Chapitre XVII

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Décidé comme jamais, le cul de jatte joua de ses quatre jambes et fila à travers rues jusqu’au donjon gris à tel point que ses deux compagnons, dont son informateur, peinaient à le suivre. Ce dernier lui criait ses indications mais se faisait sans cesse bousculer par le flot des lurons éméchés alors que l’amiral le fendait comme les vagues sur son navire. Il bousculait un ivrogne ici, tempêtait suffisamment pour qu’on s’écarte par-là, cognait de la béquille par moment. Partout où il passait, une brèche se créait, puis se refermait aussitôt sur ses pauvres suivants qui ramaient dans cette mer de monde. La ville défilait devant Harold Secousse comme si elle se mouvait pour que son bienfaiteur n’ait pas à s’infliger ce désagrément. Rue Etienne Fampart, rue Marcel Chibalon, passe des déshérités, avenue des vertueux, place de la potence et, enfin, la maison d’arrêt. Il lui fallut attendre près de deux minutes pour se voir rejoint par ses acolytes.

— C’est ici, haleta le guide.

Il se détourna d’eux, trop impatient d’en découdre avec son ennemi. Il ne l’avait jamais apprécié. En fait, il l’avait même toujours franchement détesté. Ce pédant prétentieux qui négociait sans cesse avec ces chiens d’Ariengeois. Il les arnaquait pour encore davantage arnaquer sa propre cité par la suite. Chacune de ses manigances l’enrichissait au dépend du monde. Combien de brouilles étaient survenues entre la république et le continent à cause de ses coups foireux ? Combien d’hommes valeureux avaient perdu la vie à cause de ses combines ? Combien de fois avait-il dû mener au combat son armada pour récupérer les sesterces que ce gredin avait perdus ou pour préserver ceux qu’il avait dérobés ? Il avait bataillé contre les Orniens, les Halkinajis et même les Bissards mais, il en était sûr, chacune de ces expéditions, de ces campagnes et de ces guerres avaient pour première origine la sournoiserie d’un Noussillon, que ce fut celui-ci ou celui d’une autre contrée. Le monde regorgeait de Noussillon. Les guerres n’enrichissaient qu’eux et les pays n’en tiraient jamais profit. Ils menaient le grand jeu des nations alors même qu’ils les méprisaient. Même ces parasites d’Ilnéens n’avaient été accueillis que pour engraisser de leur or ces intrigants. Là encore, ils s’enrichissaient au dépend de leur patrie. Ces charlatans devaient être tenus en laisse, surveillés comme l’orage au loin, fouettés au moindre écart et être soumis, de gré ou de force, à la raison d’état, et non l’inverse. Ferdinand manierait la carotte, et lui se chargerait du bâton. Cependant, en dépit de toutes ses bassesses, Charles avait eu la courtoisie d’ouvertement trahir Ornemer. Cette fois, il ne se cacherait pas derrière quelque loi scélérate ou un parterre de politicards aussi pleutres que corrompus. Cette fois, il devrait assumer ses actes et tout son argent ne le sauverait pas.

La bâtisse, habituellement crasse et malodorante, puait la putréfaction. Les geôliers avaient déserté leurs postes lorsque leur solde ne leur permit plus de se nourrir, abandonnant les prisonniers à leur sort. Les isolés avaient fini mort de soif. Les cellules plus nombreuses permirent à un ou deux de survivre au dépend des autres. Le premier gardien à y avoir remis les pieds après le retour de la pitance s’évanouit sur le champ devant l’horrible spectacle que ces criminels lui avaient laissé. Les rares survivants s’étaient mués en bêtes, le regard fou, les babines retroussées, les crocs usés et la gueule dégoulinant des lambeaux de chair de leurs codétenus. Personne n’osa ouvrir les lourdes cages en fer de peur que pareils animaux ne s’échappent et le dévore. On ne communiqua même pas avec ces abominations desquelles n’émanaient plus que des éructations insensées. Comme pour des fauves, on les abattit d’un coup d’arbalète à travers le grillage. C’était déjà leur accorder trop d’honneur. Au milieu des restes de tripes et d’excréments, un homme avait remplacé les monstres. Un homme qui les surpassait par sa beauté et par son vice. Un homme qui faisait honte à l’Homme.

— Vous n’imaginez pas la joie que vous me procurez dans cette triste posture, lança Harold.

En boule dans un coin, le moins sal de son petit carré, monsieur Noussillon leva les yeux qui avait beaucoup perdu de leur éclat. Une lueur y étincela néanmoins, comme un ultime sursaut d’orgueil, l’ultime possibilité de briller avant de moisir ici. On lui offrait l’occasion d’écrire son épitaphe de son vivant.

