Partie 3/5
Vynora et Grynith retournèrent au manoir dès la matinée suivante. C’était que la chasseuse insistait pour s’entretenir avec la vampire, ce pourquoi elles s’installèrent de part et d’autre de la table de la salle à manger.
Déjà des flammes crépitèrent dans l’âtre et prodiguèrent une chaleur dont Vynora bénéficia. Elle savourait des œufs brouillés et du lard frit, tandis que Grynith croquait une juteuse pomme. D’une main elle brandissait le fruit, de l’autre elle se malaxait le front.
— Fichue veisalgie ! se plaignit-elle. Il faudrait qu’ils inventent un remède, tiens. Mais toi, Vynora, tu as l’air en pleine forme. Comment est-ce possible ?
— Je bois plus lentement, dit la chasseuse.
— Oh, voici le secret ! Je devrais apprendre à m’amuser sans abuser de la boisson… Merci d’avoir pris soin de moi, d’ailleurs.
— C’était un plaisir de partager avec vous. Mais le mérite ne revient pas qu’à moi : Thenron a aussi aidé.
— Et je lui ai exprimé ma gratitude comme il se doit. Tu as néanmoins insisté pour retourner au manoir. Je suis tout à toi, Vynora. Explique-moi ce qui te préoccupe.
La chasseuse peina à formuler ses pensées. Planter sa fourchette dans son plat lui permettait de gagner un peu de temps. Mais elle se vida rapidement, aussi dès qu’elle eut essuyé des lèvres d’un coup de serviette, elle s’exprima enfin :
— J’ai parcouru l’empire pendant des mois. Mon seul but était de tuer des vampires, car telle était ma vocation après ma formation. Tout a changé lorsque je vous ai rencontrée Grynith. Voilà des jours que la même question trotte dans ma tête : et si j’avais tort ?
— Tort ? douta Grynith. La dangerosité des vampires est avérée.
— Je ne regrette pas d’avoir occis celles et ceux de mes précédentes rencontres ! Mais par votre simple existence, vous prouvez que tous les vampires ne sont pas maléfiques. Je commence à envisager une autre solution. Il doit exister une façon de distinguer les bons des mauvais vampires.
— Ha, Vynora… Ton idéalisme est presque touchant. Hélas, de mon expérience, je suis une exception. Une forte et opiniâtre volonté est nécessaire pour échapper à notre nature. La plupart des vampires optent pour la facilité et le confort.
— Mais si vous y êtes parvenue, peut-être que d’autres le peuvent aussi !
Grynith avala la dernière bouchée de sa pomme, puis déposa son trognon dans un bol. Tant bien que mal, elle s’évertuait à ignorer son mal de tête. Des plis assombrirent alors son faciès pendant qu’elle scrutait son interlocutrice.
— Il n’y a que deux types de vampires, expliqua-t-elle. Aucun n’est de recommandable fréquentation.
— Deux types ? interrogea Vynora. Lors de ma formation, nous ne faisions pas de distinction.
— Permets-moi alors de t’éclairer. Les vampires inférieurs se terrent dans les forêts et les montagnes, traquant de pauvres voyageurs, et se réfugient dans les cavernes durant le jour. Ils sont qualifiés de bêtes sauvages, y compris par la deuxième catégorie.
— J’en ai rencontré, mais jamais sous ce terme.
— Nous y voilà ! Aussi terrifiant puissent sembler les vampires inférieurs, ce n’est rien en comparaison des vampires supérieurs. Ce sont les bourgeois, les nobles, les aristocrates. En somme, tous les puissants de ce monde. L’existence des vampires inférieurs est de leur fait, car dans la cruauté, ils reproduisent la hiérarchie déjà présente dans la société.
— J’en ai rencontré aussi. Ils sont moins doués au combat, mais ils ont d’autres atouts.
— Une menace plus subtile, j’en conviens. Les vampires supérieurs n’en sont pas moins les plus dangereux. À leurs yeux, leur condition est une manière d’assurer leur domination.
