Le Ratten

6 minutes de lecture

Parvenu au bout du monde, sur la proue d’un galion érodée par le temps, un groupe de rats, museaux levés, moustaches au vent, humait l’air frais. À l’horizon se dévoilaient les premiers rayons du soleil levant. Mille milles marins les séparaient de leur terre d’origine, ces rongeurs avaient résisté à la famine, à la maladie et par-dessus tout à la noyade.

Ce vaisseau, dit le Ratten, se portait à merveille. Ce matin-là, comme de nombreux autres, l’océan était d’un calme plat. Et il va sans dire que, comme toujours, ce genre de silence était le signe incontesté de grands malheurs.

Surchargé de la veille, l’équipage avait presque tous les paupières closes et personne ne se doutait le moins du monde de ce qui allait se dérouler.

Grimpant sur l’un des nombreux cordages du mât d’artimon, un petit rat avait reniflé une odeur reconnue entre mille. Ainsi sorti de sa loge : Alpha, un rat qui s’était lié d’une étrange amitié avec le capitaine Clark ou fut-ce l’inverse… On laissera ce détail au libre arbitre.

Ah... Capitaine Clark avait, dans la dérive de son vaisseau, oublié de fermer l’œil de la nuit. Affalé sur la hune, dos appuyé contre le mât, il observait le spectacle d’une matinée ordinaire. Sa frange noire de jais voletait devant ses yeux, comme un pendule. À en juger par ses pupilles dilatées, on aurait pu croire qu’il était mort… Enfin, presque, parce que par intermittence, il grimaçait.

Le rongeur arrivait soudain au terme de son ascension. Il se leva et toisa le visage du Capitaine. L’instant qui suivit, il se jeta sur le reste de pistaches ; sûrement consommées avec un liquide dont l’odeur ne semblait pas gêner notre rongeur.

À gauche du Capitaine était exposé l’objet qu’il se mit soudain à observer. Alpha s’approchait de cette bouteille. Habile, il ôta le bouchon sans que celui-ci n’émette de son. L’arôme qui s’en échappa lui fit grelotter des dents. Aussitôt, le capitaine se mit à renifler ce parfum qui réveilla l’appel de la soif. Avant qu’il n’essaye de poser ses pattes sur la bouteille, il mit à hurler :

— Attends voir si j’t’attrape ! Je vais t’montrer qui va boire de l’alcool !

Planté sur son mât : le capitaine jurait ses grands dieux qu’il ne pourrait s’y reprendre à deux fois. Mais Alpha ne le connaissait que trop bien et il descendit de la corde sans attendre qu’il lui dise le reste.

— Debout, bande de larves !

Cette réplique, capitaine Clark la gardait pour les grandes occasions.

— Car, aujourd’hui, nous allons la chercher dans ces profondeurs abyssales !

Tandis qu’il gueulait : plus bas, gabiers, timoniers, canotiers et bien d’autres s’affairaient à remettre Le Ratten à flot et, quand tout fut prêt, il éclata de rire :

— Cramponnez-vous !

Le calme qui accompagna cet instant, les prunelles grandes ouvertes se croisaient comme s’il s’agissait de la dernière fois, laissait présager à l’équipage que le pire restait à venir.

— Écoutez : bougez-vous les fesses et maintenez le Ratten debout !

La parole de notre Capitaine eut l’effet escompté et la peur s’effaça de leur regard. Un boucan titanesque éclata alors. Sous la coque du Vaisseau, l’océan semblait tout entier s’effondrer. Le vaisseau s’inclina comme s’il allait chavirer et le Ratten fut précipité vers le fond de cet immense siphon.

Enfin, avant qu’ils ne sombrent dans cet abîme, remontons le temps, juste assez, pour comprendre ce pourquoi il en était arrivé là :

Ce fut... sans doute ici. Là, sur cette île abandonnée où capitaine Clark avait, en des eaux plus profondes, jeté l’ancre. Son équipe, éparpillée en plusieurs groupes, s’était aventurée aux quatre coins de cette île pour débusquer de quoi ravitailler les soutes du Ratten. Pendant ce temps, Alpha du coin de l’œil, observait son Capitaine, tête basse, mains derrière le dos, maugréer sur ses hommes en faisant les cent pas : moment accompagné par le grincement des planches de la poupe. À chaque volte-face qu’il effectuait, Alpha mâchouillait dans le vide. Tous deux visiblement dans un même état d’esprit : obsédés du fruit par lequel ils allaient commencer.

Quoiqu’une incertitude soudaine nous ait apparu sur ladite chronologie... Excusez-nous pour ce léger contretemps et reprenons, maintenant que nous avons remis les pendules à l’heure !

