L’entretien avec Nina
Quelque temps après l’avis de recherche, Nina, la tante de Sarah se présenta à mon bureau et me raconta son histoire. Son mari ignorait totalement son intention de me rendre visite. Elle ne me l’avait pas dit explicitement, mais à travers ses paroles, je pus le deviner. Oublier sa fierté pour aller supplier l’ennemi aurait provoqué la colère de son époux.
Cette femme de soixante-cinq ans, qui paraissait dix ans de moins, était d'une élégance remarquable, tant dans son comportement que dans son éloquence. Elle parlait posément en maîtrisant parfaitement ma langue. Elle avait probablement grandi dans Jérusalem ouest dans une famille bourgeoise. Ses cheveux étaient de couleur châtain clair, coupés très courts et soignés. Elle portait une robe beige qui, bien qu’en lin, ne présentait aucun faux pli. Le pendentif autour de son cou était constitué d’une émeraude brute entourée de tout petits rubis. Quand elle remuait les mains, le tintement d’une dizaine de bracelets Touareg en argent, jouait comme d’un instrument de musique.
Son aspect extérieur se trouvaient en parfaite harmonie avec sa personnalité. Sa voix rocailleuse me laissait deviner que c'était une fumeuse. Ses paroles n'étaient ni exagérées, en plaidant en faveur de sa fille adoptive, ni trop sèches envers moi, montrant ainsi un profond respect à mon égard.
Elle me demanda de ne pas prendre de note afin de ne pas desservir Sarah. Non seulement son charisme m'imposait le respect, mais aussi sa naïveté enfantine me fit exécuter sa demande sans aucune objection. C’était évident que je n'allais pas profiter de l’aveu d'une femme en détresse pour compléter mon dossier et cela même si mes supérieurs ne voyaient en mon acte qu'une forme de traîtrise.
Elle était sincère dans ses propos et parfaitement cohérente : « Permettez-moi, monsieur l'inspecteur, de vous éclairer sur certains points au sujet de ma fille adoptive, Sarah... »
En écoutant toute son histoire, je n'ai pu m’empêcher d’irriter la tante en pointant que sa fille devenait une menace pour le pays. Je le fis de manière assez sèche en cachant volontairement ce nouvel intérêt que j’avais pour sa protégée. Elle me regarda avec un air étonné comme si ce que je disais, était déplacé. Ensuite elle s'exclama d’une voix calme et imposante : « Croyez-vous qu'elle soit toujours une menace, après tout ce que je viens de vous dire ?
– Pardonnez-moi, madame, je ne vous suis plus ! répondis-je sur un ton aussi calme que le sien. Tout ce que vous me dites ne suffira pas à effacer les accusations contre elle.
– Si vous avez encore ne serait-ce qu'un petit brin d'humanité, vous ne verrez plus Sarah de la même façon ! Elle n'est pas une terroriste comme vous avez souvent l'occasion de le rappeler. Elle est un être blessé qui n'a pas su réclamer justice. Un être révolté à qui la vie n'a pas fait de cadeau en lui prenant ses proches très tôt !
– Vous perdez votre temps madame ! m’exclamai-je sur un ton autoritaire. C'est auprès d'un avocat que vous auriez dû vous diriger !
– Ne m'obligez pas à vous supplier ! S'il vous plaît… il ne me reste plus qu'elle dans ma vie. On m’a déjà pris son frère.
Elle parut soudainement très fragile. Toute la prestation qu'elle avait donnée jusque-là, s’effondrait. Ses yeux rougissaient ; je sentais l’émotion monter. Ses larmes perlaient. Je baissai d'un ton en m’exclamant : « Si je pouvais vous aider, je l'aurais fait volontiers, mais il n'y a rien que je puisse faire.
– Oh que si ! Vous avez le pouvoir de changer les choses.
Elle me regarda droit dans les yeux, puis elle prononça doucement ces mots en appuyant sur chaque syllabe : « Protégez-la ! »
Je la regardai pendant un moment, essayant de saisir le sens de ses propos. Je n'étais pas sûr de comprendre ce qu'elle entendait par là. Il y avait une certaine confusion dans ce qu'elle me demandait.
