Retour 3 : Le procès

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Baby avait passé la journée dans sa chambre, ne ressortant que pour les repas. Le soleil s'était couché depuis deux bonnes heures quand il jaillit dans la pièce à vivre, des frondes dans la main. Son enthousiasme ne fut interrompu que par le tocsin.

— Matéo, regarde, j'ai terminé. Tu en penses quoi ?

Son examinateur observa admiratif ses réalisations. Il ramarqua les proportions, la finesse des coutures et la qualité du travail.

— Dis donc ! C'est incroyablement bien fait.

Piqué par la curiosité, Gibraltar s'approcha.

— J'approuve. Mais où as-tu appris à faire cela ?

— Des amis à moi du village où on habitait.

Contrairement à Matéo, le jeune homme examina en connaisseur la fabrication.

— Ça, ça ne peut venir que des mineurs isolés de Stuttgart ou je ne m'y connais pas.

Baby se contenta de hausser les épaules et, se voyant découvert, disparut dans sa chambre.

Des coups violents retentirent dans tout l'habitacle.

— C'est quoi encore ce boucan ? On n'est jamais tranquille dans ce pays, grogna Gibraltar.

Il alla ouvrir et découvrit deux miliciens d'une trentaine d'années, reconnaissables à leurs épaulettes dorées.

— Veuillez vous rendre dans la salle du conseil située dans la maison de l'administrateur.

— C'est pour le procès ? Mais c'est dans une heure !

— Vous devez vous présenter maintenant, intima le plus proche.

— Nous irons quand nous déciderons.

— Ne nous obligez pas à vous contraindre.

— Hé bien, venez nous chercher ! J'aimerai bien voir ça !

Matéo s'était approché. Les deux hommes montèrent les marches jusqu'au seuil de la barge. L'un d'eux se prépara à bousculer Gibraltar quand il sentit le canon d'un laser sur sa tempe.

— Tu fais un pas de plus et je t'explose le crâne.

— OK. On se calme. Vous devez obtempérer.

— Contrairement aux autres, il faut nous le demander gentiment.

Une voix impérieuse retentit sur le tarmac bien éclairé.

— Laissez-les ! Ils ont promis de venir. Ils sont nouveaux et ne connaissent nos règles. Soyons indulgents pour cette fois.

Les deux miliciens s'éloignèrent. Pi jeta un regard torve vers la barge et fit demi tour.

Après avoir inondé Baby de recommandations de prudence, les deux garçons sortirent. Ils pénétrèrent dans la salle du conseil un peu avant 19 heures.

L'huissier demanda à Gibraltar de lui remettre son arme.

— Ce genre d'objet est interdit.

— Et alors ? Vous en avez bien vous (nul comme dialogue. A revoir) ! rétorqua le jeune homme qui pénétra dans la salle bondée et trouva deux places au milieu d'un banc. Tous les regards de l'assistance éberluée se fixèrent sur les hommes qui avaient osé défier la milice.

— Ils vont avoir des problèmes, murmura quelqu'un à son voisin.

— Tais-toi ! Ce n'est pas nos oignons, répondit l'autre.

Tout le village était présent. Derrière les rangées de têtes, Matéo distingua le bureau du juge. À droite l'accusé était assis, tête baissée, entouré de deux gardiens. L'huissier frappa la cymbale suspendue au plafond afin d'imposer le silence, ce qui était inutile car personne n'avait le cœur à parler. L'assistance connaissait que trop le déroulement d'un procès et savait comment cela finissait. Le président du conseil demandait si quelqu'un voulait défendre l'accusé. Ce n'était qu'un rituel, une simple formalité car chacun savait que personne ne se risquerait à se porter volontaire à cette tâche.

Quand la cymbale finit de retentir, l'huissier annonça le juge qui attendait dans l'arrière salle.

— Notre très distingué président du conseil, le vénérable Pi.

La salle se leva dans un même élan. L'administrateur apparut, revêtu d'une robe noire assortie d'un jabot blanc. Il enleva son calot et s'assit. L'assistance l'imita sur un signe de l'huissier. Le long des rangées de bancs, des miliciens surveillaient la foule, immobiles à un mètre les uns des autres.

L'huissier murmura quelques mots à l'oreille de Pi. Celui-ci leva la tête et lança en direction de Gibraltar un regard menaçant.

— Affaire 5233 relatif à un impayé concernant le citoyen Fabre Mayère. Citoyens, citoyennes, nous allons juger le comportement déviant qui est reproché au mis en cause et l'aider à changer son comportement anti social, de nature à causer du trouble et un préjudice à notre bien aimé Intendant Mahoré. Il a oublié l'enseignement de notre Libérateur et guide qui a dit : "Désobéir, c'est remettre en cause, c'est rejeter la stabilité qui assure notre prospérité et fissurer l'unité qui fait notre force. Désobéir, c'est critiquer, récriminer. C'est un comportement subversif." Il a dit aussi : "Discipliner, c'est aimer". Nous jugerons cette affaire sur la base de ses deux principes. Mais avant de commencer, quelqu'un veut-t-il prendre la défense de l'accusé ?