— Au moins, je possède encore mes jambes. Pardon pour ma tenue, je fais au mieux avec les moyens du bord. Enfin, vous connaissez ça mieux que moi.

— Comment une merde telle que vous trouve-t-elle encore le moyen de fanfaronner ?

— La merde que vous voyez devant vous a simplement voulu sauver la cité. Je n’ai jamais été que le monsieur Laffont de mon temps, en un peu plus prévoyant mais, hélas, encore moins chanceux, asséna-t-il en fixant Ferdinand. Je n’imaginais pas cela possible.

Ce subis regain d’éclat et ce mensonge évident déconcerta le concerné.

— Ne le comparez pas à vous ! Il s’est ruiné pour Ornemer, vous, vous avez cherché à vous enrichir en la détruisant !

— Certes, certes mais… dites-moi, qu’adviendra-t-il lorsque le prochain ouragan se déclarera ? Toute votre intégrité et votre bonne morale nourriront-elles le peuple ? En offrant notre île à Ariange, je les liais à nous et les contraignais à nous venir en aide lors de chaque prochaine crise. Peut-être que j’en retirais quelques bénéfices au passage. Mais le destin des Orniens s’en trouvait préservé. Là, vous flattez leur égo et les condamnez à une mort certaine. Est-ce que ce sera dans trois ans ? Dans cinq ? Dans dix ? En tout cas, je vous le prédis, le vieux royaume refusera de revenir à votre rescousse et vous périrez. Vous périrez libres, droits et fiers, mais vous périrez. De faim en plus, même pas submergés comme chaque abruti de cette île semble le désirer.

— Je n’ai plus rien à dire à cette vermine. Ferdinand, vient. Nous avons du travail. Quant à toi, j’ai hâte de te contempler suspendu au bout d’une corde.

— Je préfère cette fin là que celle qui vous attend… Hé ! Hé !

Les visiteurs s’en allèrent mais Ferdinand ne put s’empêcher de se retourner avant de franchir le pas de la porte. Il aperçut les derniers pétillements dans les yeux de son vieil ami, comme une boisson qu’on aurait trop secoué et qui n’aurait plus rien à donner. Il se souvint de comment ils jouaient ensemble tous les deux lorsque leurs pères discutaient d’argent. Ils se rêvaient soldats, généraux, amiraux, conquérants, en aucun cas banquier ou assureur. Ils auraient parcouru le monde l’épée à la main bras dessus bras dessous en faisant fi de chaque contrainte. Ils se seraient sauvés l’un l’autre, auraient fini avec quelques belles princesses dans les bras et se seraient taillés des empires dans le vaste monde.

— Ferdinand, qui eut cru que tu mènerais mieux ta barque que moi ? ria-t-il.

— Moi, lorsque tu m’as convoqué dans ta banque, répondit l’autre, tuant sur le coup l’ultimes scintillement d’âme de son vieux camarade.

« Adieu », conclut-il en son for intérieur.

L’air frais et humide de l’extérieur délivra les narines encore accablés de la putrescence des geôles. L’éclopé ruminait, dessus que sa proie ait conservé sa dignité et sa répartie. Il aurait préféré le voir supplier geindre, implorer pour sa vie. Mais cet enfoiré avait décidé de lui ôter jusqu’à ce plaisir-ci. Au moins, ne le décevrait-il pas lors de son exécution. Qu’importe la perfidie ou la bonté, la culpabilité ou l’innocence, on finit tous pareil lorsque la trappe s’ouvre et que la corde se tend.

— Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire, retrouvons-nous dans trois jours, au petit matin, à l’amirauté.

— Je n’y manquerai pas, assura Ferdinand.

Ils se serrèrent la pince et partirent chacun de leur côté. « Le plus dur est fait », soupira monsieur Laffont. Effectivement, s’il parvenait à convaincre les notables et prêtres de la cité de se joindre à lui, il justifierait sa place aux côtés du grand amiral et grimperait plus haut qu’il n’avait jamais osé l’espérer, ni même le rêver. Il se dirigea d’un pas décidé vers l’hôtel de ville, véritable forum des nantis d’ici. Il en trouverait au moins quelques-uns. Et, au pire, il y dormirait un peu moins mal que dans sa vieille baraque. À force, les lourds nuages qui couvraient la ville avaient rendu ténue la différence entre nuit et jour. Sans toutes ces torches, ces rires et cette joie, on en aurait presque oublié qu’hier à la même heure, les gens dormaient ou mourraient de faim. Aujourd’hui, ils vivaient heureux et ne tenaient pas à gâcher ces instants de félicité retrouvée par un sommeil malvenu. Il fallait vivre, vivre jusqu’à en mourir.

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