IV. Rocket Man

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La première chose que Louis entendit à son réveil fut le chant des cigales. Comme si le réveiller était leur seule volonté, elles chantaient plus fort que jamais dans une mélodie presque assourdissante. Le jeune homme avait un mal de tête affreux et la soirée de la veille lui revint aussi violemment qu’une claque. Il espérait de tout cœur que ses parents n’étaient pas au courant de son état. Lorsqu’il tenta de se redresser, il fut comme irrémédiablement attiré par le matelas et s’écrasa de nouveau contre celui-ci.

Il était presque midi lorsque Louis décida finalement de fournir un effort supplémentaire pour se lever afin d’aller faire un tour au lac. Seul. Il lança un morceau de musique et s’habilla tranquillement, encore un peu endormi puis descendit les escaliers. Dans la cuisine, les deux pères de famille coupaient des légumes et préparaient des sauces.

- Salut Louis. Bien dormi ? demanda Marcel.

- Oui, ça va, merci. Vous faites quoi ?

Au moins, personne ne faisait de remarque concernant son visage fatigué.

- On prépare le repas de ce soir.

Le jeune homme s’avança et jeta un coup d’œil aux préparations des deux hommes. Des oignons, des tomates, du poisson et des herbes aromatiques en tout genre. Un repas typique du Sud, typique des vacances.

- Où est maman ?

- Elle est au marché avec Judith, répondit son père.

Le garçon acquiesça et attrapa une pomme qu’il emmena avec lui. Il emprunta l’habituel sentier de terre sous le soleil déjà violent de cette fin de matinée. Puis, au lieu de suivre le tracé du chemin, il bifurqua sur la gauche, escaladant un gros rocher pour couper le maquis en direction du lac. Ses jambes étaient lourdes et le tiraient un peu mais Louis s’en fichait. Il était heureux, content d’aller faire un tour dans l’eau turquoise du lac, de pouvoir nager paisiblement et pourquoi pas de faire un petit détour dans les broussailles sur le chemin du retour.

Lorsqu’il arriva au lac, Louis fut étonné de voir si peu de monde. Ils n’étaient pas plus de vingt. Le jeune homme laissa ses vêtements en boule sur la rive puis s’élança vers l’eau. Lorsqu’il fut immergé jusqu’à la taille, il se crispa : il fallait maintenant passé le ventre, le plus dur. D’une lenteur impressionnante, il se laissa glisser dans l’onde pure, fermant les yeux sous la fraîcheur de l’eau. Puis, il commença à faire quelques mouvements, se déplaçant en parallèle de la plage de galets en prenant soin de ne pas trop s’éloigner pour rester à un endroit où il avait toujours pieds. Il enfoui sa tête sous l’eau puis, se plaça en étoile sur la surface lisse du lac, les paupières baissées. Il resta ainsi une dizaine de minutes lorsqu’il entendit une voix, étouffée par l’immersion :

- Louis !

Elle répéta son prénom plusieurs fois et semblait se rapprocher de plus en plus de lui. À contre cœur, le jeune homme se redressa et frotta ses yeux mouillés pour pouvoir les ouvrir. Nicolas était là. Il semblait essoufflé et il le regardait comme s’il attendait qu’il parle.

- Quoi ?

Nicolas se mordit l’intérieur de la joue et détourna le regard quelques secondes avant de reprendre d’une voix étrangement calme :

- Je voulais m’excuser pour hier. Je n’aurais pas dû te pousser.

Bien qu’il ne laissât rien transparaître, Louis était plus que surpris par la démarche de son ennemi. Jamais il n’aurait pensé que Nicolas serait capable de mettre son égo de côté pour lui présenter des excuses. Et, il savait que maintenant, il devrait s’excuser à son tour. Mais finalement, peut-être que c'était lui qui ne voulait pas entacher sa fierté.

- D’accord, j’accepte. C'est pas grave, bredouilla-t-il avant de reprendre sa nage.

Mais il n’eut même pas le temps de faire deux brassées qu’il fut de nouveau interpellé.

- Attends Louis !

Le cœur battant, le concerné se retourna.

- Pour me faire pardonner, ça te dit que je t’emmène faire un tour cet aprèm dans la campagne ? Il y a des coins sympas que je pourrais te montrer.

Le garçon ne savait pas quoi répondre. La proposition était tentante. Il savait que Nicolas connaissait plein de recoins de la région et pour une fois, il ne perdrait pas de temps à chercher son chemin.

Chaque séjour passé ici, Louis prenait toujours un ou deux après-midis pour s’aventurer entre les broussailles et les roches alentours, avide de découverte. Mais il ne connaissait pas vraiment les environs et il n’avait pas le sens de l’orientation. Alors, il partait un peu à l’aveuglette, suivant son instinct pour dénicher des sentiers agréables et de beaux spots.

Mais, accepter de passer quelques heures en compagnie de Nicolas, l’insupportable Nicolas, lui paraissait impensable. Pourtant, il accepta. D’un air détaché comme il savait le faire, il acquiesça et les deux garçons se donnèrent rendez-vous à 14h au pied du village voisin.