– Que voulez-vous dire par la protéger ? Ce n'est pas vraiment ma priorité.
– Protégez-la en la maintenant en vie ! Vous savez très bien que vous ou l'un de vos collègues n’hésiterait pas à appuyer sur la détente.
– Madame, je n'ai jamais tué personne ! Je ne vois pas pourquoi je le ferais avec elle.
– Monsieur l’inspecteur, vous êtes le mieux placé pour savoir que les arrestations ne se passent pas toujours comme prévu, surtout pour les Palestiniens. »
Elle s’arrêta un moment, comme si elle se rappelait quelque chose, puis se mit à fouiller dans son sac et sortit quelques photos de son enfant bien aimé. Elle les posa délicatement sur la table en s’écriant : « Regardez la ! Regardez son sourire ! Ne voyez-vous pas quelque chose d'unique ?
Je restais un moment à observer cette femme qui semblait convaincue que ce qu'elle avait entre les mains ne pouvait être qu'un joyau rare de la nature. Et comme je ne regardais toujours pas les photos, elle reprit : « S’il vous plaît mon enfant, regardez-la, et dites-moi honnêtement ce que vous voyez.
Les mots « mon enfant » heurtèrent mes oreilles comme un compliment qui ne m'était pas destiné. Je sentis un léger frisson me parcourir le corps et, comme je ne voulais pas qu'elle s'en aperçoive, j’obtempérai en regardant ses photos. Au premier abord, je ne vis rien de particulier, mise à part, une jeune fille assise à même le sol, qui souriait toujours de la même façon, face à l'objectif. Puis je me mis à observer l'arrière-plan qui m'était familier. J’exprimai mes pensées à haute voix, sans même m'en apercevoir : « Je connais cet endroit, c'est la Sorbonne ! Cette petite fontaine est une énigme pour moi. J'ai toujours trouvé qu'elle manquait de charme ! »
Bien qu'elle insistât pour que je regarde ses photos, elle avait déjà l'air perdue dans ses pensées. Quelques secondes passèrent avant qu’elle ne se décide de me demander : « Qui, Sarah ?
– Non, je parlais de la fontaine voyons ! Votre fille adoptive était-elle étudiante à la Sorbonne ?
– Oui, elle a étudié les sciences politiques. C'était une assez bonne élève mais, hélas, elle n’a pas pu terminer.
– Dommage pour elle.
– Mon enfant, vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous voyez sur les photos ?
– Une charmante jeune fille !
– Mais ce n'est pas de ça dont je voulais vous parler. Regardez très bien l'expression de sa joie. Je ne sais pas dans quel état d'esprit elle se trouve aujourd'hui, mais une chose est sûre, c’est qu’elle n’est plus heureuse. Il est très difficile pour moi de la savoir fugitive. Maintenant, mon enfant, il me reste qu'une dernière chance, c'est vous ! S'il vous plaît, protégez-la ! Protégez-la de ce système injuste qui ne cesse de fabriquer chaque jour son lot de victimes !»
Bien que cette femme n’ait jamais eu d'enfants, son instinct maternel était d’une telle force qu'il ne pouvait que m'émouvoir.
Je n'ai jamais vraiment compris la complexité de la nature. Pour certaines personnes, les choses sont claires, puisqu’elle leur délivre le packaging contenant les deux options en même temps : les enfants et l'instinct maternel. Alors que pour d'autres, elles ont niquement le choix entre l'un ou l'autre. Cependant, je reste assez confiant de ce côté-là ; notre mère nature finit toujours par bidouiller et satisfaire ses créatures. Pour ma part, l'absence de l'amour maternel avait été compensée de façon instinctive par celle de mon père. S’il y a une chose dont la vie a pu me gâter, c'est dans ma complicité avec mon père !
La tante de Sarah quitta mon bureau sans doute déçue que je ne puisse lui faire de promesse. Mais avant de sortir, je lui fis la remarque que les photos de sa fille se trouvaient toujours sur la table.
« Vous pouvez les garder, me dit-elle en soutenant mon regard. Désormais, ce sont les vôtres.» Surpris par sa dernière remarque, je pris les photos sans rien ajouter et les mis dans ma poche.
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