Joseph
De la petite fenêtre de la cuisine, on distinguait parfaitement la piscine avec les deux chaises longues. Joseph leva les yeux et jeta un coup d’œil au dehors vers les deux chaises longues vides.
— Ils ne vont plus tarder. Préparons les verres avant qu’ils ne m’appellent.
Il tourna le regard sur la pendule accrochée au mur.
— Ils ont fini leur entraînement depuis un moment déjà.
C’était toujours ainsi, les deux messieurs tenaient à ce qu’ils n’aient pas à appeler Joseph pour leur apporter leur apéritif quotidien. Il connaissait Monsieur Henri et Monsieur Georges depuis son enfance, son père étant déjà au service de leurs parents. Lorsque mourut sa mère, la famille des deux messieurs leur donnèrent une chambre et Joseph, qui était encore très jeune alors, grandit dans cette maison en compagnie des deux jeunes messieurs en tant que fils du domestique bien sûr. Leur chambre se trouvait de l’autre côté du jardin. Jamais une fois il ne fut maltraité en paroles mais on lui avait fait clairement comprendre où était sa place. Il devait s’adresser à Henri et Georges en les appelant « monsieur » et en les vouvoyant. Quand son père vint à manquer à son tour, ce fut Joseph qui reprit dignement sa place. C’était lui maintenant qui était au service des deux frères. Ils étaient bien plus riches qu’auparavant, mais jamais ils n’avaient songé de changer de majordome, fidèles à Joseph. Il fallait admettre que celui-ci remplissait son devoir à la perfection connaissant leurs habitudes. Joseph se souvint des réprimandes de son père s’il se montrait jaloux des jeunes messieurs, tous deux pouvaient avoir tout ce dont ils désiraient tandis que lui ne pouvait que les rêver.
— Joseph écoute moi bien. Ça ne rend service à personne d’avoir tout ce qu’on veut comme ça, en claquant des doigts, lui dit son père un jour alors que Joseph pleurait dans la cuisine pour un jouet qu’il ne pouvait avoir. Ne sois jamais ni jaloux ni envieux de personne, ce sont là des péchés capitaux qui font commettre des erreurs irréparables, tu m’entends ?
Voyant qu’il ne s’était pas calmé, il s’était assis en prenant son fils sur ses genoux.
— Pourquoi ils ont toujours tout ce qu’ils veulent et pas moi ? avait demandé Joseph de sa petite voix innocente, trop jeune pour comprendre alors.
Son père lui essuya les larmes qui coulaient sur ses petites joues roses.
— Regarde moi Joseph et écoute bien ce que je vais te dire, tu ne le comprendras peut-être pas pour le moment mais tu t’en apercevras de toi-même dans quelques années. L’argent facile fait perdre les vraies valeurs de la vie.
Ces paroles ne le consolèrent pas pour autant en ce temps-là, ne comprenant pas encore ce qu’essayait de lui expliquer son père ; il en saisissait pleinement le sens maintenant. « Travaille toujours honnêtement, que personne n’aie de reproches à te faire. » Cette dernière phrase, il lui répétait souvent et Joseph avait juré qu’il serait toujours honnête et qu'ainsi son père serait fier de lui. En y réfléchissant bien, les deux messieurs ne se souciaient guère du sort des autres personnes en dehors d’eux-mêmes. Comment pouvaient-ils n’avoir aucune morale ? Comment pouvaient-ils jouer avec la vie de braves personnes comme celles-ci ? Ce pari stupide dépassait les bornes, Joseph n’en croyait pas ses oreilles quand il entendit Monsieur Henri faire part de son idée à Monsieur Georges. Stupide était le mot le plus approprié pour définir ce jeu, du point de vue de Joseph. S’ennuyaient-ils donc à ce point là ? Il y a des limites tout de même… Il releva la tête vers la piscine s’apercevant que les deux messieurs avaient pris place sur leurs chaises longues si confortables.
— Bon, je vais emmener aux jeunes messieurs de quoi les « dessoiffer » comme ils disent. Avec ce soleil ça les abrutira encore un peu.
Il se dirigea lentement vers la piscine, le plateau à la main, pensif.
— Et surtout il faut que je fasse quelque chose pour cette histoire de pari avant qu’il ne soit trop tard.
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