15 septembre 1998
Aujourd’hui est un jour particulier. C'est le jour où je suis revenu du monde des ténèbres. Malgré ces marques qui, telles des sangsues, restent accrochées sur ma peau et me susurrent à l’oreille de mauvais souvenirs, aujourd’hui est le premier jour de ma seconde vie.
Je m’appelle Jacob Turner. Jake, pour les intimes. Je suis né et j’ai grandi à Scarborough, plus précisément à Cayton Bay, un village en bord de mer dans le Yorkshire, en Angleterre. C'est un endroit vraiment spécial pour moi. J'y ai passé une enfance de rêve. C’est là que j’ai appris à surfer. Les vagues puissantes et le paysage côtier spectaculaire en font un endroit unique pour les amateurs de surf comme moi. Lorsque je suis sur ma planche, j'ai l'impression que tous mes soucis s'évanouissent. Je passais donc de nombreuses heures, avec mes copains, entre la plage et les zones boisées proches, où nous avions notre QG, une cabane que nous avions bâtie dans un chêne… Il y a aussi des falaises, dont la vue depuis les hauteurs est à couper le souffle. Même si ma mère m’interdisait d’y aller, je m’y rendais parfois, juste pour voir la mer qui s’étendait à l’horizon. J’appréciais cet endroit, surtout quand je voulais être seul. Ce qui est arrivé plusieurs fois, particulièrement ces dernières années…
Mes parents étaient des gens simples, mais vrais, purs. D’une gentillesse et d’un dévouement incroyables, je m’en rends compte aujourd’hui. Ma mère, Isabela, était d’origine espagnole (d’où mon deuxième prénom, “Esteban”) et elle enseignait l’art à la Graham School, où j’ai fait mes études secondaires. C'était le rayon de soleil à la maison. Elle avait d’épais cheveux noirs et de grands yeux bruns. Elle me chantait des comptines espagnoles quand j’étais petit. Ma préférée était “Arrorró mi niño” (Dors mon petit). Si j’étais triste, si j’avais peur, elle n’avait qu’à chanter cette chanson de sa voix douce et je me sentais tout de suite mieux.
Mon père, William, comptable, anglais pure souche, était plus pragmatique. Il était grand, élancé et il portait toujours une grosse paire de lunettes d’écaille. Il savait être affectueux, mais ce n’était pas trop son truc. Par contre, c’est sans doute l’homme le plus courageux, loyal et droit que j’aie connu. Je l’admirais.
J’ai aussi une grande sœur, Olivia, que j’appelle Liv. On se dispute énormément, mais qu’est-ce qu’on s’adore. Aujourd’hui, elle est avocate à Scarborough. Je suis vraiment fier d’elle.
Tout ce petit monde vivait donc dans un cottage à Cayton. La vie était simple et belle.
Puis, en grandissant, je ne sais pas trop pourquoi, je me suis peu à peu éloigné de ma famille… J’ai étudié l'ingénierie informatique à l’université de York. J’étais doué. L’informatique est devenue réellement une passion pour moi. Je m’investissais à fond dans mes études, mes amitiés, les filles… Et à ce propos, j’ai eu une terrible dispute avec mon père. Malgré mon âge, il ne voulait pas lâcher du lest. Il me considérait toujours comme un ado écervelé qu’il fallait surveiller. Un jour, je lui ai dit que je voulais m’acheter une voiture d’occasion, avec l’argent que j'économisais depuis un bon moment. J'ai prétexté que ça nous faciliterait la vie à tous, alors qu'en vérité, je voulais juste épater une fille… Mais il s’est encore montré très pointilleux, il m’a dit que je n’étais pas prêt, pas assez réfléchi et qu’il était hors de question que je dépense mon argent pour un engin qui allait devenir “une bombe ambulante entre mes mains”. J’ai pété les plombs, je lui ai hurlé dessus, et je suis parti en claquant la porte. J’ai squatté chez un pote qui avait un appartement et qui allait à l’université avec moi.
Peu après, quelque chose de grave est arrivé. Nos parents ont disparu. Et moi, je ne m’étais pas réconcilié avec mon père.