Pi balaya du regard l'assemblée.

— Personne ? Nous allons pro...

— Moi, je veux bien prendre sa défense, proclama Matéo.

Un murmure parcourut l'assistance.

— Silence ! cria l'huissier.

Le juge prit un air à la fois surpris et contrarié. Il commença à trouver les nouveaux venus quelque peu encombrants.

— Veuillez dans ce cas prendre place sur le siège devant... Je vais porter à votre connaissance les faits. Le prévenu ici présent a refusé de payer la taxe dont il est redevable envers l'Intendant Mahoré. Il a été interrogé et a reconnu son méfait. Le délit est constitué. Rapport a été rédigé sur son comportement antisocial. La parole est à la défense.

Matéo se leva, demanda à prendre connaissance de l'acte d'accusation et en reçut un exemplaire constitué d'un seul feuillet. Il prit le temps de le parcourir sans tenir compte de l'impatience affichée du juge.

— Si la défense n'a rien d'autre à dire, je vais prononcer la sentence.

— J'ai deux questions à poser concernant l'acte d'accusation. Pouvez-vous me dire qui a rédigé et signé l'acte d'accusation ?

— Vous savez lire il me semble.

— En effet, mais je voudrai que vous précisiez à cette assemblée qui a rédigé cet acte.

— Cette question n'a aucun rapport avec les faits et ne présente donc aucun d'intérêt, vociféra le juge.

— Laissez-moi faire le lien qui convient, insista l'avocat sans se départir de son flegme. Répondez à la question je vous prie.

Le juge jeta des regards dans tous les sens, comme pour chercher un appui.

— C'est l'administrateur Pi qui a signé.

— Est-ce vous qui avez interrogé et rédigé ce rapport que vous désignez par l'acte d'accusation ?

— Non, ce n'est pas moi, c'est l'administrateur Pi.

— Et vous êtes le juge Pi, c'est exact ?

— En effet ! Venez-en vite au fait s'il vous plaît !

— Mais l'administrateur Pi et le juge Pi sont une seule et même personne, n'est-il pas vrai ?

— C'est exact. Je suis le seul habilité à rédiger ce genre de document.

— C'est bien ce que je voulais vous faire dire, conclut Matéo. Ne pensez-vous pas qu'il y a un conflit d'intérêt ?

— Je ne vois pas lequel ?

— Vous êtes à la fois juge et parti dans cette affaire. Le juge Pi ne va pas désavouer l'administrateur Pi qui a interrogé et rédigé l'acte d'accusation. De ce fait, vous préjugez de la culpabilité du prévenu. La condamnation est décidée avant même l'ouverture du procès.

— C'est un peu normal puisqu'il est coupable et l'a reconnu en personne.

Matéo se tourna vers l'assistance qui était témoin d'une chose inimaginable. D'habitude, en quelques mots, la sentence était prononcée. L'intérêt était à son paroxysme.

— Vous reconnaissez donc que la culpabilité a été décidée avant toute forme de procès.

— Maintenant que vous avez terminé, puis-je faire connaître le verdict ?

— Je n'ai pas encore terminé. J'ai une deuxième question. Dans votre rapport, il est indiqué que le prévenu a dit qu'il ne pouvait pas payer car la saison de pêche a été suspendue du fait de la banquise. Ce qui est différent de l'accusation de je cite "refus de payer". Il ne refuse pas de payer. Il ne peut pas payer. Pourquoi l'acte d'accusation ne tient-il pas compte des déclarations du prévenu ?

— Est-ce à moi de répondre aux questions du condamné ? C'est à lui de rendre compte, pas à moi. Maintenant que vous avez posé vos questions aussi futiles qu'inefficaces, faites votre plaidoierie, je vous prie. L'heure tourne et tous ces braves gens désirent retourner chez eux et dîner. Ne leur faites plus perdre leur temps.

Gibraltar se leva.

— C'est bien la première fois que vous vous préoccupez des habitants de ce village. Si c'était le cas, Fabre Mayère ne serait pas sur le banc des accusés.

Une vague de timide protestation parcourut la salle.

— Silence ou je fais évacuer la salle, vociféra le juge Pi dont la figure commençait à prendre une belle teinte rougeâtre.

