Chapitre XXIX
Tandis qu’il tremblait à l’idée du sort qui attendait le coupable, un espadon vint se débattre avec la barricade improvisée, formée de tables et de tabourets. L’entrée qui y avait été aménagée ne coulissait plus depuis que le pied d’un des meubles s’était affaissé. Cela donna lieu à une scène absurde où un guerrier aguerri tentait maladroitement de se faufiler à travers un méandre de mobilier empilé et à moitié affaissé. On craignit un moment qu’un éboulement de bois ne l’ensevelisse mais il réussit à s’extraire juste avant que la structure ne s’effondre. Remis de sa frayeur, il hésita à venir chuchoter à son chef ou à s’exprimer tout haut.
— Parle ! lui intima son supérieur.
— Oui, mes excuses, amiral. Nous avons pénétré dans l’appartement du suspect… Nous y avons trouvé un Ilnéen mort avec une arbalète sans plus de carreaux. Aucun doute, il s’agissait de lui ; nous avons dû enfoncer la porte pour entrer.
— Ces sales enfoirés ! Ferdinand, c’est de ça que tu parlais ?
L’intéressé ne comprit pas bien et se contenta d’afficher un visage incrédule.
— Dans ta lettre, tu parlais d’un complot Ilnéen, qu’ils voulaient me renverser, prendre le pouvoir, mener notre cité à la ruine, c’est ça ? Hein ! Tu as l’air d’en savoir beaucoup.
Il aurait vraiment mieux fait de lire cette missive. Qu’importe, il fallait improviser. Cette embuscade providentielle servait ses intérêts, tâche lui incombait de ne pas laisser filer l’occasion.
— Absolument ! Votre mort provoquerait un tel chaos qu’ils en profiteraient pour s’agripper à notre île comme la tique sur le chien. Privée de son défenseur, elle se verrait sucer jusqu’à la moelle par ces parasites. Vous me croyez désormais ?
L’intonation de sa voix sonnait faux. Ferdinand ne réussit pas à réprimer quelques tremblements, se surprit à mettre l’accent sur de mauvaises syllabes et à faire preuve de beaucoup trop d’emphase. Il s’exprimait à contretemps. Sa verve était en décalage avec sa parole tant et si bien que la colère survenait après les termes associés et que, au contraire, la complicité intervint trop tôt. On sentait le mauvais acteur, le mauvais acteur paniqué et pris au dépourvu et qui ne croit même pas à son texte. Pourtant, toutes ces hésitations et ces fautes de jeu jouèrent en sa faveur. Elles donnèrent des allures de sincérité à son discours et singèrent à la perfection une fureur débordante et incontrôlable. Jamais Harold ne l’avait trouvé aussi sincère, en partie parce qu’il lui prêtât sa propre détestation des Ilnéens.
— C’en est trop ! Nous devons protéger Ornemer. Lieutenant, je décrète la loi martiale et le couvre-feu ! Plus personne dans les rues à la nuit tombée ! Informez-en le guet. Ensuite, vous allez m’arrêter toutes ces crapules aux cheveux rouges. Interrogez-les, faites les parler, trouvez leurs chefs. Je veux tout savoir de leurs manigances ! Ne reculez devant rien. Exécution !
— À vos ordres !
— Et déblayez-moi l’entrée ! Je vais sortir et m’adresser au peuple !
— Bien reçu !
— Ferdinand, je te remercie de ton honnêteté. Nous allons venger notre ami l’archevêque et mettre à bas cette racaille étrangère !
L’ancien assureur se contenta d’un sourire gêné en réponse. Cela lui coûta déjà beaucoup mais qu’importe. Il s’était juré de mener sa mission au bout et il ne laisserait pas ces quelques scrupules embrumer son esprit. Tant pis pour la minorité si cela permettait de sauver la majorité. À peine un petit trou apparut-il au milieu de des décombres qu’Harold se faufila à travers avec l’agilité d’une souris. Monsieur Laffont lui emboita le pas et, peinant toujours autant à le suivre lorsqu’il était pressé, sonda ses intentions :
— Comptez-vous suivre mes recommandations ? Je vous assure que tout délai leur laisse davantage de temps pour s’organiser et met en danger aussi bien nos vies que l’avenir de la cité.
— Emprisonnons-les, nous verrons après !
Alors qu’ils parcouraient les rues, le peuple en émoi exprima sa solidarité avec son chef. Aux fenêtres, sur les paliers, à même le trottoir, chacun lui montrait son attachement, comme si on s’en était pris à un père à travers lui.
« Que le Bleu vous garde ! » pleurez une femme au balcon un mouchoir à la main. « Débarrassez-nous de ces maudits étrangers ! » éructait un homme à moitié saoul sur le bas-côté, une sorte d’Albert avec moins de tenue. « Merci ! Merci pour tout ! » hurlait un commerçant en lui tendant le dernier poisson de son échoppe. Ferdinand échappait à ce déluge d’ovations mais souffrait un peu de ne pas en recevoir au moins quelques gouttes. La simple sollicitation d’une grand-mère qui l’aurait confondu avec son fils ou petit fils aurait suffi à le satisfaire. Mais non, rien. On le confondait sans doute avec un passant ou un soldat étrangement vêtu chargé de la protection du grand chef. On ne lui accordait qu’une seconde d’attention et une demi de réflexion. Au fond, qui savait qu’Ornemer possédait trois chefs ? Tout juste quelques notables hauts placés. Les autres trouveraient absurde qu’une telle légende s’encombre d’un potentiel concurrent, qui plus est un ancien investisseur raté. Ferdinand ravala sa fierté. Noussillon avait prouvé qu’on pouvait tout contrôler dans l’indifférence générale. Qu’il se glisse dans son manteau et il réussirait à manœuvrer Secousse comme jadis Charles le sénat.
