On ne se dégonfle pas !
— Les copains, je vous présente Julien, plus connu sous le surnom d'Arthur Rimbaud pour les rêveurs. C'est lui notre joueur manquant. Attention, il est très bon. Il va vous éclater.
Je marmonne un bonjour inaudible et souris aux cinq paires d'yeux qui me dévisagent. Je ne vais pas les éclater ducon, mais plutôt me liquéfier littéralement.
— Julien, je te présente Johan et David.
Je hoche la tête poliment à ce joli petit couple de retraités (je leur donne 30 ans maximum). Ils se ressemblent tellement que l'on dirait des jumeaux. Ils m'auscultent de la tête aux pieds.
— Voici Pierre, célibataire depuis la semaine dernière et qui est ravi de faire ta connaissance.
Je ne sais pas lequel de nous deux devient cramoisi le premier.
— Fred, t'abuses, dit, sans en penser le moindre mot, le plombier sur lequel Fred est ventousé.
— Et Cyril, que je ne te présente pas, termine Fred, en lui déposant un baiser sur les lèvres, la main autour du cou.
Cyril me fait un clin d'œil. Je réplique en signe de reconnaissance, mais cligne maladroitement des deux yeux, tellement je suis perturbé de les voir tous les deux en couple. Penser à remercier Alice et lui dire que sa théorie Il est accro à toi, tu me l'allumes bien comme il faut s'effondre lamentablement.
— Alors comme ça, vous vous connaissez ? demande David ou bien Johan (désolé, je n’ai pas retenu qui est qui).
— Cyril est venu faire quelques réparations de tuyauteries à la colo cet été, explique Fred, en mimant de nouveau une fellation.
— Tu n'es pas plombier, alors ?
Ça, c'est moi qui viens de lâcher cette réplique. Tout le monde se marre. Quel blagueur ce Julien. Nouveau moment de solitude. À défaut de disparaître, j'ai envie de me pendre.
— Rassure-toi, Julien, je suis bien plombier. J'en ai profité pour joindre l'utile à l'agréable, dirons-nous.
Tout le monde se re-marre.
— Le jeu de mimes, c'est notre petit rituel au petit Marcel lorsque l'on vient prendre l'apéro. J'ai déjà préparé les petits papiers où sont écrits les mots à deviner. Chacun à votre tour, vous avez trente secondes, et interdit de parler bien évidemment. Julien, tu fais équipe avec Pierre, qui a décidément bien de la chance. Attention les gars, comme je vous l'ai dit, le mec que vous avez devant vous est absolument redoutable pour faire deviner n'importe quoi ou n'importe qui. N'est-ce pas, Julien ?
Ils me regardent tous, avec un regard sceptique au vu de ma tronche de cake passe-partout.
— Allez, c'est parti, qui commence ?
Dans un autre contexte, j'aurais été le premier à dégainer. C'est vrai, je suis imbattable à ce jeu. Mais ce soir, devant des inconnus ou presque, dans ce café en particulier, c'est juste impossible.
Bien évidemment, tous me désignent comme le premier joueur. Dans quelques secondes, il vont juger sur pièce la légende que je ne suis pas. Je suis tétanisé. Je réussis quand même à répondre non de la tête. Fred, ce gros sadique, jubile. Cyril me fait des clins d'œil en rafale. Pierre, mon coéquipier, n'aura pas le courage de me sauver, c'est évident. Les jumeaux frappent dans leurs mains, impatients de me voir me ridiculiser. Et pour couronner le tout, c'est à ce moment précis qu'arrive Monsieur Parfait.
Il place son plateau sur la table et y dépose les boissons.
— Ah, tu tombes bien, Lucas, ce soir, nous avons un champion pour notre jeu du mime, qui va ouvrir le bal. Fais donc une petite pause, tu l’as bien mérité !
Moi qui avait envie qu’il me remarque en cherchant un moyen de l’aborder, je crois que je ne pouvais pas faire mieux. Je suis maudit.