***

Louis attendait depuis une dizaine de minutes et Nicolas n’était toujours pas là. Il était assez angoissé vis-à-vis de cet après-midi qu’il devait passer avec celui qui le faisait toujours sortir de ses gonds. Mais il avait réellement apprécié sa démarche d’excuse et se sentait un peu coupable de ne pas avoir fait de même. Alors, il n’aurait tout simplement pas pu refuser. Déjà qu’il n’avait pas fait de pas en avant vers lui, il aurait été impensable d’en faire un en arrière. D’autant plus qu’il avait déjà refusé de l’accompagner à la fête lorsque celui-ci lui avait proposé.

Mais plus le temps passait, plus le jeune homme s’agitait. À la manière d’un oiseau, il se tordait le cou pour observer autour de lui et se mordillait la lèvre férocement. D’un geste mécanique, il sortit son téléphone et ouvrit la galerie photo sans raison, il fit défiler quelques images récentes puis fourra l’objet dans sa poche d’un geste brouillon alors qu’il commençait à croire que Nicolas s’était joué de lui. Mais finalement, il l’aperçut. Le jeune homme arriva en courant, les joues rougies et les cheveux emmêlés par le vent.

- Excuse-moi. Je suis juste passé prendre des bouteilles d’eau à la maison, dit-il en reprenant son souffle.

Louis haussa les épaules en guise de réponse. Il était tout tremblant et rongé par le stress. Il trouvait la situation assez étrange puisqu’hier encore son seul désir était d’étriper Nicolas. Mais il s’était passé des choses entre-temps : outre les excuses qu’il lui avait présenté, le plus vieux l’avait aussi ramené la veille malgré son mal-être causé par l’alcool, il l’avait même accompagné jusqu’à sa chambre alors qu’il aurait pu le laisser en plan dans la cuisine.

- Tu viens, il faut qu’on traverse le village pour rejoindre le sentier rocheux.

Sans attendre plus longtemps, le jeune Louis suivit Nicolas qui s’engagea à grandes enjambées dans le village provençal de Carcès.

Ils marchaient sur une route pavée, se faufilant entre les grandes bâtisses colorées. Les murs du village avaient la particularité d’être recouverts de trompes l’œil. Louis prenait du plaisir dans la contemplation d’un groupe d’homme montant des tonneaux de vin sur une charrue tirée par deux chevaux de trait. Puis, plus il se rapprochait d’eux, plus la troisième dimension s’effaçait. Le jeune homme effleura la fresque du bout des doigts. Le mur était froid comparé à sa main chaude et moite.

En s’enfonçant dans le village, les garçons se retrouvèrent dans l’animation de l’après-midi. Des vieillards sirotaient un pastis, deux jeunes filles buvaient un verre sur la terrasse du bistro « Le Central » et quelques enfants jouaient juste devant la petite église. Carcès n’était pas très grand mais il était loin d’être désert. Il y avait toujours de plus en plus de pièces au fond de la fontaine et la boulangerie était toujours pleine. Le samedi matin, jour de marché, la rue principale était bondée de monde, les odeurs de poulet grillé envahissaient les narines des passants et les vendeurs de saucissons se bousculaient pour faire gouter leurs produits, allant jusqu’à placer des ventilateurs devant leurs étalages afin de pulvériser l’odeur sur les passants.

Judith et Caroline venaient toujours acheter des légumes frais et des chapeaux de paille tandis que leurs conjoints se laissaient tenter par nougats, miel et pâtes de fruit ; sans oublier l’incontournable vin rosé, vedette des soirées sur la terrasse de la villa.

À la sortie du village, Louis et Nicolas longèrent le fleuve sur quelques mètres avant de devoir escalader un gros rocher. Le plus jeune s’était souvent faire reprendre par l’autre quant à la prononciation de ce fleuve : l’Argens. D’après ce dernier, dans le sud, on prononçait chaque lettre des mots qui étaient propres à la région. Il fallait donc dire « l’Argens ». Sans oublier de dire le « s » final.

De l’autre côté du gros rocher se trouvait un petit chemin très étroit et caillouteux. Plus ils avançaient, plus les vacanciers rencontraient des rocs plus imposants. Ils ne parlaient pas. Tous deux marchaient activement et en silence, bercés par le chant des cigales qui semblaient toujours s’amplifier au fil du temps.

Quelques minutes plus tard, ils durent grimper un sentier d’éboulis qui les mena sur une grande plateforme rocheuse. La montée était raide et fatigante mais ne s’étendait pas sur une trop grande distance. Louis resta quelques instants la tête penchée vers le bas, les mains reposants sur ses cuisses pour reprendre un peu son souffle lorsque Nicolas lui tendit une bouteille d’eau. Il le remercia dans un souffle et se redressa. Mais, il n’eut pas le temps de boire ne serait-ce qu’une gorgée que son regard resta fixé sur l’horizon.

Le spectacle était époustouflant. Le relief vallonné des maquis provençaux encadrait l’Argens qui serpentait entre ces deux immensités verdoyantes. Le soleil tapant de l’après-midi se reflétait sur la surface lisse du fleuve, le faisant scintiller. De l’autre côté, un désert de garigues se perdait dans l’horizon, offrant une vision d’infinité. Les deux garçons étaient comme tout en haut du monde : sur cet immense roc, ils surplombaient les alentours et bénéficiaient d’un somptueux panorama.

