Une maladresse excusable
Germaine, embêtée
— Violette, je crois que j'ai commis un impair...
Violette, malicieuse
— Toi ! Non, ce n'est vraiment pas ton genre...
Germaine, dans le même état d'esprit
— Je suis sérieuse Violette ! Je n'en ai pas fermé l'œil de toute la nuit.
Violette, rassurante
— Germaine, tu es l'amie la plus dévouée que je connaisse, tu prends toujours mille et une précautions pour ne risquer de ne froisser ou de ne blesser personne. Je peux même te dire, pour être honnête, que parfois ce ne sont plus de simples gants que tu prends, mais un chistera comme à la pelote basque ! Lorsque je te vois tourner autour du pot pendant des heures comme tu le fais, pour finir enfin par cracher le morceau après moult enrobages, cela m'exaspère à un point que tu ne peux imaginer !
Germaine, contrite
— Oh si, je m'en doute, il n'y a qu'à voir ta tête dans ces cas-là. Mais que veux-tu, je n'y peux rien, c'est plus fort que moi. Depuis que j'ai vu tante Arsène, partir comme ça, d'un claquement de doigts, devant moi, à cause d'une bonne nouvelle... Je ne peux m'empêcher de penser que si nous l'avions un peu plus ménagée, elle ne nous aurait pas quittés si vite.
Violette, les larmes aux yeux
— Je suis vraiment désolée, je sais que tout cela t'a beaucoup choquée à l'époque. En même temps gagner un million au Loto à son âge, ce n'était pas banal ! Qui aurait pu imaginer la suite ? Si seulement Firmin n'avait pas vendu la mèche. C'est vrai ça, quelle idée d'avoir une aussi GRANDE GUEULE ! Excuse-moi, je m'emporte, je m'emporte et j'en oublie la bienséance.
Germaine, chamboulée
— Non, ne t'excuse pas voyons. Paix à son âme.
Violette, avec douceur
— Alors, de quoi voulais-tu me parler ?
Germaine, dans le même état d'esprit
— Oh, si tu savais comme je m'en veux... Tu sais que notre amie Rose vient de perdre sa maman ?
Violette
— En même temps, à son âge rien d'étonnant. Elle a beau être la benjamine du groupe, elle a quand même soixante-quinze ans ! Sa mère devait au moins être centenaire !
Germaine
— Presque, elle avait quatre-vingt-dix-neuf ans.
Violette, curieuse
— Bon et alors ? Cette femme a eu une belle vie. Où veux-tu en venir ?
Germaine
— Eh bien, comme depuis quelques jours elle n'avait pas le moral, je l'ai invitée au cinéma pour qu'elle se détende un peu. Tu sais, elles étaient très proches toutes les deux. Sa disparition lui a fait un véritable choc.
Violette
— Je peux comprendre, il n'est jamais évident de surmonter la perte d'un être cher. C'est une idée très louable de ta part, je te reconnais bien là.
Germaine, embêtée
— Sauf que j'ai lancé cette invitation à la va-vite, sans prendre le temps de bien choisir le film.
Violette
— Ça m'arrive tout le temps ! En général, je fais mon choix dans les cinq minutes qui précèdent l'achat de mon billet. Je ne te l'ai peut-être jamais dit, mais j'ai un petit rituel lorsque je vais seule au cinéma : d'abord, je demande au taxi de me déposer devant l'entrée. Et là, confortablement installée sur la banquette arrière, je prends quelques minutes pour scruter les affiches. Le titre et l'image suffisent amplement pour me décider. Bien évidemment lorsqu'il s'agit de nouveaux chauffeurs, ils s'énervent, se demandent ce que je peux bien faire, pourquoi je ne sors pas du véhicule etc. Et lorsque j'ai le malheur de leur répondre que je suis en train de choisir mon film, ils m'insultent en disant qu'ils ne sont pas là pour rigoler, qu'ils ont d'autres courses qui attendent, que je leur fais perdre leur temps et qu'à mon âge je ferais mieux de rester chez moi, au lieu « d'emmerder » les honnêtes gens. Tu te rends compte ? Pourtant le compteur tourne toujours, même si la voiture est à l'arrêt !
Germaine, étonnée par tant d'audace
— Je n'oserais jamais faire ça !
Violette, blasée
— Tu sais avec l'âge on peut se permettre beaucoup de choses. Néanmoins, toi qui as le coeur fragile, je te le déconseille. Car ensuite, devant ce manque certain de savoir-vivre, je mets bien une demi-heure avant de retrouver mon calme.
Germaine
— Et tu ne t'es jamais trompée ? Je veux dire en choisissant de cette façon, à la hâte, tu n'as jamais été surprise ou déçue ?
