Chapitre 4: Triste destin
Maman est en train de pétrir la pâte. Elle la malaxe et une fois tendre, elle passe le rouleau pour l’aplatir, tandis que moi, j’attends pour l’aider. À travers les carreaux de la cuisine, je peux voir les étoiles qui brillent, sous le clair de lune. J’entends le cri de la chouette : elle hulule. Est-elle perchée sur son arbre ? Mais, il fait bien sombre dehors…
— Athanase ? Pourriez-vous appeler vos frères pour qu’ils puissent mettre le couvert ?
Au même instant, papa entre dans la maison, les bottes pleines de terre. Maman fait la grimace en le voyant salir le parquet. Papa vient de se rendre compte qu’il n’a pas enlevé ses bottes. Il s’excuse auprès d’elle en l'enlaçant tendrement et part pour les retirer. Léandre est descendu pour m’aider. Il dresse la table avec une nappe courte. J’en profite pour chercher le sel et en saupoudrer sur les pâtes, qui se sont divisées en trois, dorénavant. Maman attend que papa revienne en coupant les tomates. Maman lance la cuisson à cent quatre-vingts degrés. Papa sort enfin de la salle de bain et remarque que maman est silencieuse. Un peu étonné, il s’avance vers elle et caresse ses épaules pour lui demander si elle se sent bien. Elle se retourne pour nettoyer le plan de cuisine.
— Je réfléchis beaucoup en ce moment sur notre situation financière mon chéri… et je me demandais, s’il ne serait pas mieux de mettre notre maison en auberge. Cela me semblerait une bonne idée pour aider Alphonse à payer ses études, ainsi que notre foyer. Qu’en penses-tu ?
Papa est éberlué et prend une chaise pour réfléchir.
— Cela me semble une bonne idée Élisabeth, mais à mon avis, tu seras vite fatiguée comme tu as déjà les enfants à t’occuper et en plus des clients… cela me semble une charge lourde…
— Je le sais André, mais je me disais que ça ne serait pas mal, pour que je puisse t’aider. J’ai bien peur que cela dérange les enfants…
— On va en discuter avec eux. Qu’en pensez-vous Athanase ?
Je pose le dernier verre sur la table et lève mon regard vers ceux de papa pour lui répondre.
— Maman a raison. Vous êtes le seul à travailler dans cette maison. Cela ne me dérangerait pas d’accueillir des hôtes.
— Et vous Léandre ?
Léandre hausse les épaules.
— Il ne manque plus qu’Alphonse pour avoir son accord. S’il dit oui, je commencerai à préparer les chambres dès demain.
* * *
Aujourd’hui il n’y pas d'école. J’attends à la fenêtre pour recevoir notre premier client. Maman a ouvert les grandes portes de la maison. Pour un mois d’octobre, il fait plutôt doux. Les hortensias sont sorties. Un vieux monsieur lit le panneau que maman a déposé devant notre portail. Il s’arrête et l’ouvre, intrigué. Il regarde le beau jardin que papa et maman entretiennent chaque jour et regarde le dahlia, qui vient d’éclore sa première fleur. Il est ébahi par notre ancienne maison. Cela fait plus de deux siècles qu’elle existe. Je m’excite tout seul dans mon coin, en n’arrêtant pas de répéter à maman qu’il y a un vieux monsieur. Maman demande de remonter dans ma chambre et de faire mes devoirs. Elle me dit qu’elle s’en occupera toute seule. Déçu, j’obéis et monte pour continuer mon arithmétique.
* * *
Le vieux monsieur est resté très tard hier soir. Il a beaucoup parlé avec maman et lui a donné quelques pièces d’argent. Chaque jour, nous nous sommes préparés à ce que des dames et des messieurs viennent chez nous. On avait souvent des couples, des familles, des personnes seules la plupart du temps, des pauvres aussi… et il restait au minimum trois jours, car ils repartaient pour voyager. Beaucoup viennent d’Angers, tandis que d’autres viennent de Quimper. Un beau jour, nous avons eu le droit à un espagnol. Maman, très attentive, a essayé de parler avec lui et nous aussi. Ce fut un beau moment. Il a même fait goûter à maman de son bon vin. Maman l’a trouvé excellent. D’ailleurs, il ne nous a jamais dit son nom, mais il est parti le lendemain pour redescendre vers la Bourgogne. Étonnement, il n’a pas payé maman ce-jour là et il a laissé beaucoup de bouteilles dans sa chambre… papa est fou de rage et il a demandé à maman d’arrêter tout de suite cette aubergerie.
