Chapitre XXX
Il comprenait ces ermites qui abandonnaient le monde pour les commodités d’une grotte. Peut-être ne trouvaient-ils la paix et la quiétude que dans le plus total isolement, et que tout le reste affligeait leur âme des mêmes tourments que Ferdinand ressentait alors. Enfin, il n’en demeuré pas moins un ermite très bourgeois. Celui-ci demeurerait loin de ses contemporains jusqu’à ce qu’il faille remplir le garde-manger. Il renouerait alors avec les affres de la société qui travaille et le nourrit. Le temps qu’elle s’acquitte de sa tâche. Peut-être alors repartirait-il hiberner quelques temps. Pourquoi pas ? Pourquoi pas tout abandonner ? Vivre de mets délicieux, de vins délicats et d’exquises filles ? Sa fortune le lui permettait. Et puis, les quelques exactions qu’il apercevait sur le boulevard des Fondateurs ne lui donnaient pas beaucoup envie de renouer avec ces gens-là. Les Ilnéens qui se trouvaient dans les beaux quartiers retapissaient le pavé de leurs fluides et leurs entrailles. Quel monstre abject se cache dans le cœur de chacun ? Comment des hommes en arrivent à commettre pareilles atrocités ? Celui-ci, qui ouvrait sa proie comme une truie, était sans doute un sympathique boucher le reste du temps. Là-bas, la femme qui châtrait difficilement un cadavre, il la reconnaissait, vendait du poisson le sourire aux lèvres les autres jours. Et mêmes de jeunes enfants bastonnaient sans ménagement les corps de leurs nouveaux ennemis. « Voilà la pureté et l’innocence à l’œuvre », grimaça l’horrifié. Heureusement qu’on les avait tous achevés avant le passage de Ferdinand, sans quoi il aurait lui aussi rendu ses tripes.
Soudain, une pensée l’éclaira : Dimitra ! L’Ilnéenne la plus connue de la cité ! Sans réfléchir, oubliant tout, de sa retraite aux immondices, il courut jusqu’à la villa des Pélicans. Ni les cris de douleur, ni les rires sadiques ne le détournaient de sa quête. Elle amadouait les oiseaux, mais sans doute pas jusqu’aux vautours. Ils les voyaient déjà picorer ses restes et se repaître de sa beauté, même macabre. Tous ces charognards. Ces Albert. Ces baveux prêts à détruire ce qu’ils ne peuvent détenir. Ces pourceaux dégénérés. Ces gens qui se prétendent mieux que ceux d’en haut mais qui n’attendent que l’occasion pour les surpasser en horreur et en bassesse. Ces animaux, ces chacals, ces rats. Ils se parent de toutes les vertus lorsque le vice leur est inaccessible puis dévoilent leur vrai nature dès qu’une miette de pouvoir leur tombe dans la gueule. Ils n’hésitent alors jamais à mordre dedans, à la rogner et à la dévorer jusqu’à l’extrême fin. Des bêtes affamés et dociles qui accourent en meute dès que l’odeur du sang leur chatouille les narines.
Plus qu’un virage avant son objectif. Et des cris terribles. Des grognements. Des bruits de porc en rut. Il craignit de tourner. De découvrir l’abject scène qui se jouait là-bas. Mais sa volonté de sauver la belle surpassait tout. Ni son dégoût ni sa peur ne raccourcit l’ampleur d’un seul de ses pas. En fait, ils l’allongèrent. Lorsqu’il tourna la tête, son estomac ne fit qu’un tour. Il tapissa la chaussée pourpre d’un vert orangé de sa personne. Sur les murs de la maison, pendaient les corps de monsieur Tinteuil et d’un illustre inconnu. On devinait les traces de bastonnade. Il s’était défendu. Ou plutôt, il l’avait défendue. La porte était ouverte, et les gémissements animaux s’entendaient jusque dans la rue. Son ventre ne contenait plus rien, ce qui n’empêchait pas son cœur de s’y balader un peu. Il pénétra le hall et découvrit la plus ignoble des visions. À la queue leu leu, une file de gueux tenaient leur queue pendant que l’un d’entre eux beuglait, son pieu enfoncé dans le creux de Dimitra, boursoufflée de partout et offerte à la vue de tous. Les phoques baisaient plus proprement. « T’attends derrière, comme tout le monde ! » lui intima-t-on.
Ferdinand vomit alors qu’il n’avait plus rien à vomir. Tuméfiée, morte à l’intérieur à défaut de l’extérieur, l’Ilnéenne ne réagit pas à son arrivée. Elle n’avait plus de larmes et, de toutes façons, ses œdèmes l’auraient empêché de pleurer. Ses monstres assouvissaient leur désir sur un cadavre qui respirait. Lorsqu’elle cesserait, cela ne découragerait sûrement pas les prochains de continuer. Depuis combien de temps ces démons patientaient-ils ? Celui-ci la gifla, gratuitement, sans doute pour fêter sa jouissance. Un compère prit sa place. Il haleta, dégoulina de sueur sur elle, écuma sur ses seins déjà dégoulinant. Il les lécha. Les mordit, tira de toute sa mâchoire jusqu’à arracher à la suppliciée le dernier râle que sa gorge pouvait encore émettre. Cela l’excita. Il jouit. Il jouit vite. Il râla, commença à s’astiquer pour repartir mais le suivant le bouscula, arguant que son tour était passé. Il apporta une baigne comme dernier argument et prit la place du précoce. Obnubilé, traumatisé, monsieur Laffont ne parvint pas à détourner le regard de ce spectacle obscène. Chaque coup de rein équivalait à un coup poignard dans ses entrailles. Le couteau remuait dans ses intestins dès que ce phasme gigotait sur la défigurée et, lorsque ses longs bras osseux parcouraient le corps martyrisé de Dimitra, c’est comme si un fer chaud embrasait le sien. Il restait là, pantois, incapable de la moindre réaction. « Ça t’apprendra salope, d’Ilnéenne ! » gémit l’insecte aux portes de l’extase.
