Des rêves lucides

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J'ai un ami des plus optimistes. Ou disons plus simplement qu'il est joyeux. Non, non, en réalité j'ai mieux : c'est un enthousiaste! Il s'intéresse à tout. Il aime comprendre ce qu'il voit. Il emprunte volontiers la voie la plus rationnelle possible pour interpréter ce que lui donne à contempler le monde. Parfois, on se perd de vue pendant plusieurs mois. Quand on se retrouve, c'est toujours enrichissant de l'écouter dire où l'ont mené ses pérégrinations. Moi, dans la vie, je suis content. Je bosse, ça va. J'ai aussi des coups de mou, ça peut arriver. J'étais dans un de ces états proches, il me semble, de la mélancolie, lorsqu'on s'est vu pour la dernière fois. On se promenait au parc de ma ville, et je ne disais rien. J'avais dû soupirer une ou deux fois déjà, sans raison particulière, si ce n'est d'imiter avec mes poumons l'aspect volumineux des nuages, dont le fond de blancheur laissait à l'oeil nu le loisir de capturer les mouvements de fulgurantes hirondelles. Lui paraissait absorbé par le flux de graviers qui s'étendait comme un ruban sous nos pas. Nous allions ainsi, à une allure très soutenue, lorsqu'il prit la parole, dégageant un sérieux que je ne lui soupçonnais pas :

- J'aurais aimé avoir ton avis sur un truc qui m'arrive, en ce moment. C'est un peu bizarre, je ne sais pas trop quoi en penser.

Je lui demandai tout de suite si c'était grave, et mon inquiétude le fit sourire.

- Non, non, du tout. Ecoute, vais t'expliquer, mais je veux pas que me prennes pour un illuminé.

Un illuminé? Lui? Cette fois, il m'intriguait. En guise d'acquiescement, je l'invitai à poursuivre d'un silence attentif.

- Je rêve que je cours. Toutes les nuits, ça me le fait, c'est toujours le même déroulement. Plusieurs semaines que c'est comme ça, franchement je sais pas d'où ça sort... c'est réglé comme du papier à musique... Je sais que c'est à peu près cinq minutes avant d'émerger, parce que sinon, je m'en souviendrais pas. Y a pas un jour où ça loupe! Tac! Je me fierais moins volontiers à l'aiguille d'un métronome... Tac! Si bien qu'à présent, ça me pique dès que ça commence ; je me retrouve lucide dans mon rêve. Tu connais ça, les rêves lucides?

Je levai le sourcil. "Rêves lucides"? D'ordinaire, je n'aime pas les oxymores. C'est souvent confus, ce sont des associations brutales, des chimères, des cohabitations qui n'ont pas lieu d'être. "Feu glacial", "clair obscur" : pour moi, c'est de la fumée... faut se décider pour l'un ou l'autre : au moins c'est carré. Malgré tout, je savais qu'il n'employait jamais une expression dénuée de sens, et je secouai patiemment la tête, confiant quant aux éclaircissements qu'il me fournirait.

- Je n'invente rien, hein! C'est un phénomène tout simple, qui permet de prendre conscience que tu dors et de te promener dans tes rêves... mais on n'y arrive pas comme ça, c'est un peu d'entraînement. Il te faut un petit rituel : tu vérifies quelque chose, un détail, toujours le même, pour voir si ça se comporte comme dans la réalité... s'il se produit des merveilles, c'est que tu nages en plein songe, mais tu en es désormais conscient... si tes mains se trouent, par exemple... si quand tu sautes, ça donne des bonds de lune... moi, je consulte ma montre - ma montre connectée - mais c'est pas l'affichage digital que je vois. Non, c'est des aiguilles lumineuses, qui vont dans le sens contraire l'une de l'autre. Donc là, tout de suite, je vois que j'arpente un rêve. Mais surtout, je me rappelle que ce rêve-là, il contient les barreaux invariables d'une cage. C'est-à-dire qu'en fait... je peux crapahuter n'importe où... à partir du moment où j'en ai la lucidité, mais... mais je peux rien faire d'autre que courir. Si je pense à m'arrêter, ou même rien qu'à ralentir, j'ai comme une décharge... et là je file droit! Ah et puis je t'ai pas dit un truc aussi, mais je suis pas tout seul... je sais qu'on est des centaines à courir en même temps, et je sais aussi qu'on en a déjà perdu une majorité en chemin. Je connais pas ma place dans cette course - car je suppose que c'en est une - mais j'ai toujours l'impression de me situer plus ou moins parmi les premiers.

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