Chapitre 1

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Vérités du Peuple

An Romaric V, Dixième Mois, jour 27 - Liberté

ASSASSINAT EN HAUTES SPHÈRES

LE DUC PHILIPP VERO

RETROUVÉ MORT

C’est un tremblement de terre qui s’abat sur le Royaume et le duché de Banann, le Duc Philipp Vero a été retrouvé mort hier, sur son domaine. On sait encore peu de choses sur les circonstances de son décès sinon qu’il ne s’agirait pas d’un suicide - encore un, nous direz-vous ! -, mais que plusieurs indices portent à croire à un assassinat.

Des détails - que nous nous refusons à partager ici avec vous chers lecteurs, par respect pour votre sensibilité -, laisseraient entendre que la scène du meurtre afficherait une violence inouïe et purement barbare. La femme de chambre du Duc se serait évanouie et une autre aurait supplié qu’on lui épargne le nettoyage…

Nos journalistes sont parvenus à prendre quelques clichés des lieux grâce à cette nouvelle technologie qui nous permet de figer les gens ou des choses sur papier avec réalisme. On remercie nos bons amis les sorciers d’avoir travaillé à son développement ces dernières années. Vraiment, on n’arrête pas le progrès !

Hélas, le chef de la Garde Royale, Sir Ogme, est arrivé sur les lieux et nous a confisqué notre matériel… Nous tenterons toutefois de réaliser notre devoir et de vous fournir de plus amples informations dans les prochains jours, soyez-en certains !

Pour revenir à feu Monsieur le Duc, il était pourtant l'un des rares ducs appréciés de ses sujets car menant son duché de manière avisée. Pour ceux à qui la politique importe peu, nous rappelons qu’il était également l’ambassadeur du Royaume d'Optio auprès du pays voisin, le Royaume de Roz, son duché étant le seul à posséder un passage au-delà de la frontière commune entre nos deux royaumes.

Maintenant, bien que cette nouvelle vienne endeuiller le Royaume et le duché, il faudra surtout retenir, chers lecteurs, que l'événement s’est produit alors que les préparatifs de l’anniversaire du Roi, sa Majesté Romaric de Cléo, vont bon train. Nous célèbrerons d’ailleurs les cinq ans de son accès au trône pour la nouvelle année.

En effet, c’est tout le pays - ou en tout cas, toute la capitale, Liberté - qui doit célébrer le Roi ce lundi. Pourrait-on penser que cet odieux crime intervient comme un message à destination de sa Majesté et de la Congrégation ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais il est bon de noter que le Duc Philipp Vero était l’un des deux Ducs humains du Royaume, à l’heure où les tensions se multiplient entre les espèces et où les agressions et les insultes deviennent monnaie courante, on peut au moins s’entendre, chers lecteurs, sur le fait que ce terrible meurtre vient ajouter du sel sur les plaies ouvertes… (…)


Chapitre 1

⏤ Romaric ⏤

Romaric poussa un long soupir, jeta le papier qui se disait « journal » sur la table basse en face de lui et se laissa glisser dans son fauteuil. Sa tête ballotta en arrière. La vue des dorures et peintures animées par un sortilège complexe sur le plafond aurait pu le distraire comme d’ordinaire si le sujet ne le touchait pas d’aussi près. Outre l’aspect politique de la chose, Philipp avait été un allié sans faille ces dernières années, il était presque devenu un ami. Sans lui et sa force de travail, Romaric aurait sans doute été englouti dès la première année de son règne par les astreintes du pouvoir.

Il avait fait envoyer ses meilleures équipes sur place et s’était promis de rendre visite à sa femme et sa petite fille, Annabella et Luce, dans les meilleurs délais. C’était sans compter sur le Conseil de défense et la Congrégation. « Trop dangereux ! », avaient-ils tonné lors du Conseil extraordinaire.

C’était trop dangereux de rendre visite à une mère et sa fille éplorées et de rendre hommage à un ami, mais pas assez dangereux pour l’empêcher de parader dans les rues de Liberté d’ici quatre jours.

Romaric passa une main excédée sur son visage, lâcha un autre soupir. Il n’avait vraiment pas le cœur à la fête. Il savait toutefois qu’une journée nationale de liesse serait la bienvenue pour apaiser les foules et faire oublier les différents méfaits et autres milliers de problèmes qui gangrenaient sur le Royaume.

