Chapitre 2

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« Tonton ? ».

La voix de sa nièce le sort brusquement de ses pensées.

— Oui ?

— « Ça va ? »

Kenna saisit son smartphone posé sur sa table de chevet et le consulte.

— Oui. Tu ne rentres que maintenant ? l’interroge-t-il inquiet, il est près de 3 heures du mat’ ?

— « J’ai bientôt 21 ans. »

— Ça ne veut rien dire pour moi ! Tu pourrais au moins me prévenir parce que je reste responsable de toi ! souligne-t-il avec fermeté.

Dans leur tradition, tant qu’une jeune femme n’est pas mariée, elle reste sous la protection de sa famille. Il peut s’agir simplement d’un membre mâle : son père, son frère, son oncle, voire un cousin. Cependant, Kenna est plus ouvert et lui admet même un petit ami, qu’il ne connait pas encore. Car, bien que tolérant, il essaye de respecter certains aspects de leur coutume.

— « Et moi, Maman m’avait fait promettre de toujours veiller sur toi ! »

— C'est-à-dire ? questionne-t-il en se redressant.

Il rassemble des oreillers derrière lui et s’y adosse.

— « Tu es irritable et tu as perdu ta bonne humeur depuis avant-hier. Je peux entrer ? » s’informe-t-elle.

***

Après une troisième nuit sans sommeil et une longue conversation avec sa nièce dotée d’un franc-parler, Kenna a arrêté son regard sur le mail de Marine encore présent dans la corbeille de sa messagerie.

« Est-ce vraiment la bonne décision ? » pousse-t-il une énième fois.

La période où sa sœur les a quittés, Kenna venait de confirmer un CDI d’auditeur financier dans un cabinet parisien de renom. Il avait obtenu un titre de séjour ‘salarié’ du fait de son contrat de travail et un appartement plus grand. Tout était parfait, il ne lui manquait qu’à décrocher le Graal : se marier avec l’amour de sa vie.

Le jeune homme prend une autre profonde inspiration et se reproche à nouveau de n’avoir pas considéré les alertes présents dans le discours du père de Marine :

— « … et si cet homme retournait chez lui, le suivrais-tu dans cet environnement si miséreux… ? avait-il interrogé sa fille le ton hautain, Princesse, ni lui ni son pays ne sont de ton monde. Tu es habituée à un mode de vie décent et luxueux. Mets fin à ce caprice… »

Dans le couloir, il avait stoppé ses pas et reconnu que sa sœur également avait abordé cette possibilité :

« … je te félicite pour tes fiançailles ! Marine est donc prête à venir vivre ici avec toi ? »

Kenna lui avait avoué qu’ils n’en avaient jamais discuté. Sa sœur lui avait alors rappelé qu’aimer génère aussi son lot de concessions, mais qu’il valait mieux en discuter à deux et au plus tôt.

« … J’ai de la chance d’aimer et d’être aimée par mon grand amour. Ce sentiment est beau et donne des ailes. Je ne peux donc pas t’en priver simplement parce que j’ai rêvé qu’un jour tu reviennes diriger le cabinet avec moi… ».

Kenna porte à nouveau les yeux sur le mail fermé. Marine n’avait jamais répondu à son père. Lui également n’avait pas abordé le sujet par crainte que tout parte en vrille, mais c’était sans compter le destin.

Ce soir-là, de retour à l’hôtel où séjournaient les deux tourtereaux en Alsace, ils s’étaient endormis, emmailloté l’un à l’autre. Au petit matin, ils s'étaient donnés avec une intensité désarmante, exprimant ainsi leur crainte soudaine de l’avenir, mais aussi avec l’assurance que leur amour et la passion qui les consumait étaient indestructibles et invincibles.

Son smartphone émet une vibration. C’est sa nièce qui s’informe de sa décision. Elle lui a conseillé d’avoir une discussion claire et franche avec Marine, quel qu’en soit le contenu du courriel. Elle lui a suggéré de prendre quelques jours de vacances et de se rendre à Paris.

« OK. » exprime Kenne en saisissant la souris.

D’un geste déterminé, il restaure le mail. Un étau comprime sa cage thoracique, puis d’un autre double clic qui sonne comme un gong, il l’ouvre.

Bonjour Ken,

Je sais que je suis la dernière personne que tu aurais voulu lire, mais il faut que tu viennes...

« Hein ?!? » s’étonne-t-il en reculant sur son siège.

