Chapitre XXVI

7 minutes de lecture

Aux portes du désespoir, il se tenait devant celles de son ancienne amante. Il toqua lourdement. Une fois, deux fois puis…

— Arrêtez de martyriser cette porte, laissez-nous le temps de… Oh, pardonnez-moi monsieur Laffont, s’excusa une servante un peu enrobée et au tempérament sanguin.

— Où est Dimitra ? articula difficilement l’homme aux allures d’ivrogne.

— Hmm, hmm, vous voulez dire Madame Tinteuil je suppose. Elle est avec son mari dans le grand salon, peut-être pourriez-vous…

À ces mots, il la bouscula et s’introduisit dans la demeure, trempé, annonçant sa présence à tous les habitants par son odeur.

— Monsieur, voyons ! Séchez-vous au moins !

Les remontrances de la bonne glissèrent sur lui comme l’eau sur son manteau. Il tituba jusqu’à la salle de vie mais, juste avant de franchir son seuil, l’Ilnéenne en sortit. Son époux, un homme de dix ans plus âgé, fin de corps et de visage, presque étiré, l’accompagnait. Malgré son physique ingrat, la moitié de la cité l’enviait. Il n’avait de sa vie, dit-on, réussit qu’une seule chose : son mariage. Il tolérait d’être le plus grand cocu d’Ornemer en échange de quelques nuits avec la femme de ses rêves, des rêves de tout le monde en fait. Il lui laissait régir sa fortune, ses biens et même ses amitiés en échange de l’extase que lui procurait la douceur de sa peau. L’ascension sociale de l’une n’était égalée que par la déchéance de l’autre. Le monde se gaussait de lui tout haut mais l’enviait tout bas. Si le honteux troque de son plaisir contre sa dignité offusquait tous les notables de la cité, lui, ne l’avait jamais regretté. Il vivait plus heureux qu’eux et, lorsqu’elle se tenait à ses côtés, Dimitra jouait admirablement bien l’épouse aimante. Elle donnait du goût à son existence. Il en doutait, mais il aimait à croire qu’il participait lui aussi, à sa petite échelle, à son bonheur. D’une certaine façon, ce mariage arrangé tournait beaucoup mieux que nombre d’épousailles nées d’une passion éphémère et maintenus par la peur du scandale.

— Ferdinand, que fais-tu ici ? s’écria-t-elle.

— Je… Je peux te parler ?

Monsieur Tinteuil tolérait les frasques de son aimée mais il lui restait suffisamment de fierté pour qu’il exigeât qu’elles se passent ailleurs que sous son toit et loin de ses yeux.

— Je vais vous demander de sortir, monsieur. Votre nouveau rang ne vous autorise pas tout ! déclama-t-il à la fois autoritaire et hésitant.

— Excuse-le… laisse-moi m’occuper de ça s’il te plaît, s’interposa la femme aux cheveux de feu.

Elle lui décocha alors un baiser sur la joue, lui chuchota nul ne sait quoi au creux de l’oreille et parvint à apaiser son modeste courroux. Frustré mais résigné, le maître de maison capitula et laissa sa femme prendre l’intrus par le bras et l’accompagner jusqu’à la bibliothèque.

— Viviane, apporte-lui des serviettes, je te prie.

— Tout de suite, madame.

La domestique jugeait l’attitude de sa maîtresse. Elle la jugeait d’autant plus qu’elle ne pouvait rien commenter ouvertement. Sa faible condition et son attachement aux valeurs traditionnelles créaient chez elle un sentiment de dégoût à l’endroit de celle qui lui versait son salaire. Comme d’habitude, elle répandrait ce dernier ragot, non sans broder un peu autour, à la cour des serviteurs et cuisiniers, puis s’en retournerait courber l’échine devant celle qu’elle aurait dénigré deux minutes auparavant. Ces messes basses constituaient l’étiquette du petit personnel, celui ou celle qui détenait la primauté de l’information rentrait dans les bonnes grâces collectives et tout ceci participait à former ce que l’on pourrait appeler la dignité des laquais ; à savoir la certitude absolue de valoir mieux que les nantis auxquels ils obéissaient. Naturellement, quiconque parmi eux dérogeait aux bonnes mœurs et à la pieuse morale se voyait aussitôt déchu de son rang de vertueux parmi les pauvres et traité comme un bourgeois désargenté, c’est-à-dire avec mépris mais sans déférence ni crainte.

Installé dans le sofa et attendant de pouvoir se sécher, Ferdinand tremblait. De froid plus que de honte. Mais de honte un peu quand même. Non pas tant parce qu’il avait déshonoré un homme à la vue de tous, celui-ci s’en remettrait et il n’était pas du genre à provoquer qui que ce soit en duel, mais bien parce qu’il était piteusement revenu sur la promesse qu’il s’était faite lorsqu’il avait, dans la douleur mais avec un certain panache, définitivement rompu avec Dimitra.

— Comment vas-tu ? Je ne pensais plus te revoir après la dernière fois.

Elle le caressait de ses mots. Puis elle vint le réchauffer de ses bras. Tel un serpent elle s’enroulait autour de sa proie, une proie bien mal en point de surcroît. Mais il ne cherchait pas à résister. Au contraire. À l’image d’un criminel en proie aux tourments de la culpabilité, il était venu se livrer. Corps et âmes.

— Je… Je ne sais pas… Je… Quelque chose d’horrible est sur le point de se passer.

— Madame, voici vos serviettes.

— Merci, tu peux disposer.