Boire pour oublier, mais à l’échelle du pays. Lui compris.

Il se servit un alcool de poire en fusion, sorti de la cave de l’un de ses amis sorciers, dans un de ces verres en cristal qu’il détestait. Il avait appartenu à feu son grand-père, et il avait beau détester l’esthétique saugrenue du verre – couvert de dessins pervers rehaussés par des dorures, Romaric ne pouvait pas s’en défaire parce qu’il avait aimé le roi Simon. C’était lui qui lui avait appris à maîtriser son affinité de fée avec l’eau. De plus, son chambellan le ferait pendre devant le Conseil pour haute trahison et irrespect de la lignée si jamais il décidait effectivement de s’en débarrasser.

C’était dans ces moments-là qu’il se demandait s’il ne devait pas faire ajouter des portraits d’hommes enlacés dans toutes les variantes qui lui passaient par la tête à chaque tournant de couloir du Palais. Après tout, ses successeurs n’auraient pas le droit d’y toucher - pour respecter la lignée.

C’est quand il se redressait dans son fauteuil, son verre à la main, qu’Elyott débarqua dans son petit salon et referma la porte derrière-lui. Du coin de l’œil, il le vit froncer les sourcils depuis la porte.

Ses yeux fins se plissèrent et sa bouche se pinça. L’humain aux cheveux de jais s’approcha de lui en cinq longues enjambées et Romaric leva un sourcil dans sa direction. Elyott regarda autour de lui et aperçut le tirage sur la table. Il renifla.

- Un peu tôt pour un verre, Votre Majesté, grinça-t-il en attrapant le papier comme on tiendrait un torchon sale.

- Un peu tôt pour les remontrances, mon amour, lança Romaric avant de siroter sa poire, les yeux fixés sur Elyott.

L’alcool lui brûla la langue.

Elyott lui jeta un regard noir avant de laisser échapper un petit sourire en coin entendu. Il se pencha finalement sur Romaric pour l’effleurer du bout des lèvres, et alla s’asseoir dans le fauteuil d’à côté.

Pour cacher sa déception et sa moue boudeuse, il avala une nouvelle gorgée. Il était le roi, après tout, il fallait faire « bonne figure » comme disait son chambellan : « Votre Majesté, je ne dois pas savoir que je vous irrite, et c’est écrit partout sur votre visage ! Un peu de tenue, de Grâce ! », s’était déconfit Simeon Dall, lors des premiers instants qu’ils avaient passés ensemble cinq ans plus tôt.

- Pourquoi est-ce que tu lis ces torchons, souffla Elyott, plus pour lui-même que pour Romaric… De toutes les impressions du Royaume, je te vois toujours lire ces sottises. Tu ne voudrais pas lire La Voix du Jour ou Chroniques d’Optio ?

- Ce sont des sorciers qui rédigent ces papiers, et même si toi et moi savons qu’ils font un travail remarquable, ils ne sont que factuels et n’apportent pas grand-chose. Ces torchons me donnent envie de les brûler, mais au moins je peux savoir ce que pensent les gens de ce Royaume. Et les rumeurs viennent toujours de quelque part.

Elyott le fixa avec un air dubitatif. Il replia Vérités du Peuple et le balança à sa place initiale. Les jambes croisées l’une sur l’autre, il s’installa plus confortablement dans l’assise du fauteuil molletonné en velours rouge et or.

- Des nouvelles sur l’enquête ?

- Sir Ogme et Thunder sont sur le coup, je ne doute pas qu’ils trouveront quelque chose rapidement. Le Conseil a mis ses meilleurs hommes sur l’affaire, aussi.

- Tu penses vraiment que c’est lié à ton anniversaire et à la situation actuelle ?

Romaric jeta malgré-lui un sourire moqueur à Elyott. Cet idiot avait bel et bien lu l’article avant lui. Se rendant compte de son erreur, le jeune homme se raidit et le fixa d’un air glacial. Le brun sourit dans son coin avant de reprendre son sérieux.

- On ne peut pas vraiment savoir dans l’état actuel des choses, mais ce n’est pas une piste que l’on peut se permettre d’exclure.