- Et c'est encore plus beau au lever du soleil, ajouta Nicolas dans un murmure.

Louis tourna sa tête vers lui. Les rayons dorés du soleil se reflétaient dans ses yeux dont le bleu paraissait alors plus clair. Ce dernier tourna à son tour la tête vers le plus jeune qui s’empressa de poursuivre la conversation.

- Donc tu y es déjà allé le matin ?

Nicolas détourna le regard, fixant de nouveau l’horizon et lui répondit, un petit sourire en coin affiché au visage.

- Oui, avec des amis, on se levait très tôt, vers 5h30 peut-être et on venait ici. Comme ça, on voyait le soleil se lever juste derrière la grande colline juste en face. Et puis après, on restait des heures, on prenait des bouquins, de la musique, de quoi s’occuper et on passait les meilleurs moments de nos vacances.

Une esquisse de sourire apparut sur le visage de Louis. Il avait beau ne pas vraiment porter Nicolas dans son cœur, il aimait la manière dont il parlait de ses souvenirs. Il aimait aussi quand il parlait des choses qui lui plaisaient. Il aimait voir la nostalgie danser dans ses yeux et il aimait imaginer son cœur se gonfler de passion devant tout ce qu’il avait toujours chéri.

- Bon, on y va ? relança Nicolas en opérant un demi-tour.

Louis sortit de sa bulle et se lança à la suite de son camarade. Ils descendirent du point de vue et, en quelques minutes seulement, ils se retrouvèrent au beau milieu des roches calcaires et des plantes sèches caractéristiques des garrigues. Certains pins, hauts et majestueux, trônaient aux côtés des broussailles et des herbes aromatiques. Les garçons s’aventurèrent un peu plus loin sur le plateau et plus ils avançaient, plus le cœur de Louis battait fort. Partout autour de lui, de la végétation, des animaux. Mais pas de monde, pas de foule. Ils étaient bel et bien seuls. Seuls au cœur de cette immensité verte et sable.

Nicolas l'entraîna vers un coin en contre-bas et ce dernier sentit immédiatement des odeurs fortes et familières. Autour d’eux se trouvaient des pieds de lavandes, du thym, du romarin, de la sarriette et même de l’origan. Un peu plus en arrière se trouvait un immense olivier, lui-même devant un grand bloc de roche.

- J’ai planté tout ça avec mon grand-père il y a quelques années. Comme ça, tout ceux qui passent peuvent se servir de quelques branches pour leur cuisine par exemple.

C'était assez étrange : Louis qui avait toujours vu Nicolas comme un garçon imbu de lui-même, égoïste et sûr de lui avait soudain l’impression d’être avec une tout autre personne. S’il était constamment énervé contre lui, c'est justement parce qu’il ne cessait de faire le fier, qu’il était constamment en train de s’amuser et que tout ne tournait uniquement autour de lui.

Mais que connaissait-il vraiment de Nicolas ?

Il ne pouvait pas être totalement objectif quand il devait juger son comportement puisqu’il avait toujours été influencé par des préjugés qu’il s’était inventé tout seul. Oui Nicolas avait des défauts et oui il était absolument insupportable quand il usait de sa capacité à énerver Louis. Mais il ne le connaissait pas. Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait jamais passé de véritable moment avec lui sans y avoir été forcé. Là, c'était différent : Nicolas lui avait proposé, il avait accepté.

- C'est magnifique ! murmura le jeune Louis.

- Merci.

Le ciel s’était assombri mais cela n’empêcha pas les deux compères de reprendre leur route, déambulant tranquillement dans la campagne provençale. Ils arrivèrent ensuite devant une petite parcelle de culture de vignes. Louis s’aventura dans une des allées et s’accroupit pour observer une grappe de raisin bien mûre. Il fronça les sourcils et se redressa.

- Le raisin est déjà mûr ? questionna-t-il.

Nicolas qui était resté devant la culture s’avança dans l’allée pour rejoindre le plus jeune.

- Normalement, les vendanges se font plutôt fin septembre voire début octobre mais avec les variations de températures, le raisin atteint maturation plus vite. Du coup on le ramasse dès le début septembre.

- Pourtant j’ai un cousin qui habite en Alsace et là-bas, c'est déjà arrivé que les vendanges soient faites en novembre, s’étonna le plus jeune.

Nicolas eut un petit sourire puis lui donna quelques explications.

- C'est qu’en Alsace, ils font beaucoup de vins moelleux, un peu liquoreux. Tu sais, ceux qu’on mange avec du foie gras à Noël. Et pour avoir ce genre de vin, il faut que le raisin soit vraiment très mûr. Du coup on fait des vendanges plus tardives.

Louis resta bouche-bée quelques secondes face à ces informations. Il fallait voir la réalité en face : il avait toujours pris Nicolas pour un illettré : un inculte qui ne savait rien car trop flemmard pour s’intéresser à quoi que ce soit d’autre que son bateau. Peut-être s’était-il trompé. Mais alors, une question lui vint :

- Pourquoi t’as arrêté les études ? osa-t-il demander.