Alors qu’il sortait de ses pensées et avant qu’il ne réalisât comment, le duo se trouvait sur la place de la Monnaie, entouré de gardes et face au peuple tout entier. La rumeur avait couru, le bouche à oreille avait fonctionné et la fine pluie qui remplaçait en cette heure le torrent habituel favorisa la présence de nombreux Orniens et même quelques Ilnéens. On comptait davantage de monde pour ce discours improvisé que lors de la plupart des interminables monologues des anciens sénateurs. Sans recevoir quelques pécules, personne ne se pressait pour écouter un vieux gâteux ronfler et radoter en public sur l’indispensabilité de sa personne. Là, on en aurait pour notre temps. Les mots seraient durs, le ton ferme et les décisions inflexibles. Là on parlerait réellement politique, Histoire même. Rien à voir avec la parlote des mollassons de l’ancien temps. On assisterait à l’écoulement d’une cascade tonitruante dont les remous formeraient une immense et belle mer et non à un ridicule ruisseau accouchant péniblement d’une flaque.
Sans estrade, Harold grimpa les quelques marches donnant sur l’ancienne banque Noussillon et surplomba la foule de son regard et de sa prestance. La simple vue du grand amiral suffit à réduire le brouhaha à presque rien. Seul persistait le bruit des nouveaux arrivants bousculant les anciens pour assister à l’évènement.
— Orniens, Orniennes ! Aujourd’hui, un félon a été pendu mais mille autres sont apparus. Hier j’ai châtié les traîtres d’en haut, demain je m’attèlerai à détruire ceux d’en bas ! Je ne trouverai le répit que lorsque mon pays sera délivré de tous ses ennemis ! Ils ont commis une énorme erreur en échouant à ma tuer car, désormais, ma détermination ne connaît plus la moindre limite ! Je les traquerai jusque dans les caves, jusque dans les temples et jusqu’au fond des océans s’il le faut ! Ennemis, tremblez ! Mon courroux vous poursuivra où que vous fuyez ! Tempête, déchaine-toi ! Ornemer, dresse-toi ! Ensemble, écrasons la vermine rampant dans nos rues et se terrant dans nos cités !
« Hourra ! Pour l’amiral ! » « À mort les Ilnéens ! » « Vive Ornemer ! »
La foule vibrait à ses intonations et se nourrissait de sa rage. On aurait dit un oiseau donnant une béqué d’émotions à ses moineaux. Sans plus attendre, comme si ordre leur avait été donné, la nuée d’oisillons s’envola accomplir la volonté du maître corbeau. Une volonté bien floue, qu’il n’avait au mieux que très vaguement exprimé, mais qui suffirait amplement. Ferdinand sentit quelques gouttes perler dans son dos.
— Harold, il faut absolument les emprisonner. C’est à l’état d’exécuter ces gens. Si nous laissons au peuple cette prérogative, il pourrait s’en ressaisir au moindre prétexte !
— Qu’importe. Tant qu’ils meurent. Et puis, ne t’en fais pas. Quelques Ilnéens mourront de leur main, la plupart courrons se réfugier dans nos geôles. Elles leurs paraitrons moins dangereuses.
Un tremblement secoua le co-dirigeant. L’honorable marin, toujours à cheval sur l’honneur, employait une si basse méthode pour arrêter ses ennemis. Cela allait au-delà de la haine. Les considérait-il encore comme humains ? On aurait dit une battue, une de ces chasses au gibier qu’on organise sur le continent. Les Orniens incarneraient les chiens et les soldats les chasseurs et les Ilnéens les lièvres, chevreuils et faisans. Et il comptait bien que les animaux de cette forêt qu’était devenue la cité ne se jette d’eux même aux pieds des traqueurs. À défaut de la survie, ils y trouveraient sans doute une mort plus douce. Déjà, on entendait les aboiements des molosses plantant leurs crocs dans les bêtes encore vivantes.
Ferdinand se força à penser à autre chose. Il faudrait les sacrifier selon les règles. Sans quoi tout cela resterait du sang versé en vain. Des gémissements de bébé fendirent l’air jusqu’à ses oreilles. Oui… Il devait donner un sens à tout cela. D’ailleurs, en quoi consistent réellement le rituel ? QU’est-ce qui relève de l’essentiel et qu’est-ce qui relève du superflu ? Des plaintes de femmes accompagnées de grognement d’hommes cognèrent ses oreilles. Et de lui seul, apparemment. Ni le grand amiral, ni ses soldats, ni même les quelques citoyens alentours n’exprimaient la moindre gêne. Il s’en trouvait même un ou deux pour se réjouir. Entendaient-ils les mêmes bruits ? Leurs tympans vibraient-ils à la même fréquence que les siens ? Des rires goguenards écrasèrent alors les supplications d’un vieillard. Il ne représentait désormais guère plus qu’un hochet, un hochet avec lequel on s’amuserait en tâchant de le molester le plus longtemps possible sans le briser. C’en était trop. L’ouï torturé mais seulement elle, il s’en alla, s’exila loin de ces horreurs, pour méditer dans sa villa.
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