Il passa sa main dans ses cheveux bouclés.

La réponse ne parut pas réjouir son mari qui tourna pensivement l’anneau de leur alliance autour de son doigt. C’était franchement curieux de voir cet homme, cet humain sans pouvoir, s’inquiéter pour sa sécurité tout en étant sa plus grande faiblesse.

Romaric avait presque renoncé au trône pour Elyott. Il voulait une vie tranquille avec sa moitié, adopter des enfants et vieillir avec lui. Sans le trône, tout cela aurait pu être une belle histoire. Mais depuis la mort de son oncle, feu le roi Albion, il avait dû prendre la suite, étant le seul héritier du trône. Son cousin Pavel, héritier légitime, s’était suicidé dans d’étranges circonstances ; son père à lui, Léandre, était décédé depuis plusieurs années et il ne restait plus que lui dans la branche fée des De Cléo, la famille royale fée d’Optio.

Il en voulait à la Congrégation de ne pas avoir voté pour qu’une autre espèce prenne la suite. Tous les cinquante ans, elle se réunissait comme convenu dans le Pacte, pour décider de celle qui prendrait la royauté pour les cinquante ans l’année suivante. Malheureusement, cela faisait trois fois de suite que les humains et les sorciers étaient mis de côté et que la lignée des De Cléo se coltinait la besogne.

Roi, on ne lui avait pas refusé son mariage et, mis à part de vieux croulants et de vulgaires dames pincées, personne n’avait mal accueilli leur union. Toutefois, s’ils venaient à adopter, l’enfant ne serait pas reconnu pour reprendre le trône - par les Déesses merci, songeait Romaric -, et cela leur mettait une pression supplémentaire. Parce que Romaric n’avait aucune envie d’avoir un enfant avec une autre personne qu’Elyott, et surtout pas pour satisfaire les plans politiques et les lois arriérées de la Congrégation.

Elyott sembla voir où son train de pensées le menait. Ils n’étaient pas deux moitiés pour rien. Il se leva et vint s’asseoir sur le bord du fauteuil de Romaric. Leurs cuisses et genoux se touchèrent de manière rassurante.

- Laissons l’enquête avancer.

En attendant, il passa sa main dans les cheveux de Romaric, la laissa tomber dans sa nuque sur laquelle son pouce dessina de légers cercles.

- Il y a d’autres dossiers sur lesquels il faut que l’on se concentre, reprit-il.

Romaric se focalisa sur la sensation apaisante et tranquille de la main d’Elyott dans ses cheveux. Il espérait juste que ces dossiers ne comportaient pas de réclamations sur la couleur des nappes pour la cérémonie ou l’odeur des bougies.



——❊——

Wennie

Cela faisait longtemps que Wennie ne priait plus les Déesses. Les autres avaient bien abandonné les Dieux pour ces dernières, elle ne priait plus personne. Pourtant, c’est bien dans les églises et autres temples qu’elle trouvait refuge de manière récurrente.

Elle quitta ce matin-là la niche qu’elle occupait entre l’une des voûtes extérieures de l’ancienne chapelle et la dernière maison à trois étages de la rue. Cela faisait deux nuits de suite qu’elle dormait là, dans le recoin creusé par les années. Elle savait qu’elle ne pourrait pas passer une nuit supplémentaire au même endroit - c’était la règle qu’elle s’était fixée. Jamais trois nuits, Wennie.

La jeune femme s’agrippa fermement à la gouttière du bâtiment noir de crasse et se laissa descendre jusqu’en bas, son petit baluchon serré contre son dos sous la pauvre veste qu’elle portait.

Ses cheveux étaient humides de la fraîche nuit passée et, elle eut un mal fou à les attacher en une tresse serrée avant de prendre le pavé. C’était le premier jour de classe après le repos hebdomadaire, Wennie ne voulait pas manquer l’occasion d’apprendre quelque chose et de sortir du Bas.

Elle zigzagua rapidement entre les bâtisses grises et pittoresques, tâchant d’éviter les regards curieux et l’odeur pestilentielle environnante. Même après sept ans, cela restait une épreuve quotidienne.