À l’entente de cette question, le concerné se tendit. Louis venait de se lancer sur un terrain dangereux. En effet, il ne comprenait pas comment on pouvait décider de ne pas faire d’études supérieures. Ce sont les diplômes obtenus après le BAC qui permettaient de travailler, d’entrer dans la vie active. Alors, il avait fini par se dire que ceux qui n’allaient pas plus loin que le baccalauréat étaient soit de très mauvais élèves, soit des flemmards qui ne voulaient pas travailler mais qui allaient finir par se prendre le poids de leurs erreurs dans la figure à un moment où à un autre.

Pourtant, plus il passait de temps avec Nicolas, plus il voyait qu’il n’était pas si idiot qu’il ne le pensait.

- Parce que j’en avais envie.

Louis leva les yeux au ciel.

- On ne fait pas toujours ce qu’on a envie dans la vie.

- Justement, le coupa Nicolas, moi j’en ai marre de perdre du temps à faire ce qui m’ennuie. Alors j’ai décidé de ne faire que ce que j’aime : de vivre pour mes passions uniquement.

Sa philosophie de vie était belle : Louis devait l’admettre. Mais vivre de ses passions était parfois trop précaire. Il pourrait devenir écrivain, ce métier le comblerait de joie. Si son livre fonctionne, c'est super ! Mais s’il fait trop peu de ventes, la situation peut vite devenir critique. Auteur de best-seller est un métier. Auteur tout court, certainement pas.

- Mais tu es au courant que sans diplôme, tu te lances dans la construction d’un édifice sans bases. Il faut bosser, étudier pour pouvoir vivre correctement ! s’emporta légèrement le plus jeune.

- Chacun sa définition du « vivre correctement ». Passer des années à étudier seulement pour avoir une quelconque sécurité ne m’intéresse pas. Ça serait une perte de temps pour moi, rétorqua-t-il calmement.

Louis était agacé, il n’arrivait pas à s’empêcher de prendre tout ceci personnellement. Il avait l’impression qu’en exposant son point de vue, Nicolas lui transmettait un message pour lui dire que se lancer dans des études comme il le faisait ne servait à rien. Que c'était du temps gâché et que lui était trop important pour perdre du temps dans les études. Ce qui l’énervait, c'était aussi que l’opinion de Nicolas remettait en question tout ce qu’on lui avait dit depuis le collège. De grandes études, être sérieux, travailler rigoureusement pour avoir un emploi stable et être heureux mais le plus vieux lui disait qu’il n’avait pas besoin de tout cela pour toucher au bonheur.

Il n’eut pas le temps de répondre qu’un bruit sourd se fit entendre. Comme un grondement. Les nuages semblaient plus foncés qu’il y a quelques minutes et un éclat de lumière fendit l’horizon.

- Vient, il faut qu’on se dépêche de rentrer : on va se prendre un orage.

Louis suivit les ordres de Nicolas et ils sortirent du champ de vignes d’un pas rapide.

- Si on marche vite en continuant le chemin de départ, on devrait arriver au village dans une trentaine de minutes, informa le plus vieux.

Les nuages dansaient avec les éclairs et le tonnerre imposait la cadence. C'était un véritable bal qui se jouait : tout était si fort, si puissant et si grisant à la fois que le ciel explosa. Une pluie forte et bruyante s’abattit sur les deux garçons qui furent trempés jusqu’aux os en à peine quelques minutes.

- Louis ! On va rebrousser chemin, retournons au jardin aromatique, il y a une petite grotte dans la roche ! hurla Nicolas à travers le rideau de pluie.

Sans attendre de réponse, il s’élança dans les hautes herbes, suivi de près par son compagnon dont les cheveux tombaient devant les yeux. Ils coururent comme ils le purent durant cinq bonnes minutes avant de se retrouver de nouveau dans les plantations d’herbacées. Nicolas se précipita derrière l’olivier et entra dans la grotte. Le rocher qu’avait vu Louis derrière l’olivier était en fait formé d’une cavité qui permit aux garçons de s’engouffrer à l’intérieur.

- On laissait les outils de jardinage ici avec mon grand-père.

Louis ne répondit pas. Il fixait la pluie battante qui hydratait la terre bien trop sèche de Provence et se concentrait sur les éclairs et le tonnerre. Il savait que plus le temps qui séparait l’un de l’autre était court, plus l’orage était proche. Soupirant, il se recula et s’assis sur un rocher, trempé comme une soupe.

Alors qu’il essorait son tee-shirt et qu’il rabattait ses cheveux mouillés vers l’arrière, la voix cassée de Nicolas, se fit entendre.

- Pourquoi tu me détestes ?

Il avait parlé doucement, lentement, faiblement mais clairement. En revanche, dans la tête de Louis, rien n’était clair. Pourquoi le détestait-il ? Détester quelqu’un, c'est quelque chose de fort. Nicolas avait ce petit côté frimeur qui l’insupportait. Certes. Il avait toujours cet air fier et satisfait quand il déambulait de sa démarche nonchalante et il portait toujours ces effroyables lunettes de soleil bien trop grandes pour lui. Il était fêtard et agaçant : sans arrêt en train de lui jeter des petits regards suffisants et à lui lancer des piques bien cachées par un masque de bonne volonté et de gentillesse. Mais peut-on détester quelqu’un pour si peu ? Et puis, c'était peut-être lui qui le détestait après tout.

