Chapitre 2

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Rash

- Est-ce vraiment nécessaire ? demanda Rash une deuxième fois alors que leur voiture s’arrêtait devant une de ces bicoques tordues qui devaient héberger les gueux et pauvres gens de la capitale.

S’ils étaient assez chanceux pour y trouver une place, pensa-t-il.

- Ordre du Roi. Sa Majesté a décidé de faire don d’une jolie somme à un asile et m’a chargé d’en choisir un. Pour notre convenance à tous les deux, j’ai réclamé au chauffeur de nous conduire au plus proche de sorte que, cher Lord, vous ne souffriez pas trop du voyage.

Il toisa du regard l’homme en redingote. Non seulement il avait le culot de choisir un asile à la hâte, mais en plus il lui mettait cette fainéantise sur le dos. Comme si sa simple présence était l’unique raison de la hâte qui habitait le bonhomme. C’était franchement affligeant en plus d’être insultant.

- Épargnez-moi vos moqueries, Chambellan.

- Pardonnez-moi, je crois que la liste des choses à faire aujourd’hui me fait perdre mes moyens, s’empressa de répondre le chambellan du roi, Sir Simeon Dall, en inclinant la tête en direction du duc, un sourire pincé collé au visage.

L’homme soigné jeta un coup d’œil par la vitre de l’auto qu’ils partageaient, une des trois que possédait le Palais royal. Le roi Romaric souhaitait effectuer une œuvre de charité pour son anniversaire et voilà qu’ils se retrouvaient devant la bâtisse où ils devaient confier la rondelette somme à une certaