Retour 4 : La riposte de Pi
Le lendemain du procès, le jour s'étant bien installé, Pi convoqua le capitaine des miliciens ainsi que ses deux adjoints. Encore ensommeillés après une courte nuit mouvementée, ils entrèrent dans la Maison de l'Administration par la porte arrière. Un bon feu crépitant les attendait ainsi que des boissons chaudes que la gouvernante, levée dès potron-minet, leur avait préparées à la demande de l'administrateur.
Celui-ci, debout devant l'âtre, leva la tête à leur arrivée.
— Approchez ! Installez-vous !
Il s'assit en face de ses trois subalternes transis de froid. Sur un signe de tête, la gouvernante, une matronne bien en chair dont la voluptueuse silhouette donnait un gage sérieux de la qualité de ses préparations culinaires, servit un café brûlant. Lorsqu'elle eut disparu dans la cuisine, il démarra la réunion sur un ton à la fois confidentiel et solennel.
— Messieurs, après le fâcheux incident au cours du procès, il me semblait évident de provoquer cette réunion de crise. Comme vous le savez, un avocat a été désigné pour défendre un délinquant. Ça ne s'était pas présenté depuis longtemps. Ces étrangers ne connaissent pas nos règles, mais ce n'est pas le plus grave.
Le capitaine s'attendait à ce que l'administrateur évoque l'agression dont lui et deux de ses hommes avaient été les victimes. Il était encore sous le choc et s'apprêtait avec soulagement à en parler.
— Par ses questions, il a remis en cause mon autorité. Il a tenté de soulever l'assistance contre moi. Sa plaidoirie constitue une menace explicite contre ma personne et donc contre notre bien-aimé Intendant dont je représente les intérêts. Vous êtes des militaires formés à la guerre. Face à cette insurrection larvée, faites-moi connaître les mesures pour assurer ma protection et maintenir l'ordre et la justice.
— Monsieur l'administrateur, nous sommes nous-mêmes confrontés pour la première fois à cette situation.
Pi s'agitait sur son banc.
— Comment capitaine ? Vous n'êtes pas en mesure d'assurer l'ordre et la sécurité ?
— D'habitude, ils obéissent sans se rebiffer. La menace suffit. L'arrivée de ses deux étrangers a changé les choses. Ils sont particulièrement audacieux. Hier soir, ils ont empêché par la force l'exécution de la sentence que vous avez prononcée. Ils nous ont même arrosé d'eau et forcé de rester à genoux.
Le visage d'habitude couperosé du responsable du village devint livide. Ses mains qu'il n'arrêtait pas de frotter l'une contre l'autre, devinrent moites.
— Pourquoi n'avez-vous pas utilisé le taser de vos matraques ? Elles m'ont coûté assez cher. Pour une fois où vous avez une bonne raison de les utiliser, vous en êtes incapables.
— Ils nous ont pris par surprise et avaient des pistolets à plasma.
— Je vois que la situation vous a complètement dépassés.
Le capitaine ne broncha pas sous l'accusation. Il ne put s'empêcher de penser que c'était plutôt lui qui était dépassé par la situation et que les événements récents montraient son incapacité à les gérer. Il ne put s'empêcher de le comparer aux deux étrangers qui affichaient une assurance de véritable chef. Il trouvait que l'un des deux terroristes ressemblait beaucoup à celui que l'on voyait sur les infocrans. Il s'étonnait que, non seulement il l'avait libéré mais avait voulu s'assurer que lui et ses hommes ne prennent pas froid.
— Nous sommes trop peu nombreux pour contrer une insurrection. Je vous propose d'envoyer deux de mes hommes à Stuttgart rendre compte de la situation et demander des renforts. En attendant, il serait plus prudent de calmer les esprits et ne rien faire qui puisse être interprêtré comme une provocation.
— C'est une véritable capitulation, mais c'est d'accord. Ils ne perdent rien pour attendre. Je veux deux sentinelles devant ma porte et les drones devront patrouiller toutes les deux heures de la tombée de la nuit au lever du soleil. Dès que les renforts seront là, je leur ferai payer leur audace et leur arrogance.
Matéo s'attendait à des représailles mais rien ne se passa. L'administrateur semblait avoir compris la leçon. Il décida de constater par lui-même l'état de la plage qu'il avait connue si belle. Par mesure de sécurité, Gibraltar l'accompagna ainsi que Baby qui avait insisté pour sortir car il voulait s'entaîner à la fronde. Pendant les quelques mois de sa cécité, il n'avait guère eu l'occasion de montrer ses talents et cela lui avait manqué.
En chemin, ils rencontrèrent deux miliciens amènes qui les saluèrent poliment.