De manière purement instinctive et naturelle, Louis fronça les sourcils et, fixant le sol, répondit d’un murmure :

- Je ne te déteste pas.

Dans son intonation de voix, on aurait presque pu penser qu’il posait une question. Une question à lui-même. Non, il ne le détestait pas. Une personne qui nous énerve ne doit pas forcément être haïe. Comme en transe, le plus jeune énonça le fond de sa pensée, toujours de cette voix détachée :

- En fait, je crois que je t’admire.

Il avait relevé le regard vers Nicolas qui était étonné et sans voix.

La vérité venait de lui apparaître comme une illumination. S’il était toujours si énervé contre le plus âgé, c'était tout simplement parce qu’il était jaloux. Jaloux de sa perpétuelle réussite, de son absence de timidité, de sa vie de jeune adulte qui semblait si exaltante, si passionnante, si remplie. Lorsqu’il était à ses côtés, Louis se sentait tout petit. Tellement petit qu’on ne le remarquait pas. Qu’on ne le remarquait plus. Il avait le sentiment d’être un de ces enfants trop intelligents mais solitaires qu’on disait précoces.

Il admirait la constante joie qui habitait le plus vieux, il admirait son talent pour la voile et le sport en général. Il était émerveillé par son quotidien, sa vie à la plage et au port, perdue entre fêtes et soirées.

Louis aimait aussi sa propre vie : il aimait lire tous les ouvrages qui lui passaient sous la main et il prenait toujours beaucoup de plaisir à écrire, à donner vie à des personnages et à inventer encore et toujours des intrigues plus originales les unes que les autres. Mais quand il voyait Nicolas, il avait cette sensation de manque : comme s’il y avait une pièce en moins dans les engrenages de sa vie et qu’il était le seul à pouvoir lui montrer cette terrible absence.

Les prunelles bleues de Nicolas étaient désormais mélangées de gris, le gris de l’orage. Et, quand il le regardait, il voyait le mot vivre au fond de ses yeux tandis que dans les siens il n’y avait qu’exister.

- Mais, pourquoi ? répondit l’autre, plus désemparé que jamais.

Louis ne réalisait pas encore ce qu’il avait dit. Mais il savait une chose : il ne devait pas lui donner toutes ces raisons qui s’étaient imposées à lui sans même qu’il ne les voit arriver. Nicolas ne devait pas connaître ses pensées les plus profondes, celles qu’il avait jusqu’à présent toujours refoulées. Alors, il se contenta de la réponse la plus simple possible :

- Je ne sais pas. Certaines choses ne s’expliquent pas.

Le plus vieux se laissa glisser au sol pour s’assoir à son tour et se mit à regarder Louis.

Les yeux bleus dans les verts, ils se regardaient, se demandant silencieusement s’ils n’avaient pas commis une erreur en se chamaillant toutes ces années.

Le plus jeune sentit les larmes lui monter aux yeux. Qu’il avait été stupide d’avoir jeté la pierre à Nicolas seulement parce qu’il n’était pas comme lui. Parce qu’il était plus extraverti, moins discret. Parce qu’il avait arrêté ses études. Parce qu’il avait alors pensé que ce n’était qu’un fainéant préférant s’amuser plutôt que travailler pour son avenir. Il avait été aveuglé par des préjugés idiots et maintenant que son erreur lui éclatait en pleine figure, il regrettait.

Nicolas, bien qu’il n’ait eu aucune explication de la part de Louis, comprenait que le jeune homme souffrait de sa timidité. Il comprenait qu’il n’était pas qu’un petit intello ne vivant que pour ses études et trop sérieux pour aimer s’amuser. Il l’avait vu au cours de ces deux derniers jours : le jeune garçon était blessé par ce stéréotype car trop de monde pensait à tort qu’il l’incarnait. Finalement, il n’était qu’un garçon réservé et vivant dans sa bulle mais qui aimerait parfois se sentir un peu plus comme les autres. Bien qu’il ne puisse jamais être comme tous car il n’était comme personne. Il était une complexité à lui tout seul et il était bien plus intéressant que tous ceux qu’on disait être « normaux ». Il était lui.

- Je suis désolé, murmura Louis, baissant le regard vers le sol.

- Désolé pour quoi ?

- Tout. Ce que j’ai dit, ce que j’ai fait. Ce que j’ai pensé aussi.

- Et à quoi as-tu pensé ?

Les deux garçons ne bougeaient pas. Ils étaient là, assis face à face sur le sol humide de la grotte qui les protégeait de l’orage grondant au dehors. Puis, Louis fixa de nouveau Nicolas.

- J’ai pensé à ce que tu n’as jamais été.

Un silence s’installa. Tellement puissant que même la pluie semblait s’être arrêtée. Pourtant elle continuait de battre. De battre aussi fort que leurs cœurs.

- Comment sais-tu que je ne l’ai jamais été ?

Louis remonta ses genoux contre sa poitrine et les entoura de ses bras. Puis, il posa sa tête contre son épaule et regarda le paysage. Sous les assauts de l’orage, les plantes ployaient. L’eau s’immisçait dans le sol et formait de petits sillons, comme des petits ruisseaux. Le ciel était gris et tout oiseau avait disparu.

