainsi son chemin s’éclairait à bonne distance. Par-delà les escaliers en colimaçon se hissait un sommet depuis lequel le flux émanait.

Cela, le jeune homme le pressentait sans difficulté, grâce à l’amulette en bronze oscillant autour de son cou. Aussi se pavanait-il dans la tenue traditionnelle, un surcot carminé inscrit sur un fond blanc sous lequel une cotte de maille complétait brassards et jambières en fer. Zech Nabion, apprenti inquisiteur, revendiquait son appartenance sans équivoque. Que son ordre fût légal ou non, il n’en avait cure, il exposait fièrement sa figure blafarde où taches de rousseur n’atténuait pas l’éclat de ses yeux azurés. Contrastaient ses cheveux orangés, soyeux et chatoyants, lâchés jusqu’à sa nuque. C’était dans ces idéales conditions que le jeune homme cheminait vers l’objectif de sa quête.

— J’y suis presque ! s’esbaudit-il. J’atteins bientôt le sommet des escaliers… Cette relique reviendra à notre ordre, comme il se doit !

Zech ralentit pourtant la cadence. Marche après marche, il avançait avec circonspection, distant quant aux pièges susceptibles de l’entourer. Son souffle ralentit tandis qu’il prêtait l’oreille au moindre bruit. Or il ne perçut rien, sinon les vibrations de son amulette. Plus il s’engouffrait dans ce semblant d’obscurité, plus il jetait sa lumière en hauteur des mystères.

Il rata un battement de cœur comme ses palpitations s’accéléraient. Sitôt arrivé, son visage blêmit, et il manqua de glisser sur les escaliers derrière lui. Zech se força de déglutir afin de garder le regard appuyé sur cet amoncellement d’ossements poussiéreux. Tant de traces s’aggloméraient, en l’absence d’odeur, dans le froid à peine atténué. Çà et là s’entassaient des morceaux de meuble rongés par de termites, mais ils ne cachaient guère les traces circulaires cannelées de galets.

— Qu’est-ce que c’est ? s’interrogea l’apprenti inquisiteur. Sûrement une incantation magique ! Bah, je ne repère aucune trace de vie ici. Ces maudits mages sont désormais inoffensifs, quoi qu’ils aient tenté !

Impulsé par cette pensée, Zech sonda les indices parmi ce fatras. Soulever plusieurs pierres ne l’aidait guère, ce pourquoi il enjamba chaque squelette avant de se heurter à un autre, plus particulier. Là où un bras se tendait émanaient des pulses réguliers. Alors les yeux du jeune homme s’écarquillèrent comme il s’ouvrait à ce phénomène.

— Ça y est, je l’ai trouvée ! s’écria-t-il, une lueur discontinue dans son regard. Il ne me reste plus qu’à m’en emparer, et la mission sera accomplie ! Pas de chance pour le pauvre squelette là… Cette personne serait-elle morte à cause de cette relique ? Au pire, je m’en fiche, je suis un apprenti, je n’ai pas de quoi me protéger contre la magie !

La relique trônait sur un socle enfoncée dans le mur. Un tel bâton à deux branches, de teinte ambrée, traversée de glyphes violacées, était apte à attirer quiconque s’y heurterait. Zech assuma son choix sans hésiter ne fût-ce qu’une seconde.

Son doigt effleura l’objet. D’emblée un fin rayon frappa son front, serpentant comme une série d’éclairs. Zech, estomaqué, faillit lâcher sa torche. Mais il recula à temps et braqua sa torche contre l’excès de lumière. Trop tard, cependant. Il haleta avant d’inspecter à la hâte ses alentours.

— D’accord, je devrais être plus prudent ! admit-il. Si c’est tout ce dont cette relique est capable, je n’ai qu’à faire un peu plus attention et tout se passera bien !

Zech s’accorda un court répit, le temps de s’éponger le front. Ce fut aussi l’opportunité de récupérer un brin de force, d’explorer derechef cet environnement, de se questionner sur la portée de sa découverte. Il ne lui restait plus qu’à patienter, à s’immiscer dans la placidité des lieux…

Coucou toi ! fit une voix féminine et résonnante.

Un hurlement emplit la pièce dans son entièreté. L’inquisiteur lâcha sa torche après un immense sursaut. Contre tressaillements et sueur il défourailla en preste quête d’un ennemi.

— Qui est là ? s’inquiéta-t-il. Qui a parlé ?

Moi, peut-être ? se gaussa l’écho. Oh, tu souhaites que je divulgue mon nom ? De mon vivant, si je puis dire, on m’appelait Hatris !

— Très bien, Hatris ! Où es-tu ? Tu te tapis dans les ténèbres, là où ma torche ne peut t’atteindre ?

Tu devrais d’abord la ramasser ! Et si ça ne te paraissait pas évident, pauvre idiot, je suis dans ta tête !

— Dans ma tête ? Serais-je devenu fou ? Ou bien tu me joues des tours, sorcière ?

Tout de suite les injures, tu n’es pas drôle ! Par contre, tu as bien deviné, je suis une mage ! Enfin, je l’étais, jusqu’au moment où je me suis réfugiée ici, encerclée par ces sales inquisiteurs !

— Je suis l’un d’entre eux !

Zech s’immobilisa, dubitatif. Il expira d’abord un soupir, croyant que la voix s’était tue, après quoi il s’agenouilla. Ses oreilles frémirent de nouveau tandis qu’inspirations et expirations se succédaient à un rythme effréné.

Pitoyable ! commenta-t-elle. Ils sont si désespérés qu’ils engagent des jeunes de ton gabarit ? Je te ressens tout entier, de tes pensées à tes mouvements ! Tes craintes, tes tremblements, rien ne m’échappe !

