Chapitre 18
Penchée sur la table d’écriture du secrétaire, je relus les lignes que je venais de rédiger après avoir écouté Mamé me raconter son enfance. Je comprenais à quel point parler de tout ça lui était pénible. J’avais bien en mémoire quelques brèves anecdotes qu’elle et Papé me racontaient de l’époque de la guerre. Mais ils étaient si jeunes – peut-être l’étais-je moi-même lorsqu’ils me parlaient de cela – que je n’avais jamais posé plus de questions. Ils n’étaient pas juifs, n’avaient pas été embarqués vers les camps de la mort. Hitler semblait loin d’eux. Dans mon esprit enfantin, ils vivaient quasi-normalement.
En apprenant ce qui était arrivé à mon arrière-grand-mère, je ressentis pourtant une profonde culpabilité. J’étais jeune – certes – mais, moi qui nourrissais tant de rêves de liberté, pourquoi ne m’étais-je pas plus attardée sur l’enfance de mes grands-parents, sur leur liberté amputée, leurs rêves brisés ? Parce que non ! Ils n’avaient pas vécu « normalement ».
Cependant, en parcourant de nouveau les lignes de mon cahier, ce n’était pas tant le contexte historique qui me hérissait, mais l’attitude de cet homme que je peinais à imaginer comme étant mon arrière-grand-père. Un homme misogyne, capable d’humilier sa femme et son enfant. J’éprouvai une tendresse touchante pour cette femme que je n’avais pas connue mais qui, à elle seule, avait été capable d’apporter un amour infini à ma grand-mère. L’amour d’un père et d’une mère en un seul. L’amour du monde entier.
Imaginer Mamé grandir sans sa mère, auprès de cet homme affable me mit dans une colère noire. Et je ne pus m’empêcher de penser à Jenny et son mari...
Perdue dans mes pensées, je sursautai en entendant la porte de ma chambre s’ouvrir à la volée.
Ben…
— T’es allée trouver Jenny ?
— Les nouvelles vont vite...
Si nous n’étions pas « copines », mon cousin et elle semblaient toujours liés.
— Tu peux pas te mêler de tes oignons ?
Je ne répondis pas. Je n’avais pas envie d’avoir cette conversation, encore une fois. J’étais épuisée. Coucher sur le papier les souvenirs de Mamé m’avaient fatiguée.
— Quand est-ce que tu vas comprendre que cette histoire ne te regarde pas?
— T’étais au courant que notre arrière grand-père était un sale ivrogne ? Un porc qui n’en avait rien à foutre ni de notre arrière-grand-mère ni de notre grand-mère ? Tu savais que la mère de Mamé s’était fait tabassée par les Allemands ?
J’avais crié. Ben semblait troublé, ce qui lui fit perdre toute assurance.
— Je… Non, mais je ne vois pas le rapport avec Jenny.
— Le rapport c’est que j’en ai marre de tous ces mecs qui ont le pouvoir de nous engrosser, de nous humilier, de nous licencier, de nous tabasser… Notre arrière-grand-père, le mari de Jenny, Simon Cordier, TOI. J’en ai ma claque de vous tous !
Mon cousin me regardait avec des yeux ronds de surprise. Je sentais le feu sur mes joues et m’imaginais parfaitement les cheveux en bataille, hurlant ma fureur que je sentais s’échapper par tous les pores de ma peau.
J’avançai vers la porte et la main sur la poignée, je toisai mon cousin.
— Si tu ne veux rien faire pour Jenny, c’est ton problème, moi je ne resterai pas les bras croisés. Que ça te plaise ou non. Maintenant, sors de ma chambre et la prochaine fois que tu t’avises d’entrer sans frapper, je te fous mon poing dans la tronche !
**
Allongée dans mon lit, je peinais à faire redescendre ma tension. Les mots, les images tourbillonnaient dans mon esprit. Je les sentais onduler sous ma peau, assaillir mon cœur pour le conduire à battre plus fort encore. Les corps et les visages se mêlaient les uns aux autres pour se recomposer, teintant mes pensées d’une autre réalité.
Je déposai mes deux mains sur mon ventre, m’obligeant à penser à autre chose qu’au vide à l’intérieur, puis inspirai profondément par le nez, les yeux fermés. J’imaginai un ballon sous mes doigts. Petit, flasque et rouge. Tout en inspirant, je pensai à toutes ses émotions que je sentais se débattre en moi. Comme dans ces patchwork de papier que j’aimais tant créer, je puisai ça et là, un peu d’encre colère, de peinture bleu-ciel, j’y ajoutai un peu de vent et beaucoup de soleil, quelques cris de mouettes et des bouts de cerfs-volants. Une fois le tout emmagasiné, j’expirai lentement et longtemps. Petit à petit, le ballon rouge s’épanouit comme un coquelicot flétri qui soudain prend vie. Ma tête se vida, balayant ce fouillis de mots et de silhouettes pour ne laisser qu’un rond rouge et flamboyant au centre de mon esprit. Un ballon rouge comme un soleil qui se couche. Rond, doux, orangé. Mon pouls s’apaisa.
Je continuai mes exercices de respiration, ajoutant au ballon-soleil, un poisson-mouette, et le rire de ma grand-mère. J’avais trouvé comment aider Mamé à ne pas oublier et j’étais intimement convaincue que parler de sa vie la libérerait de certains poids.
Mais comment allais-je aider Jenny ?
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