Monsieur Parfait ne se fait pas prier et s'assoit à ma place.
— Deux minutes alors, Fred, mais pas plus ! Sinon, tu sais comment elle est la patronne ! dit-il en plaisantant.
— Allez, Julien, pioche un papier et fais nous rêver ! enchaîne mon copain de colo.
Je me demande encore comment mes jambes réussissent à me tenir debout. Le seul que j'ai envie de faire rêver, c'est toi, Lucas (j’adore déjà ton prénom !). Mais ça ne sera pas pour ce soir, ni un autre, d'ailleurs. Nous n'aurons pas la chance de connaître l'amour, toi et moi, car je vais devenir insignifiant et ridicule à tes yeux dans deux minutes.
— Et on ne se dégonfle pas ! renchérit Fred, qui a bien décidé de m'achever, avant même le début du massacre.
Je ferme les yeux pour reprendre ma respiration. Brusquement, j’ai un éclair de génie. Mais oui, évidemment ! Je sais comment m’échapper de ce traquenard ! Plan A : crier au feu et déclencher un vent de panique, pour fuir le plus loin possible et ne plus jamais revenir. Plan B : boire cul sec les deux whisky coca bien frais qui sont devant moi et espérer être assez bourré pour faire ce que j'ai à faire, afin de ne plus me souvenir de rien demain matin.
— Bon alors qu'est ce que tu attends, Julien ? dit Cyril.
Toi, j'aurais dû me venger par anticipation, t'abattre froidement et cacher ton corps dans la forêt.
— À moins que ton coéquipier viennent te faire un bisou d'encouragement ? s'écrie Fred.
J'aurais dû creuser un trou pour toi aussi.
Je préfère rester les yeux fermés encore quelques secondes. Je n'entends pas Pierre se lever, ce qui est bon signe. Il ne faudrait pas que mon bien-aimé de serveur croit que j’ai déjà trouvé chaussure à mon pied, à peine arrivé ici !
— Taisez-vous et laissez-le se concentrer, ose Johan-David.
Je fais une dernière prière suppliant Dieu de venir à mon aide (je suis athée, ça va être chaud). Quand soudain, je sens une main délicate se poser sur mon épaule. Quelqu'un s'approche de moi, je sens l'odeur d'un doux parfum. Je frissonne. Je ne rêve pas, c’est bien la voix de Lucas qui parvient à mes oreilles. Je suis troublé par ce qu’il me dit en chuchotant. Je reste les yeux fermés pour prolonger ce moment que je n'oublierai sans doute jamais de ma vie. Il enlève sa main, c’est déjà fini. Snif. J’ouvre les yeux et lui souris, même si je dois bien avouer que je n’ai pas tout compris à ce qu’il vient de me dire.
— Han, mais qu'est ce que tu lui as dit ? demande David-Joahn, intrigué.
Le serveur, d’un geste grandiose, lève son majeur en sa direction, pour bien lui faire comprendre que c’est un secret inviolable entre lui et moi.
Ragaillardi par ce qui vient de m’arriver (Quand Alice va savoir ça, elle ne va pas en revenir !), mais avec le trouillomètre à son maximum, je finis par saisir un papier et en dévoile pour moi seul, le mot à faire deviner.
— Vos gueules, les mecs, cette fois-ci, c’est parti ! s’écrie Fred, avec tout le sérieux du joueur sans pitié.
Lucas tape des mains sur son plateau, en imitant le roulement d’un tambour. Encore hésitant, je regarde une dernière fois les deux whisky coca, jette un coup d’œil vers la porte d'entrée et souffle un bon coup.
— Allez, vas-y accouche, Julien ! me supplie Cyril.
Et puis merde, peut-être vaut-il mieux se dire au final que ce café et ces gens autour de moi n'existent pas, que tout ça, c’est pour de faux, non ?
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