Les rues sinueuses se croisaient dans un nœud complexe et leurs vieux bâtiments, penchaient les uns vers les autres comme pour s’enlacer. Les arcs de pierre de certaines maisons semblaient sur le point de s’affaisser, prêts à engloutir des ruelles entières et leurs passants avec, et accentuaient les ombres et la sensation d’étouffement lorsqu’on parcourait le plus vieux quartier de Liberté qu’était le Bas.

Il lui fallut un quart d’heure pour quitter « l’Entrave », comme les gens du Bas avait commencé à l’appeler entre eux, avant que le lugubre surnom ne s’étende à toute la population libertéenne. La partie sud et la plus pauvre de Liberté n’était reliée aux autres que par le pont des Deux Soupirs, lequel leur permettait d’aller et venir dans le quartier des Petites Gens, dans le sud-ouest.

Dans ce quartier plus animé, elle se faufila entre les badauds et les lève-tôt, nombreux pour faire ouvrir leurs commerces et vendre l’artisanat en provenance de tout le Royaume.

Les maisonnettes se contorsionnaient entre des bâtiments à plusieurs étages, à colombages ou à briques, un véritable capharnaüm visuel et coloré. Les pavés étaient encadrés par des semblants de trottoirs, un luxe qu’on ne connaissait pas dans l’Entrave où le peu d’argent qui circulait servait plutôt à manger qu’à rénover les routes. Grâce à des sorts astucieux, les panneaux d’annonce avançaient seuls sur leurs deux jambes pour être vus de tous et le camion du laitier changeait de couleur au fur et à mesure de sa course, indiquant les quantités restantes de lait frais. Chez le petit tailleur du coin, les pans de tissus se rembobinaient seuls et leur propriétaire à moustache vérifiait du coin de l’œil qu’ils retournaient bien à leurs places sur les étagères de sa boutique.

Mais aujourd’hui plus que d’ordinaire, la ville semblait scintiller de couleurs : des guirlandes barraient les rues avec des fanions de toutes les tailles, des fleurs et des tapis avaient été exposés et des tables entières s’enfilaient les unes après les autres. Des allumettes explosives de couleurs étaient plantées le long des trottoirs, prêtent à scintiller lorsqu’on soufflerait dessus.

Wennie réalisa avec horreur que c’était jour de liesse. On était le premier jour du Onzième Mois, c’était l’anniversaire du roi Romaric de Cléo, et la ville entière allait le célébrer. Cela signifiait plus de sécurité dans la ville et donc plus de danger pour elle. Bien sûr, c’était le meilleur moment pour tenter de récupérer quelques denrées comestibles et une pièce ou deux, mais Wennie n’était pas certaine que le jeu en vaille la chandelle. Son estomac vide sembla protester à cette pensée. Elle n’avait rien avalé de plus la veille qu’un morceau de pain rance et deux vieilles figues qu’un maraîcher avait abandonnées.

Elle soupira. Puisque les cours étaient annulés comme toute autre activité ordinaire pour laisser place à la fête, autant se débrouiller pour ne pas finir avec les mains vides et le ventre creux.

Le mouvement de foule matinal lui permit de se faufiler jusqu’à la place de la Tour, le monument central et colossal de Liberté qui enjambait le croisement des deux fleuves principaux du Royaume, le Vertical et de l’Horizontal, un pied sur chaque quartier de la ville. On la distinguait à plusieurs lieues de la capitale.

Du regard, Wennie fit un rapide tour de la place.

Des centaines de personnes s’affairaient avec de nouvelles guirlandes et des étales ici aussi, le tout dans un brouhaha sonore peu commun. De sa solitude quasi quotidienne et ses cachettes diverses, Wennie, qui évitait jusqu’aux marchés de villages, avait oublié l’agitation que produisaient des événements comme celui d’aujourd’hui.

Après s’être fait bousculée, la jeune femme aux cheveux noirs se précipita en bordure de place, à l’abri sous l’ombre d’un toit, où l’odeur de pain frais heurta ses narines et son estomac grogna instantanément.

- Dépêche-toi, bon sang ! Il faut que la devanture soit terminée au passage du roi ! s’époumona une voix derrière la porte sur sa droite.