Il plisse le front d’incompréhension, sa poitrine est malmenée par son cœur, puis ses yeux se rivent une nouvelle fois sur son écran d’ordinateur et poursuivent sa lecture.

C’est urgent. J’ai vraiment besoin de toi. Cela va te paraître égoïste, mais j’espère ne pas avoir détruit notre belle et grande amitié.

Appelle-moi, voici mon numéro en rappel…

Je t’embrasse fort !

Marine.

« C’est quoi ça ? » murmure-t-il en lâchant la souris comme si elle lui avait brûlé la main.

Malgré lui, ses yeux se rivent au calendrier posé sur son bureau. Après quoi, prestement, il lance l'appel depuis ses contacts, mais raccroche aussitôt avec nervosité. La minute suivante, son cœur s’emballe au moment où son mobile vibre.

C’est Marine !

Une pensée ridicule, puisque le numéro de Marine est toujours dans ses contacts. Ensuite, au son de cette voix qu’il reconnaîtrait entre mille, même après cent ans, il ferme les paupières et inspire profondément. Il se sent tout à coup revivre.

— « Ken’ ? »

Je ne suis qu’un amoureux de merde ! peste-t-il au fond de lui.

— « … Ken’ ? ».

Il presse doucement les paupières, il adorait l’entendre l’appeler ainsi.

— « Ken ? répète-t-elle, parle-moi, je t’en prie… »

Sa douceur le parcourt telle une délicieuse décharge, mais soudain, sa raison le ramène à l’ordre :

« Tu es en couple avec Aurélie, idiot ! »

— Salut, dit-il le ton glacé, tentant de se montrer distant.

Il ajoute un « ça va ? » pour se donner une contenance assurée.

— « Oui… non ! » répond-elle faiblement.

Il l’entend renifler.

— « Rien ne va, Ken’… »

Sa voix se brise, elle pleure. Il fond.

— Hey, Mon cœur ?

— « Je ne peux pas t’en parler au téléphone, il faut que tu viennes avant la fin de la semaine… »

— Quoi ?!

— Je t’en prie ! le supplie Marine.

Bouche bée, il ôte pour quelques secondes l'appareil de son oreille et l’examine brièvement comme s’il verrait son image apparaître à l’écran.

— Tu es consciente que nous sommes jeudi et que je suis à des milliers de bornes ?

— « Viens, je t’en prie… »

— J’ai des responsabilités ici, Marine, un cabinet d’audit et d’expertise comptable à diriger et des enfants qui comptent sur moi ?!

Son sanglot étouffé se renouvelle avec force.

— Je ne peux pas tout laisser en plan, Marine… !?

— « … je sais que tu as une vie, une famille… une femme, peut-être… »

Non et c’est de ta faute si je peine à refaire ma vie ! a-t-il envie de lui hurler.

Ses pleurs sourds couvrent à présent plus nettement la ligne.

— Mon cœur… ? Calme-toi…

— « Je t’ai priv’… j’ai pris de mauvaises décisions. Je… Il … Il y a une urgence, Ken’, crois-moi… ! »

Des sanglots convulsifs entrecoupent sa voix. Elle raccroche. Ébahi, il contemple à nouveau son mobile.

Que vient-il de se passer, là ?

Les deux secondes suivantes, d’un léger secouement de la tête, il se ramène à la réalité.

Pour qui se prend-elle ? se dit-il avec rage.

« Je n’irais nulle part ! » fulmine-t-il ensuite.

Puis, Kenna imagine le blanc de ses jolis yeux, rougis. Il se régalait de capturer ces derniers dans les siens lorsqu’il lui faisait l’amour. Ils se voilaient de désir, de plaisir, de joie et même de larmes à l’instant où elle partageait son plat épicé ou devant un film dramatique. Il adorait les sentir brûler sa peau d’ébène…

Son téléphone vibre et notifie l’arrivée d’un SMS d’Aurèlie. Elle lui annonce un déplacement urgent en France et lui propose d’en profiter pour une escapade en amoureux. Kenna conclut que des entités sont en train de jouer avec ses nerfs.

***

« Pour un mois d’avril, le froid est glaçant » remarque Kenna dans un murmure en ajustant sa veste.

Ses yeux fouillent avidement la foule lorsque tout à coup les battements de son cœur deviennent plus vifs. Il la désire net, avec une force insoutenable.

« Seigneur, rien n’a changé » pousse-t-il dans sa barbe.

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