— J'ai l'impression que la désagréable expérience de leur collègue hier soir les a refroidis quelque peu, commenta Gibraltar, s'esclaffant de sa blague facile.
— On dirait bien qu'ils ont changé d'attitude avec nous. Il vaut mieux rester sur nos garde. On ne sait jamais.
Arrivé sur la plage, Baby courut vers la surface gelé de la mer de Paname.
— Ne va pas sur la glace, Baby.
L'enfant s'arrêta juste à la limite, là ou finit le sable.
— Pourquoi ?
— On ne sait pas si la glace est suffisamment solide pour supporter ton poids.
Matéo rammassa quelques galets qui formaient une ancienne ligne de niveau des marées. Il lança une pierre : elle traversa sans problème la mince couche de glace et disparut dans l'eau. Ne pouvant jouer à ricochet, ce fut un concours de celui qui lancera le plus loin. Bientôt, la surface rigide de l'océan fut percée de dizaines de petits trous.
— Ça fond ou c'est moi ? demanda Gibraltar.
— J'ai l'impression que ça se réchauffe.
— Bientôt, on pourra sortir pêcher. Tu sais que j'ai choisi Erick comme capitaine.
— C'est une bonne idée. J'aimerai lui parler.
— Dis donc Baby, tu te débrouilles sacrément bien à la fronde. Regarde Matéo comment il est précis dans son tir. Je n'en reviens pas. Je vais retourner voir notre Pi chéri pour lui extirper quelques renseignements sur Erick.
— D'accord. Avec baby, on va poser quelques collets. Tu viens Baby ? On s'en va.
Le jeune adolescent rangea ses frondes dans sa besace et rejoignit Matéo en courant.
— On va poser des collets maintenant ? Trop bien.
— Tu n'en parles à personne.
— Je ne suis pas fou. Je n'ai pas envie qu'ils me les sabotent.
Matéo le mena dans la partie ouest de la forêt, là où jadis maître Sôto lui avait enseigné la vie des arbres, comment ils s'entraidaient, communiquaient les uns avec les autres dans l'intérêt collectif mais aussi individuel. En comparant le comportement des arbres avec celui des humains, il percevait mieux l'intelligence et la sagesse des arbres et se souvenait de l'exemple que lui donnait la nature.
— À quoi tu penses ?
— Pardon ? Je pense à l'enseignement de maître Sôto sur la forêt. Je crois que c'était ici. Comme la forêt a changé. Ils ont coupé la plupart des arbres pour construire des maisons. Pourquoi faut-il qu'ils saccagent tout sur leur passage ? C'est ce qu'ont fait les ancêtres et cela a provoqué le Grand Chaos. Ils n'ont pas appris des erreurs du passé.
— Tu vas leur apprendre. Tu es notre Shiloh, déclara Baby avec une confiance inébranlable.
— Je peux essayer mais maître Sôto le fera mieux que moi. Et si on posait les collets maintenant ?
Baby examina les traces sur la neige et repéra les passages empruntés par les animaux. Il posa les collets dans des endroits stratégiques avec force explications à l'adresse de son grand compagnon qui écoutait, le regard scintillant d'une admiration mêlée de surprise des connaissances enfouies dans une tête si jeune.
— Mais où as-tu appris tout cela, demanda Matéo.
— Quand j'étais jeune. Je voulais aider ma maman, alors je braconnais sur les terres du duc. Elle voulait pas parce qu'elle avait peur des conséquences "qui pouvaient être terribles" disait-elle.
— Ça ne me dit toujours pas où tu as appris tout ça.
— J'étais avec d'autres enfants. Ils braconnaient aussi. C'est eux qui m'ont appris à fabriquer des frondes. On s'entraînait dans les ruines.
— Qu'est devenue ta maman ?
— Elle est morte.
— Pardon. Je suis désolé !
— Pas grave ! C'est le militaire qui nous a arrêtés en flyboard qui l'a tuée. J'ai reconnu sa voix dans la forêt.
— Tu veux parler de Mahoré ?
Matéo le serra dans ses bras avec une grande tendresse.
— On retourn à la maison ? proposa-t-il en lui ébouriffant les cheveux.
Ils retrouvèrent avec plaisir et un certain soulagement la douce chaleur de la barge. Un merveilleux fumet de poisson les accueillit et leur ouvrit l'appétit. Gibraltar était aux fourneaux. Ils se régalèrent d'un bon bouillon de poisson et de quelques légumes.
Matéo demanda à Esprit de matérialiser une cheminée ainsi que son conduit et une fumée grise ne tarda pas à s'échapper de la barge. Le rayonnement des braises incandescentes , la danse des flammes, le crépitement du bois apportaient une atmosphère chaleureuse et incitaient au recueillement.