— J’avoue avoir du mal à vous suivre…
— Qu’est-ce qui est commun à tout être humain ? Leur destin. Autant un empereur qu’un paysan sont contraints par leur propre mortalité. Pour une personne pleine de richesses et de privilèges, cette pensée est insupportable, alors le vampirisme est la solution contre ce fléau. Les mortels, comme ils les désignent alors, ne représentent que du bétail selon eux. Une plèbe qui n’a pas atteint leur potentiel. Cette pensée est atroce !
Grynith se releva brusquement de sa chaise à la stupéfaction de Vynora. Tournant le dos à son interlocutrice, croisant les bras, elle se positionna en face du rideau. Quelques vibrations parcoururent ses membres comme son regard se riva bien au-delà de ses perspectives.
— Comment peuvent-ils traiter ainsi leur prochain ? Quand je me balade dans Pherac, que j’apprécie le sourire des villageois, je réalise combien ça me fendrait le cœur de leur faire du mal ! Chacun contribue à leur manière à rendre ce lieu plus vivant. Le boulanger qui travaille toute la nuit pour nous préparer du pain d’une fraîcheur exquise. La forgeronne qui confectionne de superbes armes, toujours enthousiaste à l’idée de se surpasser. Le ménestrel qui anime les soirées à la taverne par ses rythmes entraînants, animé par son désir de nous divertir. Les fermiers dévoués à leur tâche, sans qui la faim nous aurait déjà submergés. Les enfants à l’énergie inépuisable, sans qui la vie serait bien morne.
» Mais les vampires supérieurs n’en ont cure. Si l’un d’entre eux avait pris ma place, combien d’innocents auraient péri ici sous leur soif de sang ? Il est ardu de raisonner quelqu’un nourri par des siècles à être si nantis. J’avais essayé il y a bien longtemps, avant d’arriver à Pherac, mais ils m’ont considérée comme une paria. Ils se sont moqués de moi, comme si mes idées valaient d’être tournés en ridicule !
» Voilà cent-treize ans que je suis maire de Pherac. Et crois-moi, il n’y a rien de plus déchirant que d’assister à l’entièreté de l’existence humaine. Porter un bébé dans ses bras et venir à son enterrement un demi à trois quarts de siècle plus tard. La vie est si courte, si fragile, et son déclin est si âpre à voir.
» Ma jeunesse éternelle n’a pas que des avantages, et pourtant… j’apprécie d’être en vie. D’écouter le chant des oiseaux à défaut de pouvoir pleinement l’appréhender. D’admirer la grandeur des arbres aux feuilles battues par les rafales. De partager mon temps avec des humains, même en étant consciente que je devrais bientôt leur adresser mes adieux.
Des larmes creusèrent des sillons dans les joues de Vynora à la fin du discours. Elle les sécha du revers de la main, toutefois quelques-unes glissèrent dans son menton. Dans l’opacité du manoir se découpait une silhouette unique, dont la perspective évoluait à chaque nouveau coup d’œil. Vynora se remémorait sa rencontre avec Grynith, combien les circonstances avaient évolué en un si court laps de temps. Malgré ses efforts pour étouffer ses pleurs, son visage garda leur empreinte.
Une onde de panique la fendit soudain.
Grynith s’accrocha aux rebords de la table. Anhélant, son faciès plus livide encore qu’à l’accoutumée, son propre équilibre était menacé. Ni une, ni deux, Vynora se précipita vers elle, agrippa son avant-bras pour l’empêcher de tomber.
— Vous allez bien ? s’inquiéta-t-elle. Vous avez besoin d’un médecin ?
— Pas d’un médecin, réfuta la vampire. Je sais ce qu’il me faut, mais j’ai trop honte pour le dévoiler.
— Dites-moi ! Nous avons appris à nous fier l’une l’autre, non ?
