Fin de partie

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Boston, Massachusetts

Lundi 11 juillet

Henry Benton, le CEO* de Valantis, ferma la porte de son bureau soigneusement. Giovanni DePriso était debout devant la baie vitrée, regardant la skyline s’étendant le long des quais.

— Tu as jeté un œil sur le site de Reuters ce matin ? demanda Henry.

— Oui, bien sûr, répondit DePriso.

— On fait la une ! Et l’action perd quinze pourcents à l’ouverture. La cotation va être suspendue. Nom de Dieu, Giovanni, qu’est-ce qui a merdé ?

— Je n’en ai aucune idée, un journaliste inconnu s’est soudain intéressé à la campagne d’essais de SynBioLabs, il y a deux ans.

— Celle qui a causé la mort de ces deux mômes ?

— Oui, c’est cela. Il a commencé à creuser, il a parlé aux parents, au président de l’association de malades. On aurait pu s’en tirer si mon imbécile de gendre n’avait pas fait le con avec l’avocate. Ils ont menacé les familles et ça, on ne va pas nous le pardonner. Tu as lu le Globe de samedi ? Ils vont chercher de leur côté. On va se faire crucifier.

— Il faut charger Carter, reprit le directeur général. On niera avoir été informés de ses arrangements avec les avocats. Il est bien le directeur juridique de SynBioLabs, non ? Et ce médecin d’Alabama, on peut sans doute lui faire porter une partie de la responsabilité. Après tout, c’est lui qui a décidé de continuer le traitement après les premiers effets indésirables.

— Carter va démissionner aujourd’hui. Il l’annoncera au conseil tout à l’heure. Tu feras ensuite un communiqué de presse. S’il le faut, on sabordera SynBioLabs pour sauver Valantis.

— Comme tu veux, c’est ton argent qui est en jeu.

— Je risque de perdre gros, et toi aussi, mais si nous avons la patience d’attendre un peu, nous pourrons nous redresser. Le marché à la mémoire courte et le développement du Nanostol est en bonne voie.

— Que va devenir Carter ? C’est quand même le mari de ta fille !

— Je n’en ai rien à foutre. Julia l’a viré de la maison. Elle va demander le divorce et elle ne lui laissera pas un dollar.

Assis à l’extrémité de la grande table de conférence, dans la salle du conseil, Giovanni DePriso passa en revue les huit personnes installées de part et d’autre. Cinq hommes et trois femmes, tous blancs et caucasiens. La fine fleur de l’Establishment de Nouvelle-Angleterre. Deux manquaient, n’ayant pas eu le temps de rentrer de voyage à temps. En face de lui, Henry Benton était impavide. Lui seul, fils d’un immigré sicilien déparait dans le tour de table, mais il n’en avait cure, il détenait la majorité des actions à lui seul et disposait par ailleurs d’une couverture suffisante pour acheter le solde si ses investisseurs décidaient de se retirer. Stuart Carter entra le dernier et alla s’asseoir à l’une des places libres.

— Mesdames, Messieurs, commença le Président, je pense que vous savez tous pourquoi je vous ai convoqués aussi rapidement. Nous faisons face à une attaque sans précédent pour notre laboratoire. Vous ne connaissez peut-être pas tous Stuart Carter, c’est le directeur juridique de SynBioLabs. Il va vous expliquer les raisons de cette crise.

Tous les visages se tournèrent vers le dernier entré. Stuart sortit un petit dossier et consulta une page de notes. D’une voix mal assurée, il entreprit de relater l’enchainement d’éléments malheureux ayant abouti au décès des deux malades et à l’abandon des essais. Questionné sur l’origine des fuites, il ne put qu’esquisser des pistes.

— Nous avons été victimes il y a quelques semaines d’une attaque informatique qui a touché le réseau de SynBioLabs. Comme vous le savez sans doute, nous n’avons pas nos propres équipes informatiques et nous avons appelé les techniciens de Valantis pour nous aider. Ils ont réussi à remettre les serveurs en route, mais nous n’avons pas pu déterminer si des données avaient pu être volées. Plusieurs hypothèses sont possibles : un concurrent malveillant, des hackers russes ou chinois, un employé licencié… Nous pensions que l’affaire s’était arrêtée là jusqu’à ce qu’un journaliste appelle SynBioLabs pour poser des questions. Vous connaissez la suite. J’ai décidé de vous présenter ma démission avec effet immédiat. Valantis pourra me faire porter la responsabilité de cette situation. Je ne souhaite pas la perte du laboratoire. Vous n’entendrez plus parler de moi.