Wennie se redressa de stupeur et cligna des yeux. La porte de la boulangerie s’ouvrit soudainement et une jeune demoiselle vêtue d’une robe de coton jaune et d’un tablier blanc s’activa quelques minutes sur la vitre extérieure à l’aide d’un chiffon ; puis elle disparut dans la boutique avant d’en ressortir aussitôt, des couronnes de plantes aux couleurs du Royaume plein les bras, prêtes à être accrochées sur la devanture. Elle grimpa sur un tabouret qu’un grand homme bourru lui apporta, sans doute le boulanger.

- Excusez-moi…, tenta Wennie en s’approchant doucement, une fois que le boulanger eut disparu.

La demoiselle faillit tomber de son tabouret et poussa un petit cri. Elle se retourna, le souffle court, et écarquilla des yeux devant Wennie. Il lui fallut un instant pour réaliser que c’était bien la jeune fille en guenilles et aux cheveux noirs qui l’avait interpellée.

- Désolée, je n’ai rien pour vous, lâcha-t-elle rapidement, déviant le regard et descendant du tabouret.

Elle s’apprêtait à entrer dans la boutique quand Wennie fit un pas dans sa direction.

- Non pardon, attendez… Je voulais juste savoir si le roi passait vraiment par ici ? demanda la jeune femme d’un ton hésitant.

La petite apprentie se retourna, la main sur la porte. Elle opina doucement du chef, scrutant ce bout de femme plutôt sale et d’un drôle d’aspect.

- Il doit traverser la place vers midi en fin de parade avant de prendre la vedette, expliqua-t-elle avant de s’éclipser pour de bon dans la boutique.

Wennie aurait voulu se jeter contre un mur ou dans le fleuve. Elle aurait dû se souvenir de la date et vérifier le parcours du roi et de la Garde avant de pointer le bout de son nez hors de l’Entrave. De toutes les possibilités de parcours envisageables, il avait fallu que Sa Majesté choisisse de traverser la place du marché qu’il ne fréquentait pas -évidemment-, mais surtout qu’aucun monarque avant lui n’avait emprunté pour une parade.

Il ne lui restait qu’une demi-heure pour sortir de là et se trouver un autre programme pour la journée.

Mais qui est-ce que tu penses leurrer, ma pauvre ?

Tout programme tombait à l’eau. Vues les redingotes rouges et flamboyantes de la Garde qu’elle apercevait au loin sur les quais et le long de la place, près des fleuves et en haut de la Tour, elle n’aurait aucun moyen courir à droite à gauche librement. Si le roi arrivait en carrosse, cela voulait dire qu’il prendrait le fichu pont des Bons Sentiments, et donc qu’elle était coincée dans les rues adjacentes.

Bien sûr, elle était agile et expérimentée, avec plusieurs années de cabrioles derrière elle. Elle pouvait même disparaître si elle le voulait. Mais avec autant de personnes serrées les unes aux autres pour apercevoir la figure royale, et surtout avec autant de sécurité, elle ne voulait pas tenter les Esprits. Elle leur avait échappé une fois, rien ne lui donnait envie de frôler à nouveau leurs doigts, pas même une miche de pain réclamée par un ventre vide.

Wennie ne voulait pas jouer à chat avec la Garde Royale, composée majoritairement de vampires dont, bien que très rapide, elle ne pourrait jamais égaler la vélocité.

Elle fit demi-tour et tenta de s’extirper de la foule devenue compacte, d’artisans, de jeunes filles en toilettes du Beau Jour et de familles des Petites Gens venues apercevoir le cortège royal. D’ordinaire, les gens se seraient écartés de son chemin au premier coup d’œil, mais aujourd’hui rien ne semblait les convaincre de lâcher le moindre infime espace qu’ils avaient choisi d’occuper.

La jeune femme dut jouer des coudes pour arriver jusqu’à l’une des rues parallèles à la grande Rue des Quais, et remercia une nouvelle fois sa petite taille de lui sauver la mise. Elle resserra sa veste noire usée et vérifia que son très vieux pantalon de coton gris ne s’était pas abîmé davantage lors de ses accrochages avec les passants.

Puis Wennie reprit son chemin aussi vite qu’elle le put lorsqu’elle vit débarquer un bateau d’une nouvelle garnison de Manteaux Rouges. Elle grinça des dents. Puisqu’elle ne pouvait pas aller travailler et que la terre entière serait occupée à admirer le roi et à fêter son anniversaire, elle en profiterait pour faire la queue tôt devant l’asile de la Mère Baronne.

