Il faisait de plus en plus froid dans les bureaux, à mesure que les températures augmentaient dehors, transformant les vitres de l'openspace en véritable serre. Une guerre intestine et silencieuse s'opéra très vite entre les employés côté fenêtre et ceux côté couloir. Dès que Dap levait la tête de son écran, il voyait quelqu'un errer près du panneau de réglage de la clim. La pause déjeuner à la cafétéria amena une véritable libération pour tout le monde.
Aysha était bien décidée à faire son jogging malgré la canicule, aussi Dap se retrouva à suivre le groupe de Jerry et les autres. Il aperçut Blaise à son poste et lui proposa de les suivre.
— Je mange plus tard en général, protesta le jeune secrétaire.
— Pourquoi ?
— Si un appel pour Lydia ou Linus arrive, je dois...
— Attendre leur retour quoiqu'il arrive, coupa Dap. Allez ramène toi. Je ne bouge pas si tu ne bouges pas.
Blaise blêmit. Il n'avait qu'à voir l'étincelle dans le regard de Dap pour savoir que ce dernier ne plaisantait pas.
— Blaise, s'écria Jerry alors qu'ils s'installaient tous à table avec leurs plateaux. Comment t'as fait pour passer, je pensais que les stagiaires n'avaient pas d'accès à la cantine ?
— Je ne suis plus stagiaire depuis six mois.
— Tout ça parce que Lydia a eu pitié de toi.
Dap demanda à la cantonade qui voulait de l'eau et servit chaque verre tendu avec le plus de bruits possibles. Il avait espéré pouvoir déjeuner avec le groupe de collègues d'Aysha mais leur table était pleine à craquer quand Dap et Blaise arrivèrent. Béro et les autres étaient supportables mais Jerry...
— Elle n'a pas eu pitié de moi, rétorqua Blaise en rougissant.
— C'était bien au même moment de son divorce ? demanda Jerry en se tournant vers le reste de la table.
— Une période noire, confirma Béro. Le management s'en est fait ressentir. Linus a failli péter un plomb.
— J'ai l'impression qu'on y retourne doucement avec ce qui se passe dans ton service, renchérit un autre collègue à l'adresse de Dap.
Dap s'apprêtait à répondre mais Jerry le devança :
— C'était un de ces bordel ! Je me souviens selon quand tu demandais tes congés, Lydia pouvait te céder trois mois ou d’interdire de revoir ta famille ! Elle aurait recruté un âne à ce compte là !
Les joues de Blaise s’enflammèrent. Dap trouvait que Blaise était bien prompt à réagir à ce genre de stupidité.
— Ah mais c’est donc comme ça que tu as été recruté Jerry ! dit il avec un sourire mielleux. Tout s’explique.
Toute la tablée se répandit en rires compulsifs et les conversations reprirent sur d'autres sujets. Blaise jeta un regard mi-affligé mi-furieux à Dap, comme s'il ne l’avait pas entendu prendre sa défense et lui en voulait profondément de l'avoir traîné ici. Jerry pour sa part se pencha vers Dap :
— T'es à fond dis-moi.
— Oh t'inquiète, je ne suis comme ça qu'avec les petits rigolos dans ton genre.
Jerry ne tiqua pas, incertain de l'attitude à avoir tout comme Blaise qui suivait l'échange en retenant son souffle.
— Pas trop stressé par ce qui s'est dit hier ? Lydia n'est encore pas venue te sonner les cloches parce que tu avances trop lentement ?
— C'est plutôt à Linus qu'incombe ce genre de tâche !
— Merci Blaise, dit Jerry sans tourner une seconde la tête vers ce dernier. Alors ?
— Linus sait jusqu'à quel point je peux aller vite.
Dap ne put retenir un coup d'œil alarmé autour de lui, conscient que son chef avait le chic pour débarquer dans les pires moments. Il le repéra trois tables plus loin en compagnie de Lydia et deux autres hommes plus âgés, habillés de costards.
Jerry interpréta son trouble autrement et laissa échapper un rire de hyène.
— Mon dieu, t'as les boules à ce point là ? Je croyais que t'étais du genre à pas te laisser faire, monsieur je-me-fais-engueuler-par-personne.
— Pour l'instant, j'excelle à poser des questions, répondit Dap d'une voix égale. Ça se fait bien quand on a aucune idée du sujet, plutôt que de parler pour ne rien dire.
Blaise s'étouffa dans son verre d'eau. L'expression de colère mêlée d'incompréhension de Jerry fut balayée quand à l'autre bout de la table, Béro proposa à tout le monde un bar jeudi soir.
Dap n'était pas certain d'avoir remporté une victoire mais le rire étouffé de Blaise lui servit de récompense. Il se mêla aux voix qui acceptaient la proposition de Béro et choisit d'ignorer Jerry pour toute la durée du repas.
La routine s'installa en même pas deux jours. Alors que vingt quatre heures plus tôt, il discutait de son ex copine prenant du bon temps en Nouvelle Zélande, Dap se retrouva à nouveau à minuit, en train d'étudier pour son travail. Il avait cette fois ouvert les tutoriels envoyés par Aysha. Il se sentait épuisé de sa journée, son cerveau baignant dans un mélange cotonneux de fatigue et de satisfaction à cette journée bien remplie. Il se contenta de se passer des vidéos où des femmes et des hommes faisaient défiler des lignes de code tout en parlant en anglais. Il se sentait bien, presque soulagé, comme si tout était enfin à sa place.

