Un barbecue chez Betty
Montgomery, Alabama
Dimanche 26 juin 2022
Je m’éveillais assez tard ce dimanche matin. N’ayant rien de particulier à faire, ni personne à rencontrer la veille, je m’étais laissée aller à mon seul défaut, aux dire de Louis. J’étais sortie boire quelques verres downtown. J’avais commencé par l’Alley Bar, tout proche de mon hôtel où après avoir réglé mon premier whisky, j’en avais bu deux autres aux frais d’un beau gosse qui avait absolument tenu à me les offrir. Il aurait pu me faire craquer quinze ans plus tôt, mais je ne suis pas cougar. Après l’avoir éconduit gentiment, j’ai continué au Lower Lounge où je me suis laissée draguer par un homme plus âgé, aux tempes joliment grisonnantes et à la silhouette athlétique. Cette fois, je ne le laissai pas payer mes verres, afin qu’il comprenne que je n’étais pas une professionnelle. La suite fut à la hauteur de mes attentes, sans plus, et sans doute en dessous des siennes. J’étais de retour dans ma chambre autour de minuit. Après avoir pris le temps d’un dernier verre et répondu à quelques requêtes que j’avais négligées depuis deux jours, je m’étais mise au lit et endormie rapidement.
Je commandai un petit déjeuner léger qui me fut monté rapidement par un garçon d’étage trop attentionné pour que je le congédie les mains vides. Je lui glissai cinq dollars pour qu’il s’éclipse rapidement. Ma messagerie ne m’avait rien apporté d’important depuis la veille. Je passai néanmoins un moment à répondre à quelques contacts, principalement pour décommander des rendez-vous d’importance mineure et rassurer ceux qui s’inquiétaient de mon absence imprévue.
Vers midi, je commençai à me préparer pour le barbecue chez Betty. J’ignorais s’il y avait un dress-code spécifique pour ce genre d’invitations, mais de toute façon, je n’avais pas trop de choix. J’étais venue en Alabama pour enterrer ma grand-mère et mes bagages étaient plutôt légers. J’optai pour une robe blanche à fines bretelles, du meilleur effet sur ma peau ambrée et suffisamment légère pour cette journée qui s’annonçait encore particulièrement chaude.
Un coup d’œil à l’adresse indiquée sur Google Maps m’avait permis de me faire une idée de la résidence du couple Stanton. La propriété se situait à la limite de la ville, en direction du sud. Les photos satellites révélaient une grande maison protégée de la route par de la végétation abondante. On distinguait sur les images, quelques dépendances, une vaste piscine et un peu à l’écart, un court de tennis. Sur le devant du bâtiment principal, on pouvait voir une aire de stationnement pouvant accueillir au moins une dizaine de véhicules. Les avocats devaient avoir l’habitude de recevoir.
Je demandais un itinéraire depuis le Renaissance et allai récupérer ma Tesla auprès du voiturier. Le jeune garçon qui la déposa devant l’entrée de l’hôtel avait l’air réjoui en me tendant les clés.
— C’est une sacrée voiture que vous avez là, Madame.
Je le gratifiai lui-aussi d’un billet de cinq avant de m’installer au volant. Le système d’assistance de conduite se synchronisa automatiquement avec mon mobile et le chemin à suivre s’afficha sur le grand écran central. L’application annonçait un temps de trajet de vingt minutes. Ce fut précisément le temps que je mis pour atteindre la propriété de Betty et de son mari. Je m’engageai dans l’allée. Il y avait déjà de nombreuses voitures en stationnement, j’en comptai une vingtaine, mais je parvins quand même à garer la mienne sans difficulté, le long du chemin menant à la maison. Deux autres véhicules s’engagèrent derrière moi. Un couple de personnes nettement plus âgées que moi descendit du premier. Le second était occupé par une petite famille, les parents assez jeunes et trois bambins, dont l’aîné ne devait pas avoir plus de dix ans. Les trois enfants se précipitèrent en courant vers l’entrée du bâtiment tandis que j’attendais que les quatre adultes me rejoignent.
— Bonjour, je suis Georges Maxwell et voici mon épouse Lucy. Je suis l’un des associés du cabinet Miller Stanton, j’étais aussi un ami de feu Henry Stanton, le père de Jack.
— Enchantée, je suis Chelsea LeBeau, une amie d’Elisabeth, de passage dans la région.
— Et moi c’est Maureen, Maureen Hunter, je suis aussi une amie de Betty, et la personne à mes côtés est mon mari, Andrew. Je ne crois pas que nous nous soyons jamais rencontrées.
— Non, en effet, je vis en Californie depuis plus de vingt ans, j’étais au lycée avec Betty et nous nous sommes retrouvées un peu par hasard récemment.
— Et bien, je suis heureuse de faire votre connaissance Chelsea. Si nous allions continuer cette conversation à l’ombre ? Il fait une chaleur à mourir ici.
— Maureen vient de Philadelphie, précisa son mari. Nous vivons ici depuis plus de dix ans, mais elle ne s’est jamais vraiment adaptée au climat, surtout en été. Je suis également avocat. J’ai connu Elisabeth chez Morgan Lewis à Boston et elle a fini par me convaincre de venir travailler auprès d’elle. Elle est très persuasive.
— Et vous Chelsea, vous êtes juriste vous aussi ? demanda Georges Maxwell.
— Non, pas du tout, je dirige une agence de recherche à Los Angeles.
— De recherche ? Du genre détective privé ?