L’asile de la Mère Baronne n’accueillait que peu de pauvres. La vagabonde détestait les différents asiles, celui-ci seulement un peu moins. Dans la plupart la nourriture était infecte et elle se retrouvait souvent à être la seule femme dans une masse de vieux hommes aigris, éméchés et loin d’être vertueux. La simple idée lui retourna l’estomac. Elle avait néanmoins besoin d’une douche chaude et les Illuminés, les sorciers dotés du pouvoir de voyance, avaient prévu une grosse pluie pour la nuit à venir ainsi que l’arrivée du gel. Une soirée au sec ne serait pas un luxe de trop.

Elle se faufila à contre-courant des habitants jusqu’à la petite rue où était située la baraque à quatre étages dans laquelle la Mère Baronne avait installé son asile. Arrivée devant, Wennie laissa échapper un gros soupir. Il y avait déjà une bonne dizaine de personnes pour vingt places, alors que l’asile n’ouvrait qu’à six heures du soir. On était à un quart d’heure de midi.

- Par la lignée des De Cléo, jura-t-elle, mi-bas.

Elle s’aligna comme les autres, jetant un rapide regard sur les pauvres bougres qui la précédaient : tous des hommes, tous plus de la trentaine au premier abord. Quelques-uns étaient assis sur les marches du perron, les autres, comme elle, piétinaient le long du trottoir. La journée promettait d’être longue.

- Hey gamine, t’es dans la queue ? lui demanda une voix bourrue derrière elle.

Wennie se retourna de trois-quarts et examina à la hâte un vieil homme avec une casquette de marin et une pipe usée coincée entre les dents. Il haussa un sourcil broussailleux, l’enjoignant à répondre alors qu’elle tentait de ne pas fixer son nez d’une taille impressionnante.

Elle opina du chef et se retourna dans la file sans lui adresser un mot. C’était une autre de ses règles d’or : pas de contact. Le contact amenait à la discussion. La dernière chose que la jeune femme voulait, c’était discuter. Elle ne voulait pas de questions, elle ne voulait pas expliquer pourquoi à vingt-trois ans elle était à la rue, sans parents, sans apprentissage ou sans rien. Les filles comme elle étaient d’ordinaire mal vues, et plus d’une fois elle s’était retrouvée dans d’inconfortables situations où on l’avait prise pour ce qu’elle n’était pas et avait décidé qu’elle ne serait jamais.

Les cris joyeux et le début des chants du royaume parvinrent jusqu’à leurs oreilles et bientôt les sans-abris du sud de Liberté qui attendaient patiemment se mirent à discuter de leurs affaires et de l’anniversaire du roi. Wennie prêta une oreille attentive ça et là. Une demi-heure après l’arrivée du souverain sur la place, ils étaient une cinquantaine à faire la queue : tous avaient vraisemblablement eu la même idée qu’elle, à croire que le bas peuple n’était pas aussi stupide que les gens de la haute voulaient le croire.

D’après un vieux charpentier qui avait visiblement perdu une main deux places avant elle, Sa Majesté Romaric devait prononcer un discours avant d’embarquer sur sa vedette à une heure et d’ouvrir les festivités de la journée. Dans les rues se déverseraient alors des ribambelles de gens réjouis qui danseraient et chanteraient jusque tard dans la nuit, profitant de l’occasion pour avaler un festin quand tous les pauvres de la ville ne rongeraient que leurs ongles et les restes oubliés et piétinés le lendemain matin. Wennie n’en ressentit que de l’amertume.

A une heure et demie, alors qu’elle comptait pour la centième fois les effiloches sur la manche de sa veste, un bruit peu commun leur fit lever la tête à tous.

Une auto s’était garée devant l’asile, juste à leur niveau. Ce simple fait la mit en alerte : on n’était pas n’importe qui à Liberté ou dans le Royaume d’Optio si on avait le luxe d’une automobile : on n’en comptait qu’une dizaine dans tout le pays. Ce n’était décidément pas son jour de chance.

Elle inspira profondément, les épaules serrées et le regard alerte, se forçant à regarder droit devant elle, ailleurs que dans la direction de la machine rutilante.

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