Justement, les pendules parlons-en, ou devrait-on dire : pendule divinatoire ! Un de ceux qu’utilisaient les diseuses de bonne aventure apportant la providence à ceux qui errent comme des âmes en peine. Voici donc l’objet fait d’argent que tenait du bout des doigts Labria d’une maîtrise presque ancestrale. La chaînette au poids suspendu vacillait de droite à gauche.

Poids que le capitaine Clark ne semblait décrocher du regard. La naïveté de cet homme, Labria l’avait flairée alors qu’elle amarrait son rafiot sur le port des déboires. Malheureux, s’il avait entendu son rire diabolique intérieur à ce moment-là, il aurait sûrement brandit son sabre, croyant faire face à une créature des abysses. Il était loin d’imaginer la galère dans laquelle il allait sombrer.

Au lieu de cela, elle lui proposa amour et richesse puis déroula sur une caisse une vieille carte. Le capitaine Clark resta si attentif qu’au moment où le pendule allait la toucher, il bloqua sa respiration. Labria, le voyant ainsi sut qu’elle avait enfin trouvé son trésor.

— Cela fera une pleine bourse d’or, Capitaine…

— Clark ! avait-il lancé sur un ton grave en esquissant la grimace du mauvais payeur.

Posant sa besace sur la caisse, Labria se frottait les mains sans la quitter des yeux. Or, avant qu’elle ne s’en saisisse, un poignard s’y planta.

— Attention, cependant ! Si vous m’avez menti, je vous retrouverai et…

Contre toute attente, Alpha interrompit la menace du Capitaine en sortant sa frimousse de la besace. L’horrible vue de ce rat fit bondir Labria qui tomba sur les fesses et elle se mit à bégayer :

— P-pour vous c-ce… sera gratuit.

Alpha, en bon compagnon, avait sauvé le Capitaine de la faillite, point de la galère. Il était vrai que, par les temps qui courent, la Peste noire proliférait dans les terres et celle-là, malheureusement Labria ne l’avait pas vu venir.

Et pour cause, par le passé Labria fut témoin du terrible fléau qu’avaient transmis les rats. Alors le simple fait de voir un rongeur la frappait de terreur. Mais en regardant s’éloigner Alpha sur l’épaule du Capitaine, elle remarqua néanmoins que ce rat était différent. Et pour la première fois de sa vie, une vision lui apparut. Labria guidée par une force inconnue, sortit de la caisse le vieux coffret générationnel. Lorsqu’il fut ouvert, elle posa sa main sur un objet sans le regarder et Labria eut un flash.

— Ma petite-fille, je suis si triste de te dire que tu n’auras pas le don. Mais si je venais à me tromper, prends donc cette pierre avec toi et le jour venu, tu comprendras. Dans le cas contraire, lègue-la à ton enfant. Mais garde bien à l’esprit que je ne me trompe jamais !

La parole insidieuse de sa grand-mère avait soudain perdu de son emprise, car ce don elle l’avait en elle, et ce depuis toujours. Pour qu’il s’éveille, il fallut qu’un rat pointe le bout de son nez et ça, grand-mère ne l’avait pas vu venir ! Ironie du sort, le don qu’elle reçut, était le plus fort de sa lignée. Labria vit loin, bien plus loin que les frontières humaines.

Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de capitaine Clark, les visions s'amplifiaient tant qu’elle se noyait dedans.

— Capitaine ! Oh, capitaine Clark, revenez, je vous prie !

Quand tout à coup, sorti de nulle part, un homme au visage de la mort lui attrapa le bras et avant qu’elle ne pousse un cri, une lame s’enfonçait dans son ventre. L’homme hurlait sa colère en retirant sa lame vengeresse. Elle s’écroula sur son flanc, bras tendu vers celui dont elle implorait le nom.

Maudit soit le jour où grand-mère eut prononcé ces mots ! Si tant est qu’elle eût usurpé toute sa vie le titre de médium, malgré elle, se déroulait sous ses yeux l’avenir du Capitaine.

De manière inopinée elle vit Alpha s’approcher. Parce que oui, lui aussi avait vu l’horrible scène ! Si elle avait su que sa phobie allait devenir son salut, Labria l’aurait sûrement affrontée même si elle aurait dû mourir plus tôt. Son nom lui apparut alors… puis elle le prononça à demi-voix, l’air apaisé.

— Alpha…

Ainsi, par son absence, Alpha avait attiré l’attention de notre Capitaine qui, sans attendre, accourut vers Labria. Il s’agenouilla auprès d’elle. L’expression du visage de capitaine Clark ne trompait pas Labria et elle sut qu’elle allait y passer et dans un dernier souffle, elle ouvrit sa main en prononçant d’une voix faible :

— Prenez ce caillou et placez-le près du cœ...

Annotations

Vous aimez lire Louis XIV ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0