Baby ne pouvait en détacher le regard et il fallut plusieurs rappels avant qu'il n'accepte de quitter la proximité de l'âtre pour venir dîner. Le repas avalé, il reprit sa place au coin du feu, attiré tel un insecte par un braséro.
Cette douce quiétude fut interrompue par un grattement discret à la porte. Gibraltar alla ouvrir. Un courant froid pénétra dans la barge. Un géant attendait, grelottant dans le frimas.
— Entrez vite, vous allez tout refroidir.
— Venez vous réchauffer près du feu, invita Matéo.
L'homme se redressa avant d'abaisser sa capuche : c'était Erick. La pièce sembla s'être rétrécie en sa présence. Malgré sa carrure de géant, il parut intimidé. Il s'approcha de la cheminée et apprécia la chaleur qui s'en dégageait.
— Venez prendre un bouillon. Ça vous réchauffera.
Le géant avait les traits fatigués. Il avait perdu ses manières bourrues et affichait l'air résigné de celui qui portait toute la misère du monde et c'était sans doute le cas.
— Nous sommes heureux de vous retrouver Erick. Comment allez-vous ainsi que votre femme ?
Baby s'était approché de la table.
— Aussi bien que la situation le permet, répondit le pêcheur qui ne cessait de jeter des regards surpris vers Baby et vers Matéo.
— Il était aveugle mais il a recouvré la vue lorsque nous avons pénétré dans le sanctuaire, expliqua ce dernier.
— C'est bien vous que l'on voit sur les infocrans ?
— C'est bien moi !
— Alors, maître Sôto a raison. Vous êtes revenu ! Il n'en avait jamais douté.
— Dites moi, savez-vous où il se trouve actuellement ?
— Comme il refusait de cesser d'enseigner votre retour prochain, ils l'ont amené. Sans doute dans un camp de rééducation. J'ai entendu dire qu'il y en a plusieurs autour de la capitale Stuttgart : plusieurs camps de travail, un camp de rééducation pour les hommes, un de procréation. Il y en a même un où sont parqués les enfants.
— C'est terrible, murmura Gibraltar qui eut du mal à avaler sa salive. Un camp de procréation ?
Baby, qui parlait beaucoup, ne perdait pas une miette de tout ce qu'il entendait.
— Oui. Ce ne sont que des rumeurs qui circulent. Slau a besoin d'hommes pour son armée. Mais il n'a pas confiance dans les jeunes qu'il a embrigadés de force : il a créé un camp de procréation, il appelle ça camp de régénération, où des jeunes filles sont parquées et violées par les militaires pour qu'elles produisent des enfants qui seront formés pour la guerre. Ceux qui refusent sont exécutés par leurs congénères qui prouvent ainsi leur attachement et leur fidélité au système.
Et ce grand gaillard se mit à pleurer à chaudes larmes, soulagé d'avoir pu épancher le trop plein de l'insoutenable vérité qui le rongeait.
— Je ne peux rien faire. Dans quel monde on vit !
— Tout cela n'est pas de votre faute Erick, répondit Matéo. Vous n'y êtes pour rien.
Le Shiloh posa les mains sur celles d'Erick et lui transmit une onde pleine de chaleur et d'empathie. Peu à peu, le géant retrouva son calme.
— Je suis venu car j'ai appris que vous cherchez à me voir.
— Je voulais des informations sur maître Sôto et sur la situation. Je vous remercie de me les avoir données, répondit Matéo avec douceur.
— En ce qui me concerne, j'ai acheté un bateau et je vous ai choisi comme capitaine. Je voulais que vous le sachiez. La banquise est en train de fondre. Nous pourrons partir à la pêche bientôt.
— Il faut attendre l'autorisation de l'administrateur.
— Je crois qu'il vous a ponctionné tout ce qu'il a pu et que vous avez besoin de nourrir votre famille, compatit Matéo.
— On se débrouille comme on peut. On se rationne car on doit vendre toute notre pêche à la société de pêche de l'Intendant Mahoré.
— C'est ce qu'on verra. Erick, on ira pêcher dès que la glace aura disparu, sans attendre son autorisation, et on distribuera le produit de la pêche à tous ceux qui en auront besoin. C'est comme ça que je conçois le commerce. On fera comme au bon vieux temps.
— Merci Gibraltar. Vous nous redonnez espoir. C'est avec plaisir que ejpêcherai pour vous. Je dois vous quitter car ma femme va s'inquiéter.
— Merci pour votre visite Erick, conclut Matéo. Prenez ces quelques provisions, soyez prudent et embrassez Béjonga de notre part !
Erick nota qu'il n'avait pas oublié le nom de sa femme. Ce soir là, le colosse retourna chez lui, le cœur gonflé d'espoir et d'un sentiment qu'il n'avait plus ressenti depuis longtemps : la reconnaissance.
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