L’ex-directeur quitta le conseil sous le regard des administrateurs médusés.

— J’ai préparé un communiqué que je vais vous lire, déclara Henry. Si vous le validez, il partira immédiatement. J’ai également prévu une lettre à destination de la FDA**.

Le CEO fit passer les deux documents aux autres participants. Chacun prit le temps de les lire avant qu’Henry ne le fasse à son tour à haute voix.

— Est-ce que quelqu’un souhaite apporter des modifications à ces documents ?

— C’est parfait pour moi, répondit une femme aux cheveux gris et au visage sévère. Que va-t-il advenir de SynBioLabs maintenant ?

Giovanni DePriso reprit la parole.

— Tous les actifs de SynBioLabs vont être repris par Valantis. D’un point de vue opérationnel et commercial, SynBioLabs n’existe plus. Il est certain que cela va avoir un impact sur notre capitalisation boursière, mais il faut savoir amputer avant que la gangrène ne se développe.

La femme acquiesça d’un hochement de tête.

— D’autres questions ? demanda Benton.

Stuart Carter descendit au sous-sol de l’immeuble pour reprendre son véhicule. C’était tout ce qu’il lui restait, avec les deux valises remplies de l’essentiel de ses vêtements et la sacoche contenant son ordinateur. Lorsqu’il se présenta à la barrière de sortie, il plaça son badge devant le lecteur. La borne répondit avec un son anormal. La barrière resta baissée. Il essaya une deuxième fois avec le même résultat. En désespoir de cause, il appuya sur le bouton d’appel.

— Désolé, Monsieur Carter, votre badge a été désactivé. Je vous ouvre.

Désemparé, le conducteur se retrouva au milieu du flot de voitures se dirigeant vers le North End. Betty ne l’avait pas rappelé, elle avait sans doute elle aussi à affronter la réaction de ses collègues, sans parler de son mari. Quand il lui avait proposé de partir tous les deux, elle n’avait pas dit non. Que risquait-il à rouler jusqu’à Montgomery ? Il n’avait de toute façon rien d’autre à faire. Il en avait pour deux jours de route, mais il n’était plus pressé. Il pourrait s’arrêter pour la nuit à Washington ou Richmond.

L’adjoint Muller, en patrouille sur la I-95 au nord de Baltimore reçut l’appel à dix-huit heures quinze. Un accident venait de se produire entre une voiture et un camion, dans le sens nord-sud. L’officier mit en marche le gyrophare et la sirène. Trois minutes plus tard, il vit les premiers véhicules arrêtés. Il s’engagea sur la bande d’arrêt d’urgence pour atteindre le lieu du sinistre. Il confirma à son régulateur qu’il était sur les lieux en précisant la situation. On lui annonça l’arrivée imminente d’une ambulance. Plusieurs personnes étaient sorties des premiers véhicules et regardaient, impuissants, l’étendue des dégâts. Un SUV BMW était retourné sur la voie centrale. Quelques dizaines de mètres plus loin, un semi-remorque était rangé sur le bas-côté. Le patrouilleur s’approcha de la voiture et constata que le conducteur était resté à l’intérieur, sanglé sur son siège, les airbags s’étaient gonflés et pendaient maintenant inertes, autour du corps. L’homme ne donnait pas de signes de vie. Muller s’approcha du poids lourd. Un homme était assis sur le marchepied, l’air abattu.

— Adjoint Muller, vous êtes le chauffeur du camion ? Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ?

— Je ne comprends pas, je n’ai rien fait d’anormal, j’étais sur la voie centrale, je venais juste de terminer un dépassement. Je roulais peut-être à soixante, et puis j’ai vu cette voiture arriver et se rabattre juste devant moi. Je n’ai rien pu faire, il a accroché mon pare-chocs et il est parti en tonneaux.

Muller entendit la sirène de l’ambulance.

— Restez-là, je reviens dans un moment.

— Où voulez-vous que j’aille ?

L’adjoint se dirigea vers le véhicule renversé. Un secouriste se précipitait vers le conducteur. Au bout de quelques secondes, il se releva et se retourna vers lui avec un signe de tête négatif.

— Il est mort.



* CEO : Chief Executive Officer ou Directeur Général

** FDA : Food and Drug Administration

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