— Quoi ? s’aperçut Zech. Tu t’es… infiltrée en moi ?

Ça te pose un problème ? répliqua Hatris. Pas besoin de ton accord ! Disons que pour échapper à une fatalité certaine, j’ai transféré mon esprit dans cette relique, rechargeant peu à peu ma magie. J’avais utilisé un sort rare et extrême, après tout. Mais quel bout du monde pouvait-on apercevoir depuis une tour sombre et isolée ? Merci de rompre mon isolement, petit gars ! J’aurais préféré que ce soit un autre mage, mais on ne peut pas tout avoir.

— À l’aide ! Je suis possédé !

La panique comme instinct de défense ? Je ne vais pas te manger, voyons ! En fait, je ne suis plus qu’une âme dissociée de mon corps. Rassure-toi : je me balade uniquement dans ton esprit, impossible de contrôler tes mouvements ! Quoique…

Des lignes de flux traversèrent les avant-bras de Zech. Sous ses yeux révulsés, son bras droit se souleva contre son gré, il s’échina donc à le retenir du gauche. Mais il se relâcha aussitôt, suivi d’un autre soupir.

Voilà qui est triste ! se lamenta la mage. Ça ne marche pas très bien… Par chance, errer dans ton esprit ne consomme rien de mon énergie !

— Cela signifie donc…que j’ai une mage coincée dans ma tête ? Si vous nous avez déjà combattu, vous connaissez la raison de notre lutte ! Nous cherchons à purifier le monde de la menace que vous représentez !

Tant d’emphases, on se croirait dans un conte épique ! On dirait que votre ordre a gagné en prestige! Vous ne valiez guère mieux que des mercenaires autrefois, à ceci près que le pouvoir autorise sa présence. D’ailleurs… En quelle année sommes-nous ?

— Pourquoi je devrais te répondre ? Parce que tu ne vas pas arrêter de me harceler dans le cas contraire ? Très bien… Nous sommes en l’an 154 de la Nouvelle Ere. Ce calendrier te dit quelque chose, j’espère ?

Six ans que je suis enfermée dans cette relique ? C’aurait pu être un siècle ou deux, on ne voit pas le temps défiler, là-dedans ! Du coup… Je suppose que l’impératrice du pays voisin, celle qui a décrété la purge des mages, est toujours vivante ?

— Bennenike ? En pleine forme, paraît-il. Tout comme ses enfants. Par contre elle a jeté son premier mari en pâture à ses bêtes et a égorgé le second, lparce qu’elle les jugeait inutiles.

Tu es bien renseigné ! Ils vous apprennent tout ça, chez les inquisiteurs ? Je crois avoir trouvé l’endroit idéal pour m’installer !

— Tu es mon ennemie ! Je dois t’abattre sur-le-champ !

Et comment comptes-tu t’y prendre ? En te frappant la tête ?

— Excellente idée !

Zech se cogna le front à deux reprises. Ce qui n’eut aucun effet, sauf d’extirper une paire de cris supplémentaires de la bouche du jeune homme. Des éclats de rire finirent alors de l’humilier.

Mais tu prends tout au sérieux, ma parole ! se moqua Hatris. Hu hu hu hu, en cinq minutes, je suis déjà bien plus divertie qu’en six ans de solitude ! Je sens que je vais bien m’amuser avec toi !

— Misère… Si c’est une voix dans ma tête, je pourrai peut-être m’habituer. Avec du temps. Beaucoup de temps.

Du temps avait été perdu. Zech s’assura d’en récupérer, ce pourquoi il fixa la relique oubliée jusqu’alors. Il entendit des bruits de pas : récupérant sa torche, il étendit la lueur afin de mieux apercevoir son confrère.

— Ça va, Zech ? s’enquit ce dernier. Je suis monté en toute vitesse, tes cris m’ont effrayé !

Les traits de l’inquisiteur se détendirent à la vue de son ami. Il était tant habitué à son sourire éclatant inscrit dans ses larges fossettes. De carrure et de taille ordinaires, d’une peau sombre comme l’ébène, d’un crâne luisant dépourvu de cheveux, Taarek Diosis dégageait une aura par sa simple présence. Lui qui portait un équipement similaire à Zech s’y était davantage accoutumé, ce même s’ils avaient intégré l’ordre avec quelques semaines d’écart. Ainsi surpris, révélé de frissons mais pas d’intention, le jeune homme se plongeait dans le regard de son compagnon.

— J’ai entendu des voix, dit Taarek. Il y a quelqu’un d’autre ici ?

— Non, pas du tout ! mentit Zech. Je trouvais juste cette relique étrange, et je me demandais comment je devais la prendre…

— Toi et tes monologues ! Tu es irrécupérable ! Laisse-moi jeter un œil.

Taarek se dirigea vers la relique et la saisit en pleines mains sans que rien ne se produisît. Face à son sourire triomphant se froncèrent nettement des sourcils.

— Tu ne sens pas son influence magique ? demanda Zech.

— Pratiquement pas. Mon amulette vibre à peine. Je crois qu’il est temps de rentrer ! Je ne sais pas trop ce qui est arrivé, mais c’est notre réussite à tous les deux, rassure-toi !

Tu me couvres ? s’étonna Hatris. Ou alors tu ne dis rien parce que personne ne te croirait ? Hu hu hu, guide-moi, jeune bellâtre, j’ai hâte de voir ce qu’est devenu le monde !

Et les deux inquisiteurs abandonnèrent le lieu désormais éteint de magie. Avec eux voyageait le trésor d’ambitions croisées. Certains reliquats demeuraient toutefois inavoués.

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