— C'est inutile. Je vais plaider. Ce pauvre Fabre est un simple pêcheur. Depuis deux mois, la mer est prise dans les glaces. Vous avez suspendu de votre propre autorité la saison de pêche, ce qui entraîne une perte de revenus importante. Dans le même temps, vous exigez les taxes portuaires. Il ne peut payer et a demandé un report jusqu'à ce qu'il sorte à nouveau en mer. Vous avez refusé. C'est infâme de le condamner pour une situation dont vous êtes la cause. Cet homme est innocent et s'il y a encore une justice pour ces gens qui travaillent pour vous enrichir, vous le relaxeriez.

Un tonnerre d'applaudissements éclata, tel un orage qui grondait depuis longtemps.

Pi frappa avec frénésie son marteau sur son socle pour ramener le calme.

— Silence !... Silence !... Après avoir examiné avec impartialité les éléments portés à sa connaissance, le tribunal déclare le citoyen Fabre Mayère coupable de rébellion et le condamne à passer la nuit au pilori.

L'assistance se leva d'un bond. Des sifflets fusaient, des quolibets et injures s'élevaient. Le président de séance se précipita à l'abri par une porte dérobée. Les miliciens entourèrent la foule, matraque en main. Le calme revint. Chacun retourna chez lui avec ce qu'il n'avait plus ressenti depuis longtemps : l'espoir de sortir enfin de leur sujétion.

A l'énoncé du verdict, les gardiens immobilisèrent le condamné qui, abattu, ne manifestait même pas la moindre velléité de se soustraire à la sentence. Les miliciens, sous la menace de leurs armes, firent évacuer la salle en bon ordre pendant que Fabre était déshabillé et conduit au lieu de son supplice. Lorsque Matéo sorti, un vent glacial balayait les rues. La froidure s'inscrustait dans les moindres interstices des vêtements, étendait sur tout le corps ses tentacules gelés et engourdissait, sclérosait, tétanisait les membres impuissants face à une telle invasion.

Fabre fut saisi par la température polaire et ce n'était pas son pagne qui pouvait lui apporter une quelconque protection. Les miliciens l'attachèrent assez court pour l'empêcher de s'agenouiller. Leurs brutalités lui arrachèrent un gémissement.

— Allons ! Ne fais pas ta mijaurée. Ce n'est que le début.

— Tu ne veux pas que je te réchauffe quand même !

Ils riaient de bon cœur, insensibles et sourds à ses supplications.

Matéo serraient les mâchoires et Gibraltar ses poings à la vue de cette scène répugnante. Ils frémirent quand deux des miliciens versèrent de l'eau froide sur la tête du condamné qui poussa un cri de douleur. Peu à peu, du givre se formèrent dans ses cheveux. Ses larmes se figèrent sous le froid. Le supplicié hoquetait. Les vilageois, derrière leurs carreaux regardaient la scène.

Ce spectacle, s'il en était, rappela à Gibraltar le souvenir douloureux de son ami sur le pilori. L'empathie qu'il éprouvait se transforma en colère, la colère en rage. Il regarda Matéo qui acquiesça de la tête. Celui-ci matérialisa deux boucliers, minuscules sphères qui engendreraient un champ de force circulaire en cas d'attaques.

Gibraltar s'approcha des miliciens qui, tout à leur plaisir malsain, ne le virent pas venir. Il tira sur les cheveux du plus proche, posa le canon de son arme sur sa tempe et se servit de son corps comme bouclier.

— Alors, on s'amuse ? On aime les virées nocturnes ? Vous là, vous restez ici. Déposez vos armes.

Il jeta un œil derrière lui et aperçut Matéo avec deux sauts d'eau.

— À genoux ! Les mains votre crâne de piaf.

Matéo déversa l'eau sur leur tête. Ils levèrent le bras dans un geste dérisoire de protection.

— Béh alors ? Ça ne vous amuse plus ? ironisa Gibraltar. Dommage parce que, moi, je m'éclate.

Une foule commença à s'assembler, étonnée de la hardiesse de l'intervention des deux jeunes hommes. Matéo détacha Fabre, le couvrit de son manteau et le remit à sa famille. Les gens applaudissaient.

— Allez vous changer avant de prendre froid, ordonna Matéo.

Gibraltar laissa partir les miliciens transis et étonnés d'une telle mansuétude et de l'attention portée à leur bien-être.

— Êtes-vous le Shiloh dont nous a parlé maître Sôto ?

— Mais oui, c'est lui.

— Nous avons vu votre exécution sur les infocrans, mais maître Sôto n'a jamais douté.

Ils l'entouraient, cherchant à le toucher pour exprimer leur reconnaissance et leur affection.

— Nous vous avons attendu si longtemps. Nous désespérions de votre retour.

— Ne restez pas, dit un autre. Les représailles seront terribles.

— Merci mes amis. Il est tard. Retournez en paix chez vous. À chaque jour ses problèmes. Nous verrons ce que demain nous réservera.

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