Violette
— Une seule fois, j'ai vraiment regretté de ne pas m'être mieux renseignée. Rien que d'y repenser j'en ai encore le rouge aux joues. Mais comment aurais-je pu deviner ? L'affiche montrait un homme en costume, de dos, qui regardait par une baie vitrée du haut d'un building la ville en contrebas. Il donnait l'impression d'être le maître du monde. Et sur l'affiche, il y avait juste écrit : « M. Grey va vous recevoir dans un instant ». Malgré ce titre énigmatique, j'ai tout de suite pensé à un film sur les traders, comme « Le loup de Wall Street » avec Leonardo Di Caprio, que j'avais adoré.
Germaine, suspendue aux lèvres de Violette
— Et alors, ce n'était pas de ce genre là ?
Violette, gênée, parlant à voix basse
— Si seulement... J'aurais bien aimé. En fait il s'agissait d'un film é-ro-tique.
Germaine, stupéfaite et à haute voix
— Non ! Comme « Emmanuelle » ou « Histoire d'O » ?
Violette, surprise et gênée
— Chuut ! Eh bien, dis moi, tu sembles en connaître un rayon, avec ton air de ne pas y toucher.
Germaine, laconique
— Oh tu sais, c'était surtout pour faire plaisir à Louis, mon mari.
Violette, ironique
— Bien sûr, où ai-je la tête... Tu me diras j'aurais pu m'en douter, si tu avais vu le regard que m'a lancé la guichetière au moment de me donner mon ticket. Avec le recul, je crois qu'elle m'a prise pour une vieille femme lubrique. Depuis je n'ose même plus y retourner. Enfin bref, sur le moment je n'y ai guère prêté attention et je me suis installée comme à mon habitude. La salle était pleine.
Germaine, très intéressée
— Et après ?
Violette, gênée
— Je n'ai pas attendu longtemps avant de me rendre compte qu'il y avait méprise. Nous sommes très vite entrés dans le vif du sujet, si tu vois ce que je veux dire.
Germaine, coquine
— Ah oui ?
Violette
— Je ne te parle même pas de tous les instruments dont ils ont eu besoin pour faire une chose aussi naturelle ! Je n'avais jamais vu ça de toute ma vie ! J'ai alors commencé à regarder autour de moi, figure-toi que j'étais la plus âgée. Le jeune homme à mes côtés n'arrêtait pas de me fixer. Tu sais que ce malotru a osé me faire un clin d'œil, je ne savais plus où me mettre...
Germaine
— Et alors, qu'as tu fait ?
Violette
— Que veux-tu que je fasse ? Je me suis tassée dans mon siège en essayant de me cacher derrière mon sac à main.
Germaine, curieuse
— Pendant tout le film ! Te connaissant je ne te crois pas, tu n'as même pas regardé un petit peu ?
Violette, choquée
— Pour qui me prends-tu ? J'ai d'ailleurs regretté de ne pas avoir amené mes boules Quies.
Germaine, avisée
— Ben, tu n'avais qu'à baisser le son de ton sonotone au maximum !
Violette
— C'est ce que j'ai fait, tu penses bien. Mais cela n'a pas été suffisant, les cris de cette jeune fille étaient... Figure-toi que je n'ai même pas osé sortir de la salle, de peur d'être reconnue par les gens de mon quartier.
Germaine, tout sourire
— Alors comme ça, tu es restée jusqu'à la fin... Que c'est drôle ! Tu sais qu'ils en ont réalisé un deuxième ?
Violette
— Très amusant ! Ensuite, j'ai attendu que tout le monde sorte, en me cachant des regards comme je pouvais et je me suis dirigée vers la sortie, la tête haute, l'air de rien.
Germaine
— Tu es vraiment sûre de n'avoir croisé personne ?
Violette
— En sortant, j'ai vu Armance, qui était allée voir " Habemus papam », une projection en hommage à Michel Piccoli. D'ailleurs, tu la connais, elle n'a pas pu s'empêcher de me demander mon avis sur le film. Heureusement, je l'avais déjà vu. Je lui ai répondu qu'il y avait une certaine ironie à imaginer un pape douter de sa propre spiritualité. Elle est restée un moment interdite, ne sachant visiblement pas quoi me répondre, avant de me souhaiter une bonne journée et de tourner les talons pour aller prendre son bus. Et toi alors, de quel impair voulais-tu me parler ?
Germaine, déconfite
— Oh moi, c'est autre chose. J'ai emmené Rose voir le film " L'Étrange Histoire de Benjamin Button », une nouvelle fantastique de Francis Scott Fitzgerald. Tu sais que j'aime beaucoup cet auteur. Seulement, au milieu du film, elle est sortie de la salle en larmes et moi je l'ai suivie, mortifiée.
Violette
— Mais pourquoi donc ?
Germaine, dans le même état d'esprit
— En fait, dès la première scène du film, on assiste à l'agonie puis à la mort de la mère de Benjamin, après l'avoir mis au monde. On y parle d'une maison de retraite, de vieux qui décèdent, etc. Moi qui voulais lui changer les idées après la mort de sa maman.
Violette
— Ah là, évidemment, difficile de faire plus maladroit.
Germaine, peinée
— Tu trouves aussi...
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