- Parce que je l’ai vu. Aujourd’hui, hier. J’ai vu que je m’étais trompé.

Il renifla. Ses vêtements étaient toujours mouillés et il tremblait légèrement. Il souhaitait que cette discussion se termine : il faisait preuve d’une telle franchise qu’il avait presque l’impression d’être tout nu. Et cela le gênait.

- Moi aussi j’ai pensé à ce que tu n’as jamais été, reprit finalement Nicolas.

Louis releva sa tête et resserra ses bras autour de ses jambes. Il regarda de nouveau le garçon assis en face de lui mais cette fois-ci, il fit tous les efforts possibles pour lui montrer en un regard qu’il l’écoutait attentivement.

- Et moi aussi j’ai vu que je m’étais trompé.

Les cheveux de Nicolas étaient humides et formaient un amas d’épis au-dessus de sa tête. Ses mèches étaient éparpillées et orientées dans toutes les directions possibles. Ses sourcils en arc-de-cercle dessinaient un masque d’inquiétude sur son visage et ses joues étaient encore légèrement rougies par leur course sous l’orage.

Il avait vu qu’il s’était trompé.

Cette phrase signifiait beaucoup. Tout comme Louis, Nicolas reconnaissait ses erreurs et si chacun ne voyait plus l’autre comme un condensé de ce qui les agaçait, peut-être pourraient-ils finalement apprendre à s’apprécier.

Leurs confidences étaient faites. La conversation était terminée. Il ne restait plus qu’ à voir si tous deux parviendraient à s’entendre maintenant que certaines choses avaient été avouées, maintenant qu’ils s’étaient tous deux rendus compte de ce qui était pourtant sous leur nez.

Alors, sans réfléchir réellement, Louis posa, de sa faible mais grave voix, une question dont il aimerait connaître la réponse :

- Tu écoutes quoi comme musique ?

Nicolas aurait dû être surpris. Sans doute. Mais il savait qu’il n’y avait plus rien à dire sur le sujet. Il savait que maintenant, il fallait essayer de débuter une relation plus agréable entre eux et d’enterrer la hache de guerre. Il savait que quelque chose avait changé. Alors, la question de Louis semblait tomber à point nommé.

- Pas mal de chose. Un peu de variété française et beaucoup de vieux rock.

Celui qui avait posé la question fut tout de suite surpris de cette réponse. Il écoutait tous les styles musicaux possibles et imaginables mais il avait une nette préférence pour les vieux morceaux rock du vingtième siècle.

- Vraiment ? J’adore aussi ! ne put-il s’empêcher de dire.

Louis avait toujours voué une grande passion pour la musique et il était peiné de constater que peu de personnes de son entourage partageaient ses goûts. Aujourd’hui, la grande majorité des adolescents ne juraient que par des morceaux de rap violents et des tubes estivaux plutôt sympathiques mais assez similaires et répétitifs. C'était physique, lorsqu’il rencontrait une personne qui écoutait les Pink Floyd, Nirvana ou les Beatles, il avait une envie irrépressible de lui sauter dans les bras si ce n’était pas de l’embrasser. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait eu les larmes aux yeux en entendant quelqu’un parler de Tears For Fears.

- Tu écoutes quoi comme groupes par exemple ? demanda-t-il, les yeux pétillants.

- David Bowie, Queen, Nirvana, Oasis, et, je sais pas si tu connais parce que c'est un peu moins connu que ce que je t’ai cité : les Smiths.

Ce nom était familier à Louis. Mais en effet, il ne connaissait pas. Il tourna sa tête de gauche à droite pour lui répondre et Nicolas s’empressa de sortir son téléphone. Il pianota dessus quelques secondes avant qu’une musique assez joyeuse et entraînante ne se lance. Au bout d’une vingtaine de seconde, une voix qu’on pourrait qualifiée comme étant « typique des années 70-80 » retentit.

Louis aimait cette musique.

- Ça c'est les Smiths, ajouta Nicolas en fixant Louis.

- Et c'est quoi le titre de la chanson ?

- Stop Me If You Think You’ve Heard This One Before, répondit le plus vieux, un petit sourire espiègle.

Louis sourit à son tour, regardant son camarade dans les yeux. Il avait choisi cette chanson en particulier à cause de son titre : « Arrête-moi si tu penses que tu as déjà entendu ça avant ».

- Si tu devais choisir un seul et unique artiste pour être ton préféré, tu dirais qui ? interrogea Nicolas.

- Dans tous les styles de musique possible ?

- Non, juste dans le rock comme ça.

Louis réfléchis quelques secondes mais la réponse vint assez vite. Il pensa à un chanteur qui l’avait fait aimer le rock et qui ne lui rappelait que de bons souvenirs. Ce même chanteur dont il était allé voir le film biographique au cinéma et ce même chanteur dont la chanson était à la fois son réveil matin et sa sonnerie de téléphone.

- Elton John.

Un petit sourire se dessina au coin de ses lèvres lorsqu’il prononça le nom de son idole.

- Je ne vais pas te mentir, je n’en connais qu’une qui s’appelle I’m Still Standing je crois. C'est tout.

