Chapitre 15
Il était passé huit heures lorsque Mamé me rejoignit en cuisine, vêtue de sa longue robe de chambre bleue.
— T’es tombée du lit ma Bibine ?
J’avais l’impression d’être une perpétuelle gamine aux yeux de tous.
— Tu veux des tartines ? demandai-je sans m’en offusquer.
Ma grand-mère fronça les sourcils.
— C’est pour moi que tu t’es levée si tôt ? Je peux encore préparer le petit-déjeuner ! me lança-t-elle sur un ton vexé.
Je m’approchai d’elle, déposai ses tartines grillées sur la table et l’embrassai sur le front.
— Je sais bien Mamé, je voulais te faire une petite surprise, c’est tout.
Elle m’observa pour juger de mon honnêteté et me sourit, quelque peu touchée.
Je n’avais pas tout à fait menti. J’aimais passer du temps avec ma grand-mère et, me lever plus tôt pour préparer du café et des tartines n’était en somme qu’un juste retour des choses. Une nouvelle fois, mes souvenirs envahirent mon esprit. Le soleil qui dispersait ses rayons sur les blocs de cuisine en formica, la robe de chambre bleue – toujours la même – l’odeur de café mêlée à celle du pain grillé, celle du savon à barbe dans le bol à raser de Papé, le journal déplié devant lui, leur sourire à tous deux lorsque je me levais et qui estompait aussitôt les traces de larmes séchées. Je ressentis un pincement au cœur en repensant à mon grand-père. Puis les questionnement affluèrent de nouveau. Avait-il eu connaissance de cette Augustine ?
Je dévisageai Mamé. Elle semblait sereine. La tristesse de la veille avait déserté son visage. Avait-elle oublié notre conversation ? Je refoulai mon envie de lui demander de poursuivre son histoire et attendit patiemment qu’elle termine son petit-déjeuner. Je détaillai durant cet instant, ses yeux bleus, son nez fin, ses pommettes saillantes, ses rides creusées par le passage du temps. Chaque sillon représentait la mémoire tatouée de cette vie que ma grand-mère avait bravé : l’annonce des problèmes de santé de ma mère, la maladie de Papé, sa compagnie nuit et jour jusqu’à son dernier souffle. Elle avait encaissé tout ça sans ciller tandis que les ridules creusaient son visage en souvenir de tous ces bouts d’histoire, de force et de courage dont Mamé avait fait preuve. À présent, elle continuait de lutter contre la solitude et de souffrir de cette vieillesse qui l’assaillait. Mais elle combattait toujours en arborant ce masque feint de sourires rassurants et de regards bienveillants.
— Tu m’accompagnes sur la plage ?
Mamé avait débarrassé la table pendant que je nageais au milieu de mes pensées. Elle se tenait debout devant moi, aussi petite que je l’avais été durant mes jeunes années.
Bras dessus, bras dessous, nous avancions sur les galets, laissant les timides rayons du soleil chauffer nos joues entre deux allers et retours de vent. Mamé s’arrêta et me demanda le panier de pain rassis que nous avions emmené avec nous. Je m’assis pendant qu’elle s’avançait vers l’étendue d’eau d’où semblaient l’attendre quelques mouettes. Les miettes de pain qu’elle leur lançait voltigeaient dans l’air comme des flocons en plein hiver. Je la couvais des yeux comme une mère couve son petit. Je sentais les rôles s’inverser à mesure que les jours se succédaient. Mais, si l’angoisse et le chagrin m’étreignaient, je voulais les recouvrir de cette force qui avait toujours caractérisait ma grand-mère. Je voulais que plus tard, les rides sur mon front et autour de mes yeux traduisent ma résistance plus que ma fragilité. J’en fis la promesse à l’horizon.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers le Café de la plage. Il y avait une éternité que je n’y avais pas mis les pieds. C’était autrefois notre sanctuaire, notre point d’étape lors de nos longues balades en famille. La cloche au-dessus de la porte réveilla mes doux souvenirs lorsque nous entrâmes. La décoration avait changé mais l’âme de ce lieu hantait toujours l’atmosphère. Nous nous assîmes à une table devant la fenêtre depuis laquelle nous pouvions contempler les allées et venues des vagues et les bulles d’écume qu’elles laissaient lors de leur passage. Trop absorbée par mes pensées, ce n’est que lorsqu’elle nous apporta nos cafés que je reconnus Jenny. Elle fut aussi surprise que moi et faillit renverser ma tasse en la déposant devant moi. Sans s’attarder, elle me salua d’un bref sourire et repartit derrière son bar. Je me retournai pour la suivre des yeux. Son assurance d’autrefois s’en était allée et plus aucune lueur ne semblait l’illuminer. Ses cheveux ternes étaient remontés en une queue de cheval négligée et sa peau pâle tranchait avec ce teint toujours hâlé qu’elle arborait plus jeune.
Ma grand-mère ramena mon attention sur elle.
— Pauvre fille, chuchota-t-elle.
Je fronçai les sourcils et l’invitai à poursuivre.
— Elle ne sort quasiment plus, hormis pour venir travailler. Parfois je la croise sur le marché. Elle me fait beaucoup de peine.
— Mais que lui est-il arrivé ?
— La face cachée de l’amour…
Devant mon incompréhension, Mamé m’expliqua.
— Il se raconte que son mari la violente. Je ne saurais dire si c’est vrai. En tous cas, même un aveugle saurait percevoir son manque de lumière. Il n’y a qu’à entendre combien sa voix est éteinte.
— Mais, enfin ! Pourquoi reste-t-elle avec lui ?
Mamé haussa les épaules.
— Mais enfin ! m’exclamai-je.
— Ne juge pas trop vite Bibine. L’amour – enfin ! ce qu’on pense de l’amour – est bien plus complexe que ce qu’on veut bien croire.
La remarque de ma grand-mère interrompit aussitôt le tonnerre qui grondait en moi.
— Et personne ne lui vient en aide ?
— Tu sais ma chérie, il n’y a que dans tes livres que les gens ont le courage de se mêler des histoires des autres. En réalité, tout le monde préfère parler à voix basse plutôt que de tendre la main.
Ce constat m’effrayait autant qu’il me révoltait. Pourtant, je n’osai pas moi-même me lever pour parler à cette ancienne amie que ma vie à Paris m’avait faite oublier.
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