Pendant un temps, je suis complètement parti à la dérive. Je suis passé du “mec sympa du quartier” au “chercheur de problèmes”. J’ai laissé tomber mes études d’ingénieur informatique pour commencer à traîner dans les bars et à boire beaucoup trop. J’avais surtout élu domicile au “Cheval Noir”, un pub dont le nom s’inspirait d’une ancienne légende de Scarborough, disant qu’un cheval gigantesque sortait parfois de la mer, accompagné d’une tempête et d’éclairs. Une statue de ce cheval trônait sur le bar. Il était le seul compagnon que j’acceptais lors des heures que je passais à me saouler. J'étais constamment en colère. Je me détestais. Une rage indescriptible vibrait dans mes veines jour et nuit. Dès que je pouvais me battre, je fonçais dans le tas. J’adorais ces poussées d’adrénaline, la sensation des poings brûlants d’avoir trop frappé. Jusqu’au jour où j’ai réellement failli tuer quelqu'un. Un pauvre mec, Dan Trovski, le pilier de l’équipe de rugby de l’université. Une espèce de racaille, qui sévissait au pub où j’avais mes habitudes. Le genre de pitbull toujours entouré de deux ou trois larbins, qui le considéraient comme leur chef… Un jour, il est entré dans le bar et m’a pris pour cible. Il a craché des insultes sur mon dos. Et puis il m’a traité de pauvre petit orphelin. Il a insinué que le monde se fichait pas mal de la disparition de mes parents. Il a terminé sa phrase par “bon débarras”.
J’ai vu rouge.
Je ne me rappelle pas exactement ce qui s'est passé. Je me souviens seulement d'un bourdonnement dans mes tempes, de cette sensation d'explosion, de chaleur... Je me revois saisir la statuette et pivoter brusquement pour frapper Dan de plein fouet. Puis le bruit sourd de la statue heurtant son corps immobile, et des mains me saisissant pour m’emmener de force dehors, sous une pluie battante. Comme si le ciel me montrait sa désapprobation pour ce qui venait d’arriver.
Après ça la police, le procès… la condamnation. J’ai eu une très bonne avocate, Maître Jane Farrell. Elle a vite fait de mettre en lumière mes circonstance atténuantes, l’état de souffrance dans lequel je me trouvais lors des faits, la dépression, le désespoir. Et pour ce qui est des provocations et de la réputation de Dan, elles ont été mises sous les projecteurs aussi. De plus, le juge, Milton Crawford, connaissait ma famille de réputation. Nous étions une famille appréciée. Le juge savait que la tragédie que Liv et moi avions connue nous avait transformés. Si Liv était devenue une adulte grave et responsable, j'étais devenu un animal sauvage. Il comprenait bien tout ça. Crawford a aussi pris en compte les propos abjects prononcés par Dan. Il a bien compris que mon geste tenait plus d’un coup de folie, d’un pétage de plombs que d’un geste prémédité ou découlant d’un réel tempérament violent. C’est sans doute ce qui a motivé son verdict. Il a déclaré que même si une telle démonstration de violence était inacceptable, il ne pensait pas que la prison ferme soit appropriée dans mon cas. J’ai donc écopé de 500 heures de travaux d'intérêt général, avec l’obligation de suivre une psychothérapie. Et bien sûr, une injonction d’éloignement m’interdisant d’ approcher de Dan à moins de 200 mètres. Dommage, j'aurais bien voulu lui apporter des fleurs à l'hôpital.
Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. J’ai pris conscience de la gravité de mes actes, et je ne veux plus emprunter ce chemin. J’ai blessé trop de personnes, à commencer par Liv, qui a toujours été là pour moi. Je dois maintenant grandir et tenter de devenir un homme bien.
Donc, aujourd’hui est un jour spécial. Je reprends mes études à l’université. Je sais que ma route sera jonchée d’obstacles, mais j’ai changé. J’ai laissé mon ancienne personnalité derrière moi, comme un serpent laisse son ancienne peau derrière lui. En arrivant sur le campus, des souvenirs de mes premiers jours ici ont envahi mon cerveau. À cette époque là, les choses étaient bien différentes…
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