Louis fit une expression choquée puis sourit avant de sortir son téléphone à son tour. Si Nicolas ne connaissait que celle-ci, c'est qu’il n’avait peut-être bien jamais entendu Rocket Man. Cette chanson était la préférée du plus jeune et il pensait toujours à elle lorsqu’il devait établir une liste de ses morceaux favoris. La chanson racontait la vie d’un astronaute qui souffrait de l’éloignement avec sa famille. Mais elle parlait aussi de la solitude qu’on peut éprouver lorsque l’on se retrouve seul. Avant d’enclencher la musique, Louis donna son cellulaire à Nicolas, lui montrant ainsi les paroles et leur traduction pour qu’il comprenne le sens de la chanson.

She packed my bags last night pre-flight
Elle a emballé mes sacs hier soir, avant le vol
Zero hour nine AM
Heure zéro, neuf heures du matin
And I'm gonna be high as a kite by then
Et je vais déjà être aussi haut qu'un cerf-volant
I miss the earth so much I miss my wife
La terre me manque tellement, ma femme me manque
It's lonely out in space
C'est isolé ici dans l'espace
On such a timeless flight
Sur ce vol sans fin

And I think it's gonna be a long long time
Et je pense que ça va faire très très longtemps
'Till touch down brings me round again to find
Avant que l'atterrissage ne me ramène encore pour découvrir
I'm not the man they think I am at home
Que je ne suis pas l'homme qu'ils croyaient lorsque j'étais à la maison
Oh no no no I'm a rocket man
Oh non, non, non, je suis un homme-fusée
Rocket man burning out his fuse up here alone
Homme-fusée qui brûle son fusible là-haut tout seul

Mars ain't the kind of place to raise your kids
Mars n'est pas le genre d'endroit pour élever vos enfants
In fact it's cold as hell
En fait il y fait tellement froid
And there's no one there to raise them if you did
Et il n'y a personne là-haut pour les élever même si vous le vouliez
And all this science I don't understand
Et toute cette science, je ne la comprends pas
It's just my job five days a week
C'est juste mon boulot cinq jours par semaine
A rocket man, a rocket man
Un homme-fusée, homme-fusée

And I think it's gonna be a long long time
Et je pense que ça va faire très très longtemps
'Till touch down brings me round again to find
Avant que l'atterrissage ne me ramène encore pour découvrir
I'm not the man they think I am at home
Que je ne suis pas l'homme qu'ils croyaient lorsque j'étais à la maison
Oh no no no I'm a rocket man
Oh non, non, non, je suis un homme-fusée
Rocket man burning out his fuse up here alone
Homme-fusée qui brûle son fusible là-haut tout seul

Il y eut un petit silence lorsque la musique prit fin. Chacun s’imprégnant un peu plus des paroles et de la mélodie. Quelques secondes plus tard, la voix enrouée de Nicolas retentit dans la petite grotte :

- Parfois, quand je suis seul sur le bateau, en pleine mer, moi aussi je me sens un peu seul.

Louis releva le regard vers lui et ressentit un petit sentiment de satisfaction puisque le plus vieux se reconnaissait un peu dans la musique qu’il venait de lui faire écouter.

- Et en effet, je ne la connaissais pas. Mais elle est très belle, continua-t-il.

Le plus jeune se retint de lui dire que Rocket Man avait servie dans une pub pour des masques de réalité virtuelle. On y voyait une autruche qui enfilait le masque et se voyait flottant dans les airs. Alors, elle courait, déployant ses ailes, et, après de nombreuses tentatives échouées, elle parvenait à prendre son envol sous les yeux de sa famille d’autruches.

Mais Louis ne voulait pas que Nicolas assimile ce chef d’œuvre musical à une pub !

- Ça me fait plaisir qu’elle t’ait plu ! murmura-t-il.

Nicolas planta alors ses iris dans ceux de son compagnon et ils sourirent.

Ils se sourirent.

Un petit étirement des lèvres faisant apparaître des fossettes chez le plus jeune et qui signait les prémices de quelque chose de nouveau.

***

Lorsque la pluie s’était arrêtée pour de bon et que le soleil était revenu aussitôt, les deux garçons avaient repris leur chemin. Il était presque 18 heures et ils n’avaient qu’une hâte : rentrer à la villa pour se sécher, se changer et s’allonger. Ils n’étaient qu’à quelques minutes de la maison de Judith et Marcel et les douleurs dans les jambes commençaient à se faire ressentir. Louis sentait ces horribles sensations d’étirement caractéristiques d’une accumulation de fatigue et d’activité. C'était une douleur certes supportable mais tout de même inconfortable. L’avantage premier était que la sensation de plénitude qui envahissait le corps du jeune homme lorsqu’il s’allongeait après avoir tant marché était tout bonnement incroyable.

Tous deux forçaient sur leurs cuisses pour gravir la pente qui s’offraient à eux. Le plus jeune était aussi le moins sportif et il s’essoufflait plus rapidement. Il se concentrait sur les sons fascinants des insectes qui les accompagnaient.

- Tu as déjà attrapé une cigale ? osa-t-il demander.

Il ne savait pas trop pourquoi il avait posé cette question. L’instinct peut-être… Nicolas savait toujours tout en ce qui concerne la Provence : les zones à éviter, les meilleurs points de vue, les coins pour pêcher. Il pouvait attraper les serpents et savait s’y prendre pour apercevoir des animaux sauvages. Alors pourquoi ne saurait-il pas faire cela ?

