Assise à la table de la cuisine, je souffle sur mon thé brûlant, pour le faire refroidir. J'aime prendre le temps de déjeuner le matin. C'est un petit moment de plaisir, une parenthèse enchantée dans la banalité de mon quotidien.

Je croque dans une tartine de pain qui craque délicieusement, je savoure le mélange entre la confiture et le beurre.

- Tu n'es pas encore habillée ? Nous allons rater le train !

Ça, c'est Julien mon mari, qui n'aime pas que je prenne mon temps. Avec lui, il faudrait toujours vivre à cent à l'heure, mais ce n'est pas dans mon tempérament. Je continue à manger, comme si je n'avais rien entendu. Il râle encore un peu, puis finit par se lasser et quitte la cuisine.

Les enfants sont déjà prêts et j'ai un peu honte d'être encore en pyjama. Je me lave et m'habille à la hâte puis monte dans la voiture.

Il faut dire que c'est la première fois que nous allons prendre le train, alors, bien sûr chacun est un peu stressé à sa manière. Pour ma part, c'est juste que je ne le montre pas, je garde tout à l'intérieur.

À la gare, nous arrivons très en avance et nous devons attendre au froid sur le quai. Les enfants commencent à s’impatienter, à s'énerver et même à se disputer.

Julien garde son calme, il ne dit rien, le visage fermé. Je sens la tension dans son regard. Il appréhende le voyage. Il est comme ça mon mari, il n'aime pas la nouveauté.

Une voix mécanique et grésillante annonce l'arrivée imminente de notre TGV.

Les voyageurs n'en finissent plus de descendre. Julien regarde pour la centième fois les numéros de nos places, pendant que les enfants se précipitent dans le train et se disputent à nouveau pour être près de la fenêtre.

Ils ne veulent pas rater une seule seconde du merveilleux paysage qu'ils espèrent observer à travers les grandes vitres.

Nous devons changer de gare à Paris, puis prendre un deuxième TGV pour aller à Lyon.

Julien a déjà prévu le périple et il distribue quelques instants avant d'arriver, des tickets de bus achetés au bar du train.

Nous arrivons à Paris, gare du Nord, nous sommes dans la dernière voiture, tout au bout du quai et j'ai un peu de mal à suivre le rythme imposé par mon mari. Julien vient à mon secours en prenant la lourde valise à roulettes que je traîne avec difficulté derrière moi. Malgré cela, je m'essouffle et me fatigue, entraînée par la foule qui me presse et m'emporte. Mon téléphone sonne, c’est ma mère qui veut savoir comment s'est passé le voyage.

- Bonjour ma chérie. Alors vous êtes à Paris ?

- Oui, nous sommes arrivés et maintenant nous devons changer de gare. Je te rappellerai plus tard, il faut que je me dépêche.

- Ok, tu embrasseras les enfants de ma part. À tout à l'heure ma chérie.

Le temps de raccrocher, j'ai perdu Julien de vue. Je suis en colère après lui, il aurait pu m’attendre. Mais peu importe, je suis tout à fait capable de me débrouiller sans lui.

Je me dirige vers l’entrée du métro, m’enfonçant dans les entrailles de la terre.

Un gouffre de couloirs sans fin dans lesquels il serait si facile de se perdre sans jamais en trouver la sortie. Cette pensée me fait froid dans le dos et je sens la panique m'envahir.

Je cherche la gare du Nord sur le plan et une éventuelle gare du sud. Bien sûr, il n'y a pas « Vous êtes ici » comme cela apparaît parfois sur certaines cartes. Je finis par trouver, mais cela ne sert pas à grand-chose, puisque je ne sais pas où je dois aller.

Je sens une boule remonter au creux de l'estomac, une chaleur qui envahit peu à peu chaque molécule de mon corps, inhibant mon cerveau, le paralysant, empêchant toute pensée cohérente d'en sortir.

Je flotte dans une brume cotonneuse et diffuse, incapable de réfléchir et d'organiser un plan d'action. Mon cœur accélère et se met à battre dans des mouvements désordonnés, je m'assoie sur un banc, affolée, cherchant parmi la foule quelqu'un qui pourrait m'aider.

Les voyageurs pressés passent devant moi sans me voir, je me sens comme un fantôme évanescent évoluant au milieu des vivants, ignoré du monde qui l'entoure.

J'imagine le pire, m'enfonçant dans un puit d'angoisse et de solitude.

Le temps passe et je reste là, immobile, le regard perdu, attendant une idée qui ne vient pas, qui me permettrait sortir de cette situation.

Ma carte bancaire est restée dans la valise, mon téléphone ne fonctionne pas dans le métro. Sans argent je ne peux même pas prendre de taxi. Que vais-je devenir dans cette grande ville que je ne connais même pas ?

Un homme s'approche de moi, il dégage une forte odeur d'alcool et de vomi et me gratifie d'un sourire édenté. En temps normal, je me serai enfuie sans même le regarder, mais cette fois-ci, sa présence me réconforte, et me sort de l’état de léthargie dans lequel je m'enfonçais inexorablement.

- Z’avez une p’tite pièce m'dame, me demande-t-il d'une voix rauque.

- Je n'ai pas d'argent sur moi, je suis perdue, j'ai besoin d'aide. Je le regarde, pleine d'espoir.

L'homme m'observe, d'un œil hagard, il ne semble pas comprendre ce que veux.

- Je voudrai aller à la gare du sud, mais je ne sais pas quel métro prendre.

- Garrrre ? répète-t-il en insistant sur le r.

- Oui.

- Pièce m'dame ?

- Non, je n'ai pas de pièce, pouvez-vous me dire quel métro prendre ?

- Pas pièce ?

- Non, pas pièce.

L'homme se désintéresse de moi tout à coup, je le regarde s’éloigner dans les couloirs et avec lui l'espoir de me sortir de ce pétrin.

- À quelle gare voulez-vous aller ?

Je tourne rapidement la tête à la recherche de la voix qui vient de s'adresser à moi.

Elle appartient à un vieil homme aux cheveux blancs, portant un élégant costume gris anthracite.

- À la gare du sud ?

Le vieil homme se met à rire.

- Vous n'êtes pas dans la bonne ville. Ici nous avons la gare Montparnasse, celle du Nord, de Lyon et d'Austerlitz. Tout dépend dans quelle ville vous souhaitez aller.

- À Lyon.

- Alors, vous devez prendre la ligne A et descendre gare de Lyon.

- Où se trouve cette ligne ?

- Venez, je vais vous montrer.

L' homme me saisit par le bras et m'entraine dans les couloirs jusqu'au quai.

- Voilà, c'est ici. Je vous souhaite une merveilleuse journée et un bon voyage.

- Merci beaucoup pour votre aide.

Je suis heureuse d'avoir rencontré quelqu'un d'aussi charmant, les gens comme lui sont rares, j'ai eu beaucoup de chance.

Les portes de la rame se ferment et je compte les stations qui me séparent de la gare de Lyon.