William

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Montgomery, Alabama

Dimanche 26 juin 2022

Je ne m’étais pas éternisée au barbecue des Stanton. Betty m’avait fourni assez d’informations pour lancer nos premières recherches et je ne souhaitais pas éveiller trop de soupçons. Qu’elle puisse imaginer que j’avais tiré un trait sur cette soirée dramatique me laissait pensive. Elle-même semblait avoir oublié, ou bien profondément enterré le souvenir de ces événements.

Sur le chemin du retour, j’avais pris le temps de parcourir les petites routes autour de la ville, remontant Gun Island Chute jusqu’à Coosada. Le chemin menant à Rochambault Manor était encore gravé dans ma mémoire. En arrivant devant l’entrée de la propriété, je constatai que le panneau portant le nom du lieu était toujours présent, mais sérieusement dégradé. Le grand portail était ouvert, et ce depuis fort longtemps au vu de la végétation qui s’était développée à ses pieds. De l’herbe poussait au milieu de l’allée menant à la maison principale. J’engageai ma voiture sur le chemin et me garai à proximité du porche. Je sonnai à la porte et après un long moment, une vieille femme noire vint ouvrir. Elle parut très surprise de recevoir un visiteur et me dévisagea avant de s’adresser à moi avec un accent du sud presque caricatural, même pour moi.

— Bonjour Madame, que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, répondis-je, j’étais une amie de Monsieur Rochambault, il y a longtemps, et comme je suis de passage dans la région, je voulais lui faire une surprise.

— Vous voulez dire Monsieur William ? Il y a bien longtemps qu’il ne vit plus ici. Il ne reste que mon mari et moi pour garder la maison, et comme vous le voyez, nous ne pouvons plus guère entretenir la propriété.

— Savez-vous où je peux trouver William ?

— Ça fait plus de dix ans que Monsieur William n’est pas revenu. Je ne sais pas où il est aujourd’hui. Il ne donne plus de nouvelles. C’est Monsieur Pierce, qui paye les factures.

— Vous croyez que Monsieur Pierce pourrait me donner l’adresse de William ?

— Je ne sais pas, mais vous pouvez toujours le contacter. Il a son bureau à Montgomery. Je vais vous donner ses coordonnées.

Je suis reparti avec une carte de visite, Samuel Pierce, fondé de pouvoir, Rochambault Foundation. Il n’était indiqué qu’un numéro local, je n’avais probablement aucune chance d’obtenir une réponse un dimanche après-midi. En tout cas, Betty ne m’avait sans doute pas menti quand elle m’avait dit avoir perdu de vue ses amis de jeunesse. Elle n’avait pas plus de contacts avec Marvin Holmes ou Stuart Carter. Elle avait juste pu me dire que le juge Carter était mort quelques années plus tôt. L’entreprise Holmes, quant à elle, était toujours bien présente et prospère, mais le fils prodigue n’avait pas fait parler de lui depuis son départ pour l’université. J’aurais bien entendu préféré avoir des informations de première main, mais je ne doutais pas des ressources de Louis pour retrouver ces individus.

De retour à l’hôtel, je trouvai entre autres correspondances un bref message de Louis, accompagné de plusieurs pièces attachées. Il avait retrouvé un certain nombre d’individus répondant au nom d’Oliver Major, ce qui ne me surprit pas, mais un seul né en 1981 en Alabama. Parmi les documents joints figuraient les copies de plusieurs diplômes universitaires, les documents légaux de plusieurs entreprises dont il était ou avait été fondateur ou dirigeant. Comme toujours, Louis avait ajouté une fiche de synthèse que j’ouvris en premier.

Oliver avait bien quitté l’Alabama comme il l’avait souhaité pour poursuivre son cursus universitaire en Californie. Il n’était pas allé à Santa Barbara, mais à l’UCSD, l’université de San Diego, où il avait suivi principalement les cours d’ingénierie et d’informatique. Il avait créé sa première société avant même d’obtenir son Master, pour la liquider deux ans plus tard, ayant été devancé par Microsoft qui n’avait pas souhaité investir dans ses travaux. Il avait poursuivi ses études jusqu’à obtenir un PhD, tout en continuant à déposer des brevets, mais sans réussir à en tirer un véritable bénéfice commercial. Un peu avant la fin de son cursus, il avait été approché par une émanation de Facebook, le géant étant un peu lassé de le voir trop souvent concurrencer ses propres avancées technologiques. On lui avait fait une offre qu’il n’avait pas pu décliner, et il dirigeait aujourd’hui un département de recherche du géant Meta à Menlo Park. Oliver était marié, pour la troisième fois, et il avait eu deux enfants de sa première épouse, qui vivaient avec leur mère à Hawaii. Suivaient les liens vers la plupart des réseaux sociaux sur lesquels on pouvait suivre en quasi-temps réel son emploi du temps, ses humeurs, ses repas et où il publiait bon nombre de photos. J’avais le souvenir d’un jeune cynique, au physique ingrat. C’était devenu un homme séduisant, qui ne semblait pas souffrir de n’avoir pas accompli son objectif de jeunesse, devenir un nouveau Bill Gates.