Cela fait plusieurs jours que maman ne bouge pas de son lit… elle tousse énormément et a beaucoup de fièvre… papa a posé un gant de toilette sur le visage pour calmer sa douleur, mais sa température reste constante… Alphonse a appelé en urgence le médecin du village. Il est arrivé, inquiet de voir l’état de maman et nous a confirmé que quelqu’un l’avait empoisonné. Il nous a raconté qu’il pouvait mettre plusieurs jours à la tuer… Papa a fondu en larmes et Alphonse a quitté la chambre dans une colère noire. Je tiens Léandre dans mes bras et je le rassure pour lui dire que maman allait rejoindre le ciel… quelques jours plus tard, nous avons retrouvé maman, le teint éteint…
* * *
J’ai maintenant seize ans et j’aide papa à faucher dans ses champs. Papa n’a pas bonne mine, il dort mal en ce moment… Léandre est devenu un bon élève à l’école, tandis qu'Alphonse a raté tous ses examens… il recherche toujours l’assassin de maman depuis bien longtemps… avec ses amis, ils ont l’intention de le retrouver et de le tuer vivant… papa a essayé plusieurs fois de le calmer, mais Alphonse n’en fait qu’à sa tête… pendant que je soulève un sac de farine pour le stocker dans le moulin, j’entends soudainement un hennissement. Papa s’est arrêté dans son travail. J’ai posé le sac brutalement pour venir voir ce qu’il se passait. Agréablement surpris de la visite du père Christophe, notre curé de paroisse, il descend de son cheval pour saluer papa. Papa, souriant, malgré sa profonde tristesse, invite le prêtre à prendre un verre. Rassuré de savoir qu’il ne s’agissait que du prêtre et non de la police, je marche derrière eux pour écouter leur conversation. Apparemment, le prêtre serait venu nous voir pour parler de mes études.
* * *
— En quelle classe es-tu jeune homme ?
— En seconde, monsieur le curé.
Le vieux prêtre boit le café que papa a préparé et regarde par la fenêtre de la salle à manger un oiseau, picorant des graines.
— Es-tu toujours intéressé par le travail que fait ton papa ?
— Oui monsieur le curé, toujours.
— Mais il est très doué en arithmétique et en science mon père. Vous verrez ses notes, elles sont excellentes.
— Oh je vois, tu aimes la science et le calcul. Mon grand-père aussi aimait beaucoup les sciences, plus particulièrement la biodiversité.
— Moi aussi monsieur le curé, j’ai même observé les agapanthes. Fascinantes ses plantes.
— Oui, fascinant comme tu dis, mais très pratique comme anti-inflammatoire.
— C’est vrai ? Ça soulage les maux de ventre ?
— Et même la respiration et les maladies cardio-vasculaires.
— Wouaw ! Vous êtes médecin monsieur le curé ?
— J’étais médecin avant d’être en retraite. Écoute Athanase, j’ai une proposition à te faire. Je sais que vous êtes dans une situation difficile avec ton père, je me proposais de te prendre en charge, comme ça, ton père n’a plus besoin de s’occuper de ta bourse, ni même de tes études, mais en échange, je te forme pour devenir prêtre, si cela t’intéresse bien sûr. Cela fait un petit moment que je te vois prier à la fin de chaque messe. Je te remercie d’ailleurs de passer le balai dans l'église. Tu me rends toujours un très grand service.
— C’est toujours un honneur mon père de vous aider et de servir le Seigneur.
— Qu’en penses-tu alors ?
— Mmm, à vrai dire, je n’aurai jamais pensé à la vie religieuse… mais, cela me semble une bonne idée.
Papa a les larmes aux yeux.
— Tu serais prêt à faire huit années d’étude pour devenir médecin et prêtre ?
Je vois papa à la fois ému et triste. Il est en train de nettoyer les dernières casseroles que nous avons laissées dans le levier.
— Je serais prêt, mon père.
— Bien, je te donne rendez-vous à la cure lundi prochain avec ta valise, car nous allons quitter la Bretagne.
— Et j’irai où mon père ?
— En Bourgogne Athanase.
Je remercie le père et quitte la pièce. Curieux comme je suis, je reste derrière la porte pour écouter leur conversation.
— Et vous monsieur Loyal ? Vous seriez prêt à laisser Athanase partir ?
— Bien sûr qu’il peut partir. Il n’a plus aucune raison d’être ici. Il doit vivre de ses études maintenant. Merci, mon père de vous occuper de lui, j’ai entièrement confiance en vous.
— Merci à vous monsieur Loyal de me laisser la charge de votre fils. Et Alphonse ? Comment va-t-il ?
Papa soupire en rangeant le torchon pour se mettre en face du prêtre et llui parler convenablement.
— Il perd totalement les pédales mon père… sauvez-le je vous en prie, sauvez mon fils, insiste papa en pleurant.
Père Christophe rassure papa en lui trouvant des paroles de consolation.
— Il reviendra bientôt à vous monsieur Loyal. Laissez lui encore un peu de temps…
— Je l’ai toujours vu comme un garçon brillant, sûr de lui, et maintenant je me retrouve face à un autre jeune homme, totalement irresponsable, qui risque sa vie dans des jeux dangereux… et je ne veux pas le perdre, je ne veux pas perdre quelqu’un d’autre, je vous en prie mon père, sauvez mon fils, sauvez-le !
Papa est en train de pleurer toutes les larmes de son corps. Le père Christophe a posé sa tête contre sa poitrine et le rassure, en lui promettant de protéger notre famille. Le cœur lourd, je regagne ma chambre, en remarquant que ma vie, allait être un nouveau départ.
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