Le concerné se retourna et plaça ses mains sur ses hanches, reprenant son souffle. Il attendit que Louis arrive à sa hauteur et lui répondit entre deux inspirations :

- Je sais comment en attraper mais je ne le fais jamais.

- Pourquoi ? Si tu les relâches après ce n’est pas très grave, demanda le plus jeune, fronçant les sourcils.

- Parce que pour en attraper, il faut un peu jouer à « 1, 2, 3 soleil » avec elles : avancer doucement et arrêter de bouger quand elles s’arrêtent de chanter. Mais je ne veux surtout pas qu’elles se taisent.

Nicolas fixait l’horizon, les cheveux plus ébouriffés que jamais et les joues très colorées.

- Les cigales chantent quand il fait beau, chaud, quand c'est le jour, quand c'est l’été, que je suis en vacances. Lorsqu’elles chantent, je ne peux qu’être heureux. Si elles se taisent, tout perd de sa saveur. Tu imagines un été sans cigales ?

Nicolas avait toujours été très attaché à sa région mais surtout à ses cigales. Ils ne se lassait jamais du son qu’elles produisaient et avait coutume de justifier ses malheurs par leur absence. S’il était maussade pendant une partie du mois de novembre, c'est parce que les cigales ne chantaient pas. S’il avait une mauvaise note, la faute aux cigales. Et tout était réciproque : si un drame était imminent, Nicolas savait que les cigales cesseraient leur douce mélodie.

Mais avec le temps, toute cette histoire autour d’elles avaient dépassé le constat purement empirique des sons qu’elles produisaient ou non. Dorénavant, si Nicolas était heureux, les cigales chantaient pour lui. Dans le cas contraire, elles étaient inévitablement muettes comme des tombes.

Louis repensa alors à cette phrase que Nicolas lui avait dit sur le port lors de la soirée dansante :

« Le jour où tu me manqueras, les cigales cesseront de chanter. »

Il avait donc voulu dire qu’il serait malheureux lorsqu’il lui manquerait puisque les cigales ne chanteront plus. Car jusqu’à présent, les cigales ne se sont jamais arrêtées étant donné que Nicolas n’avait jamais souffert des absences de Louis. Jamais.

Parce que Nicolas n’avait jamais rien éprouvé d’autre que de l’indifférence et de l’agacement pour lui.

Avant.

***

Après une douche bien chaude et après avoir enfilé des vêtements confortables, Louis s’était allongé dans le transat. Il griffonnait sur son cahier d’écriture, cherchant la rime parfaite pour le vers précédent. Lorsqu’il vit Nicolas arriver dans le jardin, tout propre lui aussi, il eut un petit frisson d’angoisse. Comment devait-il agir avec lui maintenant que les choses avaient été mises à plat ?

De son côté, Nicolas hésitait aussi. Devait-il le rejoindre ? Passer devant comme si de rien n’était ? Le petit sourire de Louis fut comme un feu vert : il s’avança vers lui et s’assit sur le coin du transat, profitant de la température agréable offerte par ce début de soirée. Le ciel était teinté de couleurs pastelles qui s’assombrissaient au fil des minutes écoulées et Nicolas remarqua une chose. Il tapota l’épaule de Louis pour attirer son attention et pointa son index vers le ciel.

- Écoute. Il reste une cigale qui chante encore.

Louis tendit l’oreille. En effet, si on prenait soin de faire un peu attention, on pouvait se rendre compte que parmi les chants des criquets et des lucioles se mélangeait la mélodie d’une petite cigale.

- Je l’entends ! sourit-il.

Le plus vieux lui rendit son geste et poursuivit :

- On pourrait lui donner un nom !

L’idée pouvait paraître absurde, futile. Mais en choisissant un nom tous les deux, ils feraient pour la première fois de leur vie, quelque chose ensemble. Comme si nommer cette cigale allait signer pour de bon leur nouveau départ.

- Tu n’as qu'à l’appeler Nicoletta. En honneur de ton amour inconditionnel pour son espèce, proposa Louis entre deux rires.

Le concerné avait le regard dans le vague et, un sourire béat aux lèvres, il répondit d’une voix molle :

- Non, je sais comment on va l’appeler.

Il sortit de sa transe et ancra son regard pétillant de malice dans celui de Louis.

- Rocket Man.

Sur ce, il s’avachit comme il le put sur le reste de place qu’il y avait sur le transat déjà occupé par son compagnon et poussa un long soupire de joie avant de fermer les yeux.

Louis était content. Jamais il n’aurait pu un jour imaginer qu’il serait heureux avec Nicolas allongé à moins d’un mètre de lui. Pourtant il l’était. Il était heureux car il était optimiste, il croyait en une entente véritable et durable entre eux. Il n’avait qu’une chose à faire : oublier tout ce qu’il avait pu penser de lui et faire comme s’il le découvrait pour la première fois.

Ce qui était un peu le cas dans un sens.

Le sourire aux lèvres, le jeune Louis s’appliqua dans le coin supérieur de son cahier pour dessiner une petite cigale accrochée à un arbre sous laquelle il écrivit « Rocket Man » de son écriture serrée et penchée.

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