Chelsea
À ce stade de mon récit, je comprends qu’il faut que je vous en dise un peu plus sur moi et ce que je suis devenue durant cette période de presque vingt-cinq ans.
Après avoir quitté la maison de Will Rochambault précipitamment, j’avais eu un peu de mal à garder mon sang froid pour conduire avec prudence. Je ne tenais pas à me faire arrêter par la police sur la route. De retour à Montgomery, je m’étais précipitée dans la salle de bain pour une longue douche avant de m’enfermer dans ma chambre. Ma mère, qui m’avait entendue rentrer, était venue frapper à ma porte, mais je n’avais pas envie de parler. Je préférais remettre au matin l’inévitable conversation.
Au petit-déjeuner, je donnai une version édulcorée des évènements de la nuit. J’avais déjà pris ma décision. Ma mère voulait que nous allions voir la police. Moi, je ne voulais pas. Je ne tenais pas à avoir une pancarte dans le dos pour le reste de mes jours dans cette ville. Ma tante Nancy était plutôt de mon avis. Que vaudrait ma parole de fille noire face aux avocats de ces familles, sans parler du juge Carter. Après tout, j’étais allée à cette soirée de mon plein gré, et j’y avais bu du bourbon. Je ne pouvais donc qu’être au moins en partie responsable de ce qui m’était arrivé.
Après une longue discussion, il fut convenu que je ne retournerais pas à Carver le lundi matin. Il ne restait que quelques jours de cours, il me suffirait de prétexter une maladie passagère. Il faudrait aussi chercher un autre établissement pour l’année suivante, je ne tenais pas à croiser à nouveau Elisabeth McGrave dans les couloirs ni entendre murmurer dans mon dos. Grâce à mes excellents résultats à Carver et mon engagement social, je réussis à me faire admettre à Booker T. Washington, BTW pour faire court. C’était plus loin de chez nous, mais ma mère me promit de m’acheter une petite voiture. Je m’engageai à contribuer en travaillant durant l’été.
Mon année à BTW se déroula sans problème. C’était un lycée qui offrait une large place aux enseignements artistiques et j’y perfectionnai ma technique photographique. La 12e était l’année des dossiers universitaires. Compte-tenu des ressources modestes de ma mère, je ne pouvais pas prétendre m’inscrire dans une université prestigieuse, malgré mes très bonnes références. Je voulais quitter Montgomery, mais je ne souhaitais pas trop m’éloigner de ma famille non plus. J’hésitais entre Birmingham et Atlanta. L’UAB, l’université d’Alabama à Birmingham était affiliée à l’une des plus importantes écoles de médecine du pays. Mon dossier fut accepté sans difficulté en fac de sciences, avec un cursus complémentaire dans les disciplines artistiques.
Cette période à Birmingham fut à la fois une des plus intenses intellectuellement et des plus frustrantes socialement. Je suivais en parallèle deux cycles d’études, en collège de sciences pour obtenir le Bachelor Degree et en Arts Plastiques, principalement la photographie. Malgré une petite bourse de l’état, je devais travailler pour subvenir à mes besoins. J’avais trouvé un job le week-end chez un photographe de la ville pour qui je faisais les reportages de mariages et autres photos de commande. En dehors de quelques condisciples, surtout dans les ateliers de photo, je ne fréquentais pas de jeunes de mon âge. Je n’avais pas de boy-friend, ce qui me convenait bien. Certains garçons du campus me pensaient lesbienne, ce qui m’arrangeait plutôt, ils me laissaient ainsi tranquille. En vérité, j’étais juste dans une période « asexuelle ». Au milieu de l’année du Bachelor, il y eut une conférence organisée par l’Air Force pour présenter le programme de bourses proposé par le DoD, le Département de la Défense. C’était pour moi l’occasion de poursuivre mes études vers le Master ou même le PhD. Le seul problème était qu’il me fallait renoncer à mes ambitions médicales. Après avoir un moment hésité, je soumis un dossier d’application pour des études supérieures en technologies de l’information, une discipline émergente qui intéressait tout particulièrement les militaires. Grace au soutien de la Défense, je pus intégrer le prestigieux Master of Computer Science de Stanford.
Mon Bachelor en poche, je fis mes bagages pour la Californie durant l’été 2003. Entre temps, ma mère avait quitté l’Alabama pour vivre à Chicago où elle avait suivi celui qui avait remplacé mon père, un fonctionnaire fédéral ambitieux que j’appréciais assez peu. Je me sentais de ce fait plus libre de m’éloigner.
