Helmut, quel prénom à la con
J’ai retrouvé notre table, heureusement vide, celle où nous avons l’habitude de nous asseoir. Deux âmes esseulées, heureuses de se retrouver aujourd’hui encore, autour d’un verre. Un café pour moi, un chocolat chaud pour elle, que l’on déguste à petites gorgées , que l’on fait durer le plus longtemps possible. Et tant pis si à la fin, c’est froid. Au fond de ma tasse, il me restera les quelques grains de sucre que j'attraperai avec mon doigt et porterai à mes lèvres pour les laisser fondre sur ma langue.
Je regarde ma montre. 18h15. Pourquoi suis-je étonné qu’Alice soit encore en retard ? Elle est toujours en retard. À croire qu’elle le fait exprès. Sa marque de fabrique me répète-t-elle pour me faire pester. Pas une fois, elle n’est arrivée à l’heure. Que va-t-elle inventer comme excuse cette fois-ci ? Encore une histoire avec Helmut, sûrement. Je n’ai jamais compris pourquoi elle l’avait appelé comme ça. Ça sort d’où Helmut ? Quel prénom à la con pour un chat. S’est-il encore échappé de son appartement ? Je n’en peux plus de ce gros débile. Il a un regard mauvais. Dès que je l’ai vu la première fois, je ne l’ai pas aimé. Lui non plus d’ailleurs. Je l’ai bien compris à la griffure qu’il m’a infligée en guise de bienvenue. Depuis, nous nous ignorons cordialement.
Ah, enfin ! Je la vois par la fenêtre qui arrive en me faisant de grands signes. Elle me sourit d’un air désolé , en rentrant précipitamment dans le café pour éviter de se faire mouiller davantage. Il a plu toute la journée, et ça fait trois jours que ça dure. Et dire que la semaine dernière, il faisait une chaleur à crever. L’été semblait ne pas avoir dit son dernier mot. Mais septembre est bien là. Une rentrée sous la pluie. Histoire d’enfoncer définitivement notre moral au fond de nos chaussettes. La perspective de retourner sur les bancs de la faculté ne nous enchante guère. Deuxième année de lettres classiques. On se demande tous les deux ce que nous foutons là. Nous suivons le mouvement, comme des moutons bien dociles. Nos parents ont l’air contents pour nous. Alors, nous jouons la comédie (pour ça aussi). Histoire de les rassurer, sans leur dire que non, au grand jamais, nous ne serons, comme eux, de futurs professeurs aigris à passer notre vie à corriger des copies d’élèves incultes. Nous avons plutôt envie de…Rien à vrai dire. C’est bien ça le problème. Impossible de nous projeter dans l’avenir. De savoir ce qui nous plaît vraiment. Nous avons la tête ailleurs, moi dans les étoiles et Alice à mes côtés. À la recherche de notre étoile brillante. Celle qui viendrait frapper à la porte de notre cœur. Avec tous ces milliers d’étoiles dans le ciel, il y en a bien une pour chacun de nous ! Je n’en demande pas une grande. Une toute petite. Même pas, une poussière. Un truc microscopique. Allez s’il vous plaît mon Dieu, ayez pitié de moi. Faites un effort, pour une fois ! Mais qu’est-ce que je raconte au juste ? Décidément, ça ne va pas mieux dans ma tête.
— Allô Julien, ici la Terre, vous me recevez ? Vous avez une fois de plus la tête dans les étoiles, on dirait !
Je lui souris.
— Oui, je vous reçois cinq sur cinq. Et je vous signale que vous avez un quart d’heure de retard, jeune demoiselle. Au rapport, et plus vite que ça !
Alice s'assoit maladroitement en face de moi sans quitter son manteau et manque de renverser la table ronde qui nous sépare.
— Attention enfin ! Heureusement que je n’ai pas commandé, tu aurais tout renversé !
— Oh, arrête de râler. Tu as bien fait de ne rien prendre, car on se tire.
— Comment ça, on se tire ?
— On se lève et on s’en va.
— Pour aller où ?
— Surprise.
Je fais la moue. Vu ses yeux pétillants, je sens le truc louche arriver gros comme un camion.
— Fais pas cette tête. Tu me remercieras. Promis.
Elle se lève et m’attrape la main. Je résiste quelques secondes, histoire de, et décide de me laisser faire. Comme d’habitude. De toute façon, ce n’est pas comme si je pouvais lui refuser quoi que ce soit. On ne refuse rien à sa meilleure amie.
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