Retour dans le Sud
Montgomery, Alabama
Vendredi 24 juin
Je n’avais pas remis les pieds à Montgomery depuis plus de vingt ans. La coupole du capitole de l’état d’Alabama se dressait toujours fièrement au-dessus du bâtiment blanc et de ses colonnes néo-classiques. Dans les quartiers résidentiels que je traversais à faible vitesse, de beaux enfants blancs jouaient sur les pelouses impeccablement entretenues des maisons de style colonial. Des ados faisaient du skate tout en consultant leur portable. En ce début de soirée, la circulation commençait à se densifier, les jeunes businessmen rentraient retrouver leurs familles au volant de leurs SUV de luxe ou de voitures de sport européennes. Je remarquais les têtes qui se retournaient sur mon passage. Ici, les femmes noires en voiture venaient pour faire le ménage ou garder les gosses et roulaient dans les vieilles Nissan cabossées, pas en Tesla model S.
Je ne m’attardais pas et descendais vers l’Alabama River par Madison Avenue et Tallapoosa Street. C’était l’Happy Hour dans les bars du centre et les trottoirs étaient occupés par des groupes de jeunes gens, un verre de bière à la main. Vingt ans plus tôt, j’aurais pu, moi aussi, être là avec mes amis si je n’avais pas quitté la ville dès la fin du lycée. Je n’étais cependant pas d’humeur nostalgique et continuais vers le sud pour rejoindre le quartier où ma grand-mère avait vécu toute sa vie.
Dans Clinton Street, la situation ne s’était pas améliorée. La chaussée était encore plus défoncée que dans mon souvenir, de nombreuses maisons étaient à l’abandon. D’autres avaient été démolies et sur les terrains laissés à eux-mêmes, des carcasses de voitures rouillaient au milieu des herbes folles. Je remarquais quelques attroupements autour de barbecues improvisés, dans une ambiance sonore à base de Gangsta Rap diffusé sur de grosses enceintes couplées à des spots aveuglants.
Je m’arrêtais juste avant Rosa Parks Avenue pour rejoindre la petite église méthodiste. Comme je descendais de voiture, la chaleur moite du Sud me prit par surprise puis j’entendis quelques sifflets dans mon dos. Un groupe de jeunes gens bien habillés discutaient devant le porche de l’église. Je m’approchais d’eux et leur expliquais que j’étais de la famille de la défunte. Ils me répondirent que nous étions alors sans doute cousins et je leur demandais de garder un œil sur mon véhicule.
À l’intérieur, la nef était pleine de personnes que je ne reconnus pas, sauf ma tante Nancy qui se précipitait vers moi.
— Chelsea ma chérie, je suis si contente que tu aies pu venir, tu aurais dû me téléphoner, je t’aurais trouvé un endroit où loger. Tu peux venir chez moi, je te ferai une place.
— Merci ma tante, mais j’ai l’habitude de voyager seule, je me débrouillerai très bien.
Je ne tenais pas à lui préciser que j’avais déjà réservé une chambre au Renaissance, dans le centre ville.
— Toutes ces personnes sont de la famille ? demandais-je.
— Une bonne partie, oui, mais ta grand-mère avait beaucoup d’amis dans le quartier, qui sont tous là, enfin ceux qui sont toujours vivants.
Je fis un rapide calcul, Mary, ma grand-mère devait avoir plus de quatre-vingt dix ans. Elle avait participé aux luttes contre la ségrégation dans les années 60. C’était une femme passionnée qui n’avait jamais abandonné ses convictions et la lutte pour l’amélioration de la condition des afro-américains dans le Sud. Elle et mon grand-père avaient occupé des emplois correctement rémunérés dans l’administration et ils auraient eu les moyens d’habiter un quartier plus agréable, mais Mary LeBeau n’avait jamais voulu quitter l’endroit où elle était née.
Une femme en chasuble bleue nous invita à nous asseoir et la chorale commença à chanter un psaume. Je fus immédiatement transportée trente ans en arrière, quand je venais à l’office avec ma mère et ma tante. Au fond de moi, je n’étais pas vraiment croyante, mais j’aimais l’ambiance des cérémonies et les repas qui les suivaient où chacun apportait un plat, une tarte ou des fruits à partager.
Une heure plus tard, je me retrouvais devant un buffet sur la pelouse entourant l’église, à écouter interminablement les commentaires flatteurs des membres de la communauté qui cherchaient tous à relier l’image de la petite fille qu’ils avaient connue à celle de la femme qu’ils avaient devant eux. Tous auraient voulu savoir ce que j’étais devenue depuis que j’avais quitté Montgomery. Je n’avais pas envie de leur expliquer comment j’en étais arrivée à un job me permettant de me payer une voiture de plus de cent mille dollars. La plupart n’auraient de toute façon pas compris ce que je faisais. Je préférais leur laisser croire, puisque je venais de Los Angeles, que je gravitais dans le milieu Hollywoodien. Il faut dire qu’avec mon physique proche de celui d’Halle Berry, c’était assez facile à imaginer.