Le témoin impuissant réalisa alors le pire : tous ces gens étaient persuadés d’agir en bien, contre les traîtres, pour leur cité. Non, il y avait encore pire. Bien pire. Infiniment pire. Il y a trois ans, Ferdinand s’était sacrifié pour les sauver. Eux, les vauriens criminels d’en bas. Eux, les bourgeois corrompus du dessus. Eux, les enfants sadiques des rues. Tous les misérables humains de cette cité, toute la raclure du monde, toute cette merde flottant mollement sur l’océan qu’était devenue Ornemer. Il le savait pourtant, au fond de lui, et il s’était quand même sacrifié. Sans sa stupidité, rien de tout cela ne se serait produit. Il était coupable, coupable de tous leurs méfaits et de toute leur vilénie. En préservant leurs misérables vies, il avait provoqué beaucoup plus de souffrances que de joies. L’Épingle avait à moitié raison ; le bien n’existait pas. En revanche, le mal s’épanchait sous ses yeux.
Dépité, il s’en alla. Il accomplit quelques pas, car vu son état, il s’agissait bien d’un petit exploit, avant de s’arrêter net en plein milieu d’une rue, tel le dernier des demeurés. Il resta là, pantois. Les passants le contournaient comme un poteau. Il resta planté là une, pusi cinq, puis dix bonnes minutes. Alors, sans crier gare, dans un ultime sursaut de rage, il cria. Il cria à s’en briser la voix, il cria à s’en arracher la gorge, il cria à en invoquer le Noir. Pris de fureur, il se saisit de sa médaille, l’enserra de toutes ses forces à s’en faire saigner et la jeta aussi loin que possible. Ensuite, il continua de crier ; aussi longtemps qu’il le put, aussi fort qu’il le put. Puis, tout aussi soudainement qu’il avait commencé, il arrêta. Après s’être tant égosillé, il redevint le corps sans vie qui déambulait à travers ville.
Il avait rendu ses autres émotions en même temps que ses boyaux. Plus rien ne l’effleurait désormais. Il ressemblait à ces soldats traumatisés par des années de batailles et de carnages. Il errait, il ne savait trop où. Il s’éloignait de la villa des Pélicans, aucun doute là-dessus. Il abandonnait Dimitra à son sort. « Celui qui se décidera à la tuer la traitera sans doute mieux que toutes les autres personnes qu’elle aura côtoyées aujourd’hui », médita-t-il. Il aurait presque aimé accomplir ce geste. Cela aurait merveilleusement conclu cette longue relation d’amour haine. Mais on ne lui aurait pas rendu la pareille après pareille offense. On l’aurait accroché sur le mur aux côtés de monsieur Tinteuil. Non, on lui aurait infligé bien pire. Priver des soudards de leur trésor, ça se paye cher. Très cher. Ils auraient joué avec lui d’une façon pas si différente d’avec la donzelle. Il l’aurait remplacée. Lui aussi aurait attendu la mort. Mais nul ne lui aurait accordé.
En provenance des bas quartiers, une colonne de fumée noire montait. Évidemment. Il fallait bien quelque chose pour remplacer les nuages qui commençait à se dissiper. Le soleil en personne refusait de contempler la cité. « Le joyaux des mers, tu parles. Sa crotte la moins bien moulée, plutôt. » À croire que toute la fange marine avait échoué ici, que toutes les chiures de poissons s’étaient accumulées là et que les mouettes du monde entier avaient élu ce gros rocher pour latrine. Étonnamment, personne n’avait jamais proposé cette histoire comme base à une religion. Ils auraient dû. Ils auraient eu moins d’effort à déployer pour convaincre le tout-venant. Et voilà le résultat. Les massacres succèdent aux famines, les famines aux tempêtes et les tempêtes aux massacres. Il comprenait l’Unique. Rayer une bonne fois pour toutes cette immondice de la surface des eaux relevait du bon sens, presque de la bienfaisance. On lave bien son pot de chambre de temps en temps en jetant tout par-dessus fenêtre. Il n’agissait pas différemment. Et encore, Il avait laissé un sacré paquet d’étrons s’accumuler. À sa place, Ferdinand aurait balayé tout ce crottin depuis bien longtemps.
Sans le réaliser, il se retrouva devant chez lui. Albert ne répondait pas. Pas étonnant. Il avait dû apprendre le sort qu’on réservait aux Ilnéens. Son fervent patriotisme lui interdisait de rester bras ballant pendant que d’autres sauvaient la cité de ces miséreux. Monsieur Laffont ne poussa pas la réflexion plus loin. À la vue de son canapé, il s’affala et s’endormit, bercé par les hurlements de l’extérieur et l’acre odeur de chaire brûlée.
Annotations