L’heure était propice à une conversation avec Louis, ni trop tôt, ni trop tard, sauf s’il était sur sa planche. Il répondit immédiatement.

— Alors Panthère, comment va le Sud profond ? Tu n’as pas croisé le Klan j’espère à ta garden party ?

— Salut Louis, non pas de cagoules ni de croix et à part les saucisses ou les steaks, personne n’a subi l’épreuve du feu, mais ils ne se sont pas décoincés pour autant.

— Je suppose que tu as parcouru mon rapport sur cet Oliver. Est-ce que tu souhaites que je creuse davantage ?

— Pour le moment, non, mais j’aimerais des informations sur trois personnes qui ont un peu disparu du paysage, du moins vu de Montgomery.

— Pas de problème, je suis là pour ça. Qu’est-ce que tu peux me donner comme éléments ?

— William Rochambault, ainsi que la Fondation éponyme et un certain Samuel Pierce. Rochambault a abandonné la propriété familiale il y a quelques années. Les gardiens n’ont plus eu de nouvelles depuis. Le domaine, qui est une demeure historique, est administré de loin par la fondation. J’aimerais aussi des nouvelles de Marvin Holmes, fils de John Holmes, chef d’entreprise de construction ainsi que de Stuart Carter, fils de feu Charles Carter, qui a été juge à la cour suprême d’Alabama.

— Je suppose que si tu voulais me donner des explications, tu l’aurais déjà fait.

— Tu es très perspicace, pour le moment ça reste une quête personnelle. Je t’en dirai sans doute plus un peu plus tard. Je ne sais pas encore très bien où cela va me mener.

— Tu as de la chance, la mer est mauvaise ici, j’ai un peu de temps devant moi. Je vais voir ce que je peux trouver tout de suite. Tu as le temps d’aller diner, je te recontacte dans un moment.

Malgré le décalage horaire, ce n’était pas encore l’heure du repas à Montgomery, mais pour prendre un verre, il n’était pas trop tôt. Je passai rapidement sous la douche et je choisis une tenue assez décontractée pour un dimanche soir. Les bars de la veille étaient sans doute encore fermés. Je n’avais pas trop envie de marcher, encore moins de reprendre ma voiture. Le plus simple restait le lounge du Renaissance. Je fus un instant tenté par le bar de la piscine, mais les enfants qui jouaient dans le bassin faisaient trop de bruit à mon goût. Près de la réception, un jeune homme en costume et nœud papillon jouait du piano avec l’air du plus profond ennui. Il jouait plutôt bien, des airs universels sans réel caractère. Personne ne prêtait attention à lui. Quelques petits groupes étaient installés et discutaient un verre à la main ou devant eux. On parlait de golf et de pêche, des petits-enfants ou des animaux domestiques. Je me rendis vite compte que j’étais l'unique femme seule. Je commandai un bourbon au bar puis je fis semblant de m’intéresser au musicien. Il jouait sur un très beau piano à queue, de couleur ivoire. Il me regarda poser mon verre au-dessus de son clavier.

— Vous en voulez un ? demandai-je.

— Je fais une pause dans dix minutes.

— Je ne suis pas pressée, répondis-je avec un sourire engageant, tout en me dirigeant vers une table dans un angle de la pièce.

Le serveur venait juste de renouveler ma boisson quand le pianiste vint me rejoindre. Le barman apporta de lui-même un autre verre.

— Henry connait mes goûts. Je ne crois pas vous avoir déjà vue ici, je m’en souviendrais.

— Merci du compliment, je ne suis que de passage à Montgomery. Je m’appelle Chelsea, et vous ?

— Julius, mais mes amis m’appellent généralement Jul, tout court.

— Enchantée Julius ou Jul, vous semblez avoir un réel talent. J’espère que vous pouvez l’exercer ailleurs qu’ici.

— Il faut bien vivre et payer le loyer, répondit-il. Je suis encore étudiant et je joue aussi dans une formation de jazz.

— Qu’étudiez-vous ? demandai-je.

— La musique, bien sûr. Le piano, mais aussi la direction d’orchestre. Et vous Chelsea ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce bled paumé ?

— Je suis venu pour les obsèques de ma grand-mère.

— Oh, désolé, toutes mes condoléances.

— Il n’y a pas de mal, comme vous le voyez, je ne suis pas vraiment en deuil. J’aimais beaucoup ma grand-mère mais je ne l’avais pas revue depuis plus de vingt ans.

Ce garçon aurait presque pu être mon fils, mais il me paraissait très séduisant. Il avait sans doute une petite amie quelque part, mais je tentai ma chance.

— À quelle heure finissez-vous Julius ?

— Je termine à vingt heures ici, mais j’ai une session à vingt et une heure dans un bar à Cloverdale, le 1048 Jazz & Blues. Vous pouvez venir m’y retrouver. Je joue avec mon groupe, des standards et aussi des compositions personnelles.