L’université de Stanford se situe en Californie du Nord, à égale distance de Fremont et de San Jose, un peu au sud de San Francisco. Je repensai à une conversation que j’avais eue cinq ans plus tôt avec Oliver Major. La Silicon Valley. Je n’avais pas imaginé à ce moment que j’aurais le privilège d’intégrer l’une des plus prestigieuses universités de la région, et dans la discipline reine de surcroît. L’une des start-up les plus fameuses, Google, venait de s’établir à Mountain View. Xerox avait développé bon nombre des technologies de base de l’informatique moderne à Palo Alto et Hewlett Packard y avait été créée dès 1939.
Je n’eus aucune difficulté à m’intégrer dans le campus de Stanford. C’était un endroit incroyablement cosmopolite. Les étudiants de toutes nationalités y travaillaient ensemble dans une parfaite harmonie, chacun apportant sa culture et son accent spécifique dans un melting pot formidablement créatif. Débarrassée des soucis financiers grâce aux dollars de l’Air Force, je pus enfin retrouver une vie personnelle et sentimentale satisfaisante. Je goutais à tous les plaisirs que la situation pouvait offrir, certains à la limite de la légalité je peux l’avouer aujourd’hui. J’étais devenue une femme épanouie qui plaisait aux deux sexes. Je reconnais avoir eue une liaison torride avec un étudiant russe, interrompue par la découverte de sa proximité avec le FSB. Je fus rappelée à la prudence par mon référent militaire.
Pendant un temps, j’ai vécu en colocation avec une anglaise, d’origine indienne, qui préparait un doctorat d’Economie. Elle me fit découvrir le plaisir entre femmes. C’est à ce moment que je pris le parti de ne pas choisir et d’assumer ma bisexualité.
Les domaines enseignés en Computer Science étaient très vastes et de nombreux programmes d’études étaient proposés, en relation avec les entreprises de la Vallée ou des organismes d’Etat. En accord avec l’Air Force, je me spécialisai dans le Deep Learning, une discipline nouvelle qui intéressait beaucoup les militaires, ainsi que dans la cryptographie.
Trois années s’écoulèrent incroyablement vite et je me retrouvai en 2006, munie de mon Master. Un lieutenant-colonel de l’USAF prit contact avec moi en mars pour me proposer un poste dans une équipe travaillant sur ce qu’il appelait la cybersécurité. Il me rappela que je devais cinq ans de services au gouvernement, mais compte tenu de mes résultats universitaires, il me garantissait le grade de Capitaine avant deux ans. L’unité de recherche était basée au sein du complexe militaire de Colorado Springs.
Fin juin 2006, je fis mon paquetage pour endosser l’uniforme et changer à nouveau de climat, au pied des montagnes cette fois.
La transition fut brutale. Je passai de l’ambiance décontractée d’un campus high tech à l’austérité d’un complexe militaire majeur. Colorado Springs abrite l’Académie de l’Air Force, l’équivalent de West Point et plusieurs organisations majeures de commandement dont le NORAD, ce qui représente près de cinquante mille officiers et soldats en activité et plus de cent mille vétérans ou réservistes. Rapportez cela à une population de cinq cent mille habitants. Vous avez une idée de l’emprise sur l’économie de la ville. On m’alloua un logement dans un lotissement immense, composé de petites maisons toutes identiques parfaitement alignées le long de rues se croisant à angles droits. Les jardins étaient tous impeccablement tenus et le Star-Spangled Banner flottait à peu près partout. De nombreuses voitures portaient les marques de l’Air Force et beaucoup de femmes et d’hommes circulaient en uniforme. Cela ne me gêna pas beaucoup. Je passais plus de temps au travail que chez moi. Nous disposions de bureaux dans un bâtiment séparé du reste des installations, hautement sécurisé, mais je passais une bonne partie de mon temps libre au mess de l’Académie avec les jeunes officiers pilotes ou leurs instructeurs, qui pour certains étaient à peine plus âgés que moi. Encore aujourd’hui, je n’ai pas le droit de donner de détails sur le sujet de mes travaux, même si l’essentiel se retrouve aujourd’hui dans des applications ou des produits d’utilisation courante, comme la reconnaissance faciale.
Après deux années durant lesquelles ma hiérarchie avait pu apprécier la pertinence de mes propositions, comme promis, je fus promue au grade de Capitaine. Cela s’accompagnait d’une augmentation substantielle de ma solde et me permit d’aller vivre en ville. On me confia une équipe à encadrer et une nouvelle mission. Nous avions accès aux ressources les plus avancées de la technologie américaine, aux centres de calcul les plus puissants. Nous avions des partenariats avec de nombreuses entreprises civiles, des plus grandes aux plus discrètes. C’est à l’occasion d’une réunion de travail avec une de ces nouvelles pousses bourrées de talents, que je fis la connaissance de Louis Warner.
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