—On peut voir un peu ça comme ça, mais je ne m’intéresse pas aux maris infidèles ou aux témoins introuvables. Je travaille exclusivement pour des entreprises.
— De l’espionnage industriel ? réagit Maureen.
— Je n’aime pas trop cette comparaison. Les informations que nous collectons sont disponibles pour qui sait où les chercher, mais nous travaillons malgré tout dans la plus grande discrétion. Vous ne trouverez pas de site internet ou de brochures promotionnelles vantant nos succès.
Je préférai ne pas en dire plus, aussi je rebondis sur la suggestion de Maureen pour aller nous abriter un peu du soleil de la mi-journée.
— Allons donc présenter nos salutations à nos hôtes, proposai-je, nous pourrons toujours reprendre cette conversation un peu plus tard.
Bien que reprenant les codes architecturaux classiques de la région, le bâtiment principal était de construction assez récente. La construction avait deux niveaux. Le rez-de-chaussée semblait principalement dédié à la vie quotidienne et à la vie sociale, avec de larges ouvertures donnant sur la terrasse et la piscine. L’étage devait abriter les chambres. Nous traversâmes le living room pour rejoindre à l'arrière les convives arrivés avant nous, une vingtaine de personnes, qui devisaient en petits groupes. La plupart des hommes faisaient cercle autour d’une cuisine d’extérieur où steaks et saucisses cuisaient sous le regard attentif de celui que je reconnus comme étant le maître de maison. Louis m’avait fait passer une photo récente.
Jack Stanton, n’avait pas vraiment le style d’un play-boy. Même en tenue décontractée, il restait raide, Louis aurait utilisé une expression plus imagée, le front large et dégarni, de grandes lunettes et les dents parfaitement alignées et blanchies. Il portait un polo de golf Hugo Boss et un pantalon de toile parfaitement repassé. Il tenait à la main une longue fourchette, avec laquelle il déplaçait avec méthode les viandes en cours de cuisson. Autour de lui, on commentait l’évolution du processus, on montrait du doigt telle ou telle pièce, le verre à la main. De temps en temps, le maître de cuisine prélevait un steak pour le déposer sur une assiette qui lui était tendue, le remplaçant par un nouveau morceau provenant d’une réserve impressionnante. Ici au moins, on ne mourrait pas de faim aujourd’hui.
Un peu plus loin, sous une grande tente blanche, différentes variétés de légumes et de salades étaient proposées aux convives qui venaient compléter leurs assiettes. Cette zone semblait être dévolue aux femmes. Les hommes ne faisaient qu’y passer rapidement. Je cherchais Betty des yeux, en vain. Je me dirigeais vers la table chargée de boissons quand je la vis sortir de la maison portant un énorme plateau de crudités. Je me servis un verre et la laissai déposer son fardeau avant de me diriger vers elle.
— Chelsea, ma chérie, je suis heureuse que tu aies pu te libérer. Je sais que tu vis une période difficile et je ne t’en aurais pas voulu si tu avais préféré rester avec ta famille.
— Je te remercie de ton attention, mais j’ai passé la journée d’hier avec ma tante, c’est la seule famille vraiment proche qui me reste ici. Je suis heureuse de découvrir l’endroit où tu vis. C’est une propriété vraiment très agréable.
— Nous avons eu la chance de pouvoir la racheter à un très bon prix à un couple qui se séparait. Ils n’avaient même pas complètement achevé la construction. Nous avons pu l’agencer à notre goût sans avoir à subir tous les aléas d’un chantier. Comme tu le sais sans doute, nous n’avons pas d’enfant, mais nous avons beaucoup d’amis et de relations professionnelles, alors nous avons fait en sorte de pouvoir les recevoir dans de bonnes conditions.
— En effet, je te félicite pour la qualité de la réception. Ton mari semble être un remarquable chef-cuisinier.
— Ne crois pas ça. Le barbecue est sa fierté, mais dans la cuisine, il est incapable de faire cuire un œuf. Heureusement, il a d’autres qualités.
Je n’en doutais pas, même si je ne l’imaginais pas trop réaliser des prouesses au lit.
— Tous ces gens sont des collègues de travail ? j’en ai croisé plusieurs en arrivant.
— Pour un bon nombre, oui, mais il y a aussi certains de nos clients fidèles, des entrepreneurs pour la plupart et aussi quelques représentants de la Ville et de l’Etat. L’homme là-bas, avec les cheveux blancs, est le principal conseiller du sénateur Shelby et près du bar, l’homme en costume, avec une cravate, c’est Bob Palmer, l’un des adjoints du maire.
La personne qu’elle me désignait déparait dans l’assistance. C’était le seul homme de couleur et aussi le seul à porter un costume-cravate au lieu d’une tenue « casual ». Je repensais à une conversation datant de plus de vingt ans. Pourquoi les Stanton l’avaient-ils invité ? Je me promis d’aller lui poser la question.
— Et toi, reprit Betty, que deviens-tu ? Je ne parle pas physiquement, tu es toujours aussi séduisante, mais qu’as-tu fait depuis que tu as quitté Montgomery ?
Je savais que cette question viendrait tôt ou tard, et j’avais préparé un petit discours dans lequel j’avais délibérément omis certains aspects de ma vie durant la deuxième moitié de mon existence.
— Tu es sûre que tu as le temps d’écouter cela ? Ce n’est pas si passionnant, mais je dois dire que je ne m’en suis pas si mal tirée finalement.
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