— Avec plaisir, à ce soir, alors.

Je le laissai retourner à son piano. J’avais le temps d’aller diner et de m’entretenir avec Louis avant d’aller rejoindre ma nouvelle conquête.

Il était vingt heures trente quand mon portable se mit à vibrer. J’étais encore au restaurant. Je répondis d’un laconique : « Je te rappelle dans dix minutes ». Je fis signe au serveur qui m’apporta la note à signer. Dans ma chambre, j’ouvris mon laptop pour lancer une session visio. Louis était sans doute dans son motor-home, dont une partie était encombrée de serveurs, routeurs et autres dispositifs de communication.

— Tu n’as pas peur de te faire voler ton matériel ? demandai-je.

— Il n’y a rien que je ne puisse remplacer chez Target ou RadioShack. Rien de ce qui est important, à commencer par les données, n’est conservé ici.

— Je préfère. Alors, qu’est-ce que tu as pour moi ?

— La fondation d’abord. Elle a été établie par Percy Rochambault, le grand-père de William, pour gérer et préserver le patrimoine historique familial, en particulier Rochambault Manor, près de Montgomery. Cette fondation est actuellement sous la responsabilité de Samuel Pierce, mais elle semble un peu en perte de vitesse depuis quelques années. Pierce dépense le moins possible et le patrimoine se dégrade. Je n’ai pas eu le temps d’aller plus loin mais il se pourrait bien que des fonds soient détournés de leur objectif initial, ce n’est pas rare quand il n’y a plus de réelle supervision familiale, ce qui est le cas ici.

— J’ai pu constater l’état de délabrement du domaine.

— William est le seul héritier encore en vie de la lignée Rochambault, une vieille famille d’origine française. Il est parti pour le Massachusetts, ayant réussi à se faire admettre à Harvard, avec l’appui de son père et surtout de sa tante. Il n’y est resté que deux ans, son comportement dépravé ayant été jugé incompatible avec l’image du Collège. Une plainte a été déposée par les parents d’une jeune fille après une soirée dans sa fraternité. La famille a retiré sa plainte assez rapidement, sans doute après quelques pressions, mais le jeune William a été prié d’aller poursuivre ses études ailleurs.

Le souvenir d’une soirée remonta à la surface et je serai les poings. Ce salaud ne s’était pas arrêté après m’avoir violée.

— Je continue ? On le retrouve dans diverses universités de moindre notoriété dans plusieurs états de la côte Est, et à chaque fois de nouveaux incidents se produisent, trafic de drogue, violences sexuelles, insultes racistes, bref la panoplie du parfait connard. Ce joyeux camarade finit par revenir au bercail en 2004, sans diplôme. Après avoir trainé quelques temps autour de Montgomery où on trouve sa trace dans de nombreux rapports de la police locale, il finit par rejoindre le clan familial en Floride. On lui trouve un job, ou plutôt un titre, et un bureau dans le consortium familial, mais il n’y restera pas longtemps. En 2006, il intègre l’équipe de Trump Model Management, recruté par Donald Trump lui-même, un ami proche de son père. Ce poste lui fait quitter la Floride pour New York. Ce sera aussi la rupture avec le milieu familial. Sa tante désapprouve la conduite de son neveu et obtient de son père qu’il cesse de financer ses frasques. Le garçon n’en a cure, ayant trouvé entre temps un nouveau protecteur. À New York, il fréquente le monde du spectacle et surtout de la télévision. Il y rencontrera un certain Harvey Weinstein de triste réputation. Lorsque Trump décidera de lancer sa campagne, William, qui a entre temps multiplié les scandales et délits mineurs, se révélera plutôt encombrant et sur l’insistance de ses conseillers, le futur président se débarrassera de lui. Privé de soutien, il n’est pas pour autant démuni puisqu’entre temps son père et sa tante ont tous deux eu la bonne idée de décéder, le laissant seul héritier d’un empire immobilier en Floride.

— Voilà un bien charmant personnage. Que fait-il aujourd’hui ?

— Aux dernières nouvelles, officiellement, il essaie de lancer un label de musique. Il passe une bonne partie de son temps en Jamaïque où il recherche des « talents » à produire aux Etats-Unis. En réalité, il continue de s’acoquiner avec des trafiquants de stupéfiants, mais il n’a jamais été poursuivi pour des crimes ou délits majeurs. Il a toujours une adresse en Floride, dans les Keys. Il n’est pas impossible que ce soit un point d’entrée pour des importations de narcotiques, mais la DEA n’a pas de dossier actif le concernant. C’est tout pour le moment. Pour les deux autres, il te faudra attendre demain.

— C’est déjà impressionnant, je te remercie. Passe une bonne soirée.

— Prends bien soin de toi ma belle !

C’était bien mon intention en effet. Je regardai l’heure, un peu plus de vingt et une heures, le moment de m’habiller pour aller retrouver mon jeune jazzman.

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