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Le lendemain l'angoisse le saisit dès son arrivée au bureau. Ni Aysha ni Linus n’étaient en vue alors même que leurs affaires étaient là. Encore une journée de réunion ? Ou bien étaient-ils partis travailler dans une autre salle ? Dap brancha son ordinateur portable et reprit là où il s'était endormi hier soir.
A midi, Dap récupéra Blaise comme la veille et tous deux s'installèrent cette fois avec Béro et deux autres collègues. Jerry s'était absenté pour disputer un match de football avec ceux du troisième étage.
Blaise parla avec plus d'entrain avec les autres et Dap amusa la galerie en racontant comment il avait passé ses maigres années de fac à sécher et faire la fête.
Malgré un repas sans Jerry, Dap ne put combattre la vague d'inquiétudes, encore moins lorsqu'il revint à son bureau où Linus et Aysha l'attendaient.
— Merci pour ton mail de questions, dit Aysha en guise de salut. On va débriefer ensemble cet après-midi et on pourra faire les premiers tickets de bug.
— Super, répondit Dap au comble du soulagement.
— Oui, j'espère que tu as du temps devant toi.

Dap mit quelques secondes, puis minutes et enfin heures à digérer cette dernière remarque. Aysha n'avait pas fait exprès de se montrer sèche, mais il était évident qu'elle prenait les capacités de Dap en compte dans son temps de travail.

Ils étaient assis depuis des heures devant l’ordinateur de Dap.

— Je pensais pourtant avoir bien compris le système des bilans, dit Dap plus pour lui même.
Aysha répondit à son ressentiment par une moue sceptique.
— Sans explications ce n'est pas évident.
— J'ai passé deux soirées à lire la doc chez moi, rit Dap pour masquer la nervosité qui commençait à lui prendre la gorge.
— C'est bien, c'est bien, dit Aysha d'un ton distrait tout en scrollant sur son ordinateur. Tiens on va commencer par ce bug. Linus, tu peux lui expliquer pendant que je vais aux toilettes ?
Elle se catapulta hors de sa chaise, remontant l'open-space au rythme lourd de ses bottes en cuir.
La silhouette de mauvaise augure de Linus apparut à sa place et Dap eut toutes les peines du monde à lever le regard vers lui.
— Salut, tu vas b...?
— T'as travaillé chez toi ?
— Oui, répondit Dap après une courte hésitation. J'ai pris le portable, ajouta-t-il en tapotant le clavier, est ce que... Il ne fallait pas ?
Linus ne répondit pas, ses sourcils froncés et ses lèvres signant là toute sa désapprobation. Dap sentit sa patience le quitter.
— Je voulais juste avancer ce que je pouvais, dit il entre ses dents.
— C'était inutile, Aysha et moi on est là pour te former.
— Pas depuis un moment, grogna Dap. Et qu'est ce que ça peut faire ? Tu vas me dénoncer ?
Il regretta aussitôt sa dernière phrase. Il repensait trop à leur conversation au café de la gare, à l'attitude défensive et méprisante de Linus.
Ce dernier doucha son emportement en s’asseyant avec un luxe de calme à ses côtés. Il tourna l'ordinateur de Dap vers lui.
— Bien sur que non, répondit il comme s'il était incapable de capter l'épuisement dans la voix de Dap. Il n'y a juste aucun intérêt à ton niveau de faire du zèle.
— Ce n'est pas...
— Peu importe ce que c'est. Laisse les nuits blanches à Aysha et moi.
— Je pensais vous faciliter la tâche.
— Non, ce n'est pas ton boulot dans l' immédiat.
Dap se sentit rougir. Il parvenait très bien à garder son calme face à cet imbécile de Jerry, mais quand Linus exprimait à voix haute qu'il avait gâché deux soirées de sa vie à jouer les bons élèves, il perdait le contrôle.
Ses ambitions de briller revues à la baisse, il demeura silencieux et boudeur pendant que Linus lui expliquait où trouver la source du bug. Le temps qu'Aysha revienne des toilettes, Dap avait déjà remisé son amertume de côté.
— Demain, tu pourras traiter ce bug là. Ça fait 3 semaines que les utilisateurs se plaignent que la date ne s'affiche plus quand on clique ici. Oh et ce bug aussi, c'est un peu pareil.
Un grand brouhaha au fond de l'open-space annonça le départ pour le bar promis par Béro. Aysha s'interrompit, laissant une minute de répit à Dap pour que celui ci griffonne frénétiquement ce qu'elle venait de lui dire.
— Ah oui, Béro m'a parlé de la sortie pour ce soir, dit elle.
— Tu y vas ? demanda Dap.
— Non, je joue avec mes potes en ligne. Et toi ?
Dap hésita. Linus était encore aux abonnés absents, perdus dans une réunion quelque part dans le bâtiment. Le jeune homme grimaça.
— Je vais passer mon tour, dit il. Essayer d'avancer au maximum.
L'expression d'Aysha ne changea pas d'un pouce et elle continua ses explications.
La clim ronronnait avec une force décuplée maintenant que les bureaux s'étaient vidés. Passé dix neuf heures, Linus n'était toujours pas revenu. Dap avait passé une demi-heure à lire des tutoriels, une vingtaine à taper trois lignes de code et il attendait désormais sur le bord de sa chaise. Il était à un clic d'envoyer son travail pour la révision de code. N'importe qui dans l'open-space pouvait s'en charger. Aussi bien Aysha, Linus ou même Jerry. Penser à la tête de ce dernier face à son travail, à son air goguenard, il ne laisserait sûrement pas passer l'occasion de se payer la tête de Dap.
Dap ferma l'écran de son portable. Tant pis pour les directives de Linus, il allait retenter de travailler chez lui, sans le murmure incessant de cette foutue climatisation.