Lorsque la nuit a commencé à tomber, je me suis décidée à filer aussi discrètement que possible. Je ne pouvais toutefois pas décemment ignorer ma tante Nancy et je la rassurai en lui promettant d’être présente pour l’inhumation le lendemain matin. Je dus aussi concéder de passer chez elle avant de repartir vers la Californie. Elle avait quitté la petite maison où j’avais passé une partie de mon enfance pour un appartement plus commode pour elle. Je la rassurai et me dirigeai vers ma voiture qui était toujours intacte. J’entrai les coordonnées de mon hôtel et me laissai diriger vers le centre.
Au Renaissance, je me fis reconnaitre du concierge et lui confiai les clés de la Tesla, lui recommandant de la mettre en charge et en demandant que mes bagages soient montés dans ma chambre, puis je me dirigeai vers le bar. Les jus de fruits et le thé glacé du buffet funéraire avaient certes apaisé ma soif, mais pas satisfait mon goût pour les boissons fermentées. Malgré la tenue sobre, adaptée à la cérémonie, que je portais encore, je ne pus ignorer les regards des quelques hommes attablés dans la pénombre. Je commandai un scotch tourbé, le barman me proposa un Big Peat et je lui demandai de le servir à une petite table isolée. Je ne tenais pas à passer pour une femme en quête d’aventure en restant assise au bar.
En attendant ma boisson, je sortis mon mobile de mon réticule pour consulter ma messagerie. Lou me confirmait qu’il avait bien regagné Los Angeles après m’avoir remis la Tesla à Atlanta.
Lou, Louis Warner, est en quelques sorte mon factotum, même si le terme est un peu péjoratif pour ce qui le concerne. Il se charge de toutes les activités du quotidien qui m’ennuient ou me font perdre trop de temps. Il est aussi un peu garde du corps dans les situations qui pourraient se révéler dangereuses pour moi et il a également beaucoup d’autres talents sur lesquels il n’aime pas trop s’étendre. Dans la circonstance, il s’était chargé de convoyer ma voiture depuis ma résidence californienne jusqu’à l’aéroport d’Atlanta où je l’avais retrouvé. J’aurais certes pu utiliser une voiture de location, mais je suis folle de ma Plaid et Lou adore la conduire sur de longues distances. Le connaissant, je suis certaine qu’il ne s’était arrêté que le strict minimum, le temps de recharger les batteries, et que les siennes avaient été boostées aux amphètes, mais je ne suis pas regardante sur ces choses là.
Il était près de vingt et une heures lorsque je quittai le bar pour monter dans ma chambre. Ma journée avait été tout de même assez fatigante, en mettant bout à bout les quatre heures de vol de Santa Monica à Atlanta, les deux heures et demie de conduite jusqu’à Montgomery et enfin la cérémonie à l’église. J’avais envie de me glisser dans un bain chaud et d’y rester un long moment avant de me mettre au lit.
Alors que je traversais le lobby, je remarquais des kakemonos annonçant la soirée annuelle de la section locale du Rotary Club. Au moment précis où je passais devant la salle de conférence, j’entendis des applaudissements nourris. Je ne pus m’empêcher de jeter un œil pour voir qui pouvait provoquer un tel enthousiasme.
Si j’avais ignoré cet évènement au demeurant plutôt anodin, les jours qui ont suivi auraient été très différents et plusieurs destins auraient été profondément changés.
Comme je m’arrêtais sur le seuil de la grande salle pavoisée, je vis descendre de l’estrade une élégante femme blonde, congratulée par tous les assistants des premiers rangs. À cet instant, je sentis mon cœur s’emballer et une sueur froide descendre le long de ma colonne vertébrale. Je venais de reconnaître cette femme. Pour en avoir confirmation, je m’adressai à une personne du fond de la pièce.
— Excusez-moi, dis-je, pouvez-vous me rappeler qui est cette personne ? Je ne suis pas de la région, mais je crois la reconnaître.
— Bien sûr, c’est Elisabeth Stanton, notre nouvelle présidente.
Elisabeth, Betty dans mon souvenir ! Tout un pan de mon existence que j’avais essayé d’effacer depuis de longues années me revint en mémoire. Je restais un instant indécise, je pouvais tourner les talons et rejoindre ma chambre ou bien affronter mes démons.
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