Chapitre 13

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Je lisais dans le salon, enveloppée dans la châle de Mamé. Il était plus de vingt-trois heures et Ben n’était toujours pas rentré. Je pestais intérieurement, lui reprochant à mi-voix le fait qu’il ne nous ait pas prévenues.

Comme pour m’emmerder, le simple fait de l’évoquer, le fit venir. Il ferma la porte doucement et surpris de me voir, me demanda, légèrement inquiet :

Ça va ?

Bah ouais ! Et toi ?

Ouais, ça va.

Super !

T’étais où ? lui demandai-je d’un ton que je n’avais pas voulu si agacé.

Qu’est-ce que ça peut te faire, me répondit-il, las.

À moi ? Rien ! Mais j’avais cru comprendre qu’on veillait tous les deux sur Mamé…

Il ne me répondit pas et sembla s’emmurer dans ses pensées. Ça ne lui ressemblait pas.

Tu te rappelles de Jenny ?

Il me lança un regard noir. Ça avait au moins eu le mérite de le sortir de cette espèce de torpeur dans laquelle il semblait s’être plongé.

Tu savais pour son mari ?

Il haussa les épaules.

Tout le monde sait.

Sa désinvolture me hérissa.

Et tout le monde ferme les yeux ? Toi aussi ?

Quoi moi ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je te rappelle que c’est pour ce mec qu’elle m’a quitté !

Ah ! La grande classe, Ben ! Donc vu qu’elle t’a quitté, elle n’a que ce qu’elle mérite, c’est ça ?

Ferme-la ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles.

Non je ne la fermerai pas ! Tu l’as vue quand pour la dernière fois ? Elle est complètement éteinte ! Jenny, c’était le soleil ! Ton soleil, Ben…

Il se leva d’un bond, furieux, et braqua son regard noir vers moi.

On avait quinze ans, c’était juste une amourette de vacances.

Une amourette qui a duré trois ans ?

Tu me les casses ! Occupe-toi de tes oignons, ma cracha-t-il en quittant la pièce.

C’est ça ! Barre-toi. De toute façon, t’es qu’un sale égoïste qui n’en a rien à foutre de personne !


**


J’étais certaine de l’avoir avec moi !

Les tas de romans éparpillés tout autour de la valise ressemblaient à diverses répliques mal échafaudés de la Tour de Pise. Incapable de remettre la main sur cet album photos que je cherchai en vain depuis le départ de Ben, j’avais entrepris de confectionner une pile, puis deux, puis trois, puis… Je ne comptais même plus. Ma recherche se noyait dans la redécouverte de ces bouquins, seuls véritables trésors de ma vie.

À Paris, j’avais toujours loué des studios meublés. Ensuite, j’avais emménagé chez Simon. Si bien que mes affaires personnelles ne se résumaient qu’à deux sacs de vêtements et cette valise remplie de livres. Ce constat me piqua le cœur. À trente ans, je n’avais plus de mec, plus de taf, pas de toit à moi. Je ne possédais que quelques fringues – jeans, leggings, shorts, sweats – et ces livres. Ils étaient pour moi des abris de papier dans lesquels j’aimais par-dessus tout me réfugier mais qui ne faisaient de moi qu’une fille perdue dans la réalité de sa propre fiction. Je serrai contre moi l’exemplaire des Quatre filles du Docteur March et essuyai d’un revers de main une larme insidieuse qui venait de s’échapper de mes paupières humides. Je ne pleurerai pas !

Décidée à retrouver ce maudit album, je posai mon roman fétiche derrière moi et replongeai mes mains dans la valise. Après deux nouvelles tours aussi déséquilibrées que les autres, je sortis enfin l’épais carnet dont la couverture brillait sous mes doigts. Laissant le bazar en l’état, je m’adossai contre la tête du lit et restai figée un moment devant cette page cartonnée, parsemée de strass datant de l’époque où j’aimais personnaliser mes carnets. Un atelier de scrapbooking avait eu lieu à la librairie Farot l’été de mes treize ans. J’y étais naturellement allée, ne sachant trop à quoi m’exposer mais le coup de cœur avait été immédiat. Viviane, l’intervenante, nous avait parlé de l’étymologie anglaise de cet art créatif. « Scrap » désignait des « morceaux » et évidemment « book » signifiait « livre ». Les deux mots avaient tout de suite fait sens dans mon esprit et l’idée de créer un livre pour garder une trace de ma vie m’avait séduite. Viviane avait illustré sa définition par une histoire venue tout droit d’Allemagne et datant du XVIIe siècle. De jeunes amies avaient créé des « livres d’amitié », collant sur les pages de leurs cahiers des mèches de cheveux, des boutons, des rubans, des fleurs… toutes sortes de choses qui, agrémentés de dessins et de couleurs ressemblaient à un joli patchwork de souvenirs.

Puis Viviane avait posé une caisse au centre de la table dans un silence presque religieux. Un de ceux qui précède un moment fatidique. Comme un pirate devant son coffre au trésor, elle avait déballé toutes sortes de papiers colorés, aux textures diverses et variées, tantôt soyeuses, tantôt rugueuses. Les rubans voltigeaient au bout de ses doigts. Les encres se mêlaient aux peintures dévoilant une palette de couleurs infinie. Les boutons tourbillonnaient autour de moi et bientôt, je coupai, perforai, collai, dessinai, gribouillai, la tête envahie d’idées colorées.

En passant le doigt sur le titre que j’avais sobrement décidé de nommer « Étretat », des dizaines d’images défilèrent devant mes yeux. Des instantanés de vie que j’avais souhaité mettre en valeur par des petits riens.

Je feuilletai les pages « Sun & Sand », « Rainbow » et « Ice-cream » – de ma période anglaise – pour découvrir celles qui me correspondaient davantage « Nostalgie », « Sous la pluie », « Amitié ».

À bien y réfléchir, mes seules vraies amitiés dataient de cette époque. Je passai le doigt sur les clichés comme pour gommer les poussières du passé venues s’incruster sur les visages de Ben, Jenny et Marceau. Nous nous étions rencontrés sur la plage un après-midi de juillet. Ce souvenir me semblait si lointain qu’on aurait pu dire qu’il datait de notre naissance même. Nous nous retrouvions chaque année pour passer les deux seuls mois de l’année qui comptaient le plus pour nous. À cette époque, Ben et moi nous détestions mais la présence de Jenny et Marceau pacifiait nos échanges. Ben me tolérait et moi je me laissais aller à admirer le garçon qu’il devenait au contact de la belle Jenny. Il me semblait alors le redécouvrir. Ses moqueries laissaient place à de profonds silences teintés de mélancolie. Loin de se la ramener à tout va comme il se plaisait d’ordinaire à le faire, il se comportait avec attention et bienveillance. Même avec moi. C’était lui qui portait nos sacs de plage, qui nous rappelait de nous enduire de crème, lui qui prévoyait les allumettes pour allumer nos « feux de nuit », lui qui ne manquait jamais de prendre un sweat en plus au cas où Jenny aurait oublié le sien…

J’aimais ces instants, où sous la coupe de cette amitié florissante, le mot « cousin » prenait tout son sens.

Toute à mes souvenirs, je sursautai en attendant la porte voisine claquer. Ben… Après une demi-minute de silence, le son de sa chaine-hifi me parvint, effaçant la tendresse que j’avais ressentie pour lui quelques instants plus tôt.

Ah ça, il était nettement moins con auprès de Jenny !

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