— Bien, madame.

Elle frotta alors tendrement son dos. La présence de cette déesse, sa déesse, plus que le réconfort purement physique de ses adroits va et viens sur son corps atténuèrent ses frissons. Il se sentit apaisé. Calme. Presque heureux. Au moins plus malheureux.

— De quoi s’agit-il ? poursuivit-elle de sa voix mélodieuse.

Il se recroquevilla contre elle, il se laissa câliner tel un animal docile et n’essaya même pas de résister aux larmes qui s’écoulaient lentement sur ses joues. Comme monsieur Tinteuil, il était en train d’échanger sa dignité contre un peu de réconfort. Et pourtant, lorsqu’on dirige un pays, la dignité importe davantage que nombre de choses plus futiles comme l’intelligence ou la compétence. Mais qu’importe, il ressentait le besoin viscéral de la présence de Dimitra, comme celle de l’eau pour l’assoiffé ou du pain pour l’affamé, elle représentait pour lui le phare de l’égaré, le brasier du transi. Elle ne le jugeait pas. Elle continuait à glisser sa main contre son corps. Tient, elle avait abandonné la serviette.

— Tu peux tout me raconter, lui chuchota-t-elle.

— Les… Les Ilnéens… Ils vont… Ils vont tous mourir.

Dimitra cassa le langoureux rythme de ses gestes. La surprise autant qu’une certaine forme de peur expliquait sa réaction. Elle avait connu l’exil, elle avait connu l’accueil empreint de suspicion des Orniens, une suspicion qui s’était, au fil des crises, transformé en vive hostilité. Elle avait connu la souffrance et le deuil et, depuis qu’elles les avaient rencontrés, ils ne s’étaient jamais beaucoup éloignés. Ornemer constituait autant une terre d’accueil qu’un danger mortel qui menaçait sans cesse de se refermer sur eux. Elle entendait ce qui se disait : « Les Ilnéens ont succombé par le déluge, ils nous l’apportent. » « Sans eux, on mangerait plus et mieux. » « Que de la racaille, toujours dans les mauvais coups ceux-là ! » Pour l’instant, on tolérait son peuple, mais jusqu’à quand ?

Elle reprit néanmoins le ballet de ses douceurs. Céder à la panique n’avait jamais rien apport de bon. Elle se souvenait des baisers sur le front qu’affectionnaient tant Ferdinand. Elle se rappelait comment il aimait entrelacer ses doigts dans les siens. Elle le combla de tendresse et l’emplit de désir. Lorsqu’elle l’estima mûr, elle poursuivit son interrogatoire :

— Que va-t-il se passer ? Pourquoi viens-tu m’en parler ?

— Je… J’ai signé… J’ai signé des ordonnances… On va… vous allez être sacrifiés. Tous… Je t’en supplie… Pars.

Sacrifiée ? Voilà une des rares menaces qu’on ne lui avait jamais proférée. Finir exilée, décapitée, noyée, violée oui mais pas sacrifiée.

— Qu’est-ce que tu racontes ? enchaina-t-elle sans cesser de l’amadouer.

— Le grand amiral… il vous déteste. Madame Tourton… elle vous déteste encore plus. Tous, ils vont vous… ils vont vous faire massacrés…

— Tu ne peux rien faire ? Tu diriges la cité, non ?

— Non… Sinon… Sinon la cité…

Il s’effondra en larmes et en sanglots. On aurait dit un bébé à qui il venait d’arriver un grand malheur. Dimitra contint sa gêne mais réalisa bien vite qu’elle ne pourrait plus rien tirer de lui dans cet état. Elle lui attrapa alors la main et l’emmena avec elle jusqu’à une petite chambre d’ami, dans l’aile ouest de la villa. Comme un enfant éploré qu’on emmène chercher une friandise pour le consoler. Les serviteurs prirent sur eux pour ne pas laisser exploser leur rage et leur dégoût. Qu’importe, l’Ilnéenne avait appris à surmonter tout cela depuis longtemps. Que valait son honneur par rapport à sa survie et celle de sa race ? On pensait souvent à l’infamie qui pesait sur monsieur Tinteuil, mais on oubliait qu’elle aussi en subissait les affres. À ceci près qu’elle n’en retirait que peu de joie, seulement le droit à l’existence pour elle et pour les siens. Un droit qu’elle se devait de préserver nuit après nuit à la sueur de ses reins. De tous ses amants, Ferdinand n’était pas le pire. Ni le meilleur. Elle gardait d’agréables souvenirs en sa compagnie. Ce côté niais et une certaine fragilité d’âme l’attendrissaient autant qu’ils la repoussaient. Elle avait dû posséder un tel caractère jusqu’à ses quatre ans. Jusqu’à sa fuite éperdue. Jusqu’à la perte de son frère et de sa mère. Jusqu’au naufrage de sa patrie.

Qu’un adulte le conservât à plus de trente ans témoignait du peu de tracas qu’il avait du supporter. Et pourtant, il avait connu la ruine. Non, ce chiard là n’était pas qu’un gamin choyé par la vie, il possédait pleinement le tempérament d’un gosse et même sa haute naissance et sa riche condition n’avait pas réussi à compenser cette faiblesse. Maintenant qu’il s’était relevé, une nouvelle calamité s’abattait sur lui et son naturel reprenait le dessus. Elle ne savait pas encore en quoi consistait ce fléau mais elle disposait de longues heures pour le découvrir. Il ne lui en faudrait probablement pas tant.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0