— Très bien, je… Je ne t’ai pas raconté toute la vérité, Vynora. La plupart du temps, boire du sang animal me suffit, mais je reste une vampire. Seul le sang humain me maintient en pleine forme, mais je m’y refuse.
— Votre santé doit être vacillante, alors !
— Je préfère sacrifier mon bien-être plutôt que de m’y résoudre !
— Il y a sûrement un compromis !
Pas une once d’hésitation n’entrava Vynora. Elle ôta le manche de son chemisier d’un geste preste, et révéla l’entièreté de son bras. D’un coup d’œil de biais, Grynith remarqua combien ses veines en ressortaient, mais la vision restait trop difficile à soutenir.
— Prenez mon sang ! proposa Vynora. De quelle quantité avez-vous besoin ?
— Une coupe suffirait, répondit Grynith. Mais tu n’y penses pas ! Jamais je n’exigerai cela de toi.
— Vous-même envisagiez d’autres solutions ! Il est possible que vous preniez un peu de mon sang sans devoir me mordre. Une saignée, par exemple.
— Une saignée serait trop dangereuse ! D’accord, nous disposons d’une seringue à piston, mais même si le procédé est sûr, je ne souhaite toujours pas te demander une chose pareille.
— J’insiste ! Écoutez, Grynith, je regrette d’avoir pointé une arbalète sur vous. Vous m’avez considérée comme une invitée d’honneur malgré cela. Vous m’avez immergée dans un charmant village, donnée une autre perspective sur les vampires. N’est-ce pas la plus belle des manières d’exprimer ma reconnaissance ?
Vynora s’était figée, bouche ouverte, bras nu, en l’attente d’une réponse. À force d’examiner la chasseuse, si prompte à proposer son aide, Grynith était parcourue d’une sensation inconnue. Comme si des pigments traçaient des détails inopinés dans la vastitude du tableau, centré sur la suppliante jeune femme. Son regard seul rendait tout refus inenvisageable.
L’opération s’effectua dans la même journée. Grynith convoqua ses médecins, à qui elle demanda de prendre soin de la chasseuse. Allongée sur le lit, Vynora sourit tout le long du processus, lors duquel une seringue s’enfonça dans une veine. Du fluide vital s’écoula d’abondance sous l’effet du piston, luisant de vermeil, mais seuls de légers spasmes l’ébranlèrent. Vynora fixa le plafond de prime abord, mais une fois assurée de la présence de son amie, elle resta rivée vers elle.
Vynora crut flotter par-dessus le matelas quand l’opération toucha à sa fin. Un sentiment de vertige la traversa, elle résista cependant à l’évanouissement. Il lui était primordial d’observer son sang être versé dans la coupe, goutte après goutte. Tout comme il lui était impératif de regarder la vampire le boire, gorgée après gorgée.
Grynith était revigorée aussitôt la coupe vidée. Alors la figure de Vynora s’illumina, et elle se précipita auprès de la vampire. À son désarroi, des traits moroses affublaient encore son amie, dont les bras étaient relâchés à même son siège.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je n’aurais pas dû…
— Je ne regrette rien ! consola Vynora. J’ai payé ma dette auprès de vous.
— Avec ton sang ? Non, Vynora, tu n’avais nul besoin de me prouver quoi que ce soit. Étant donné la malfaisance des autres vampires, je comprends que tu aies voulu me tuer. C’était une confusion légitime.
— Je suis fière de vous avoir aidée malgré tout. Et cela me persuade qu’il existe une voie pacifique. Un moyen pour les humains et vampires de coexister, sans que ces derniers ne prennent de vies.
— Tant d’implications auxquelles penser… Je n’ai pas la place pour le moment.
— Et si nous nous changions les idées, dans ce cas ? Passons encore du temps dans le village !
Grynith sécha ses larmes, se débarrassa de sa mucosité d’un coup de mouchoir, avant d’adresser un sourire à son amie.
— Cela, je ne peux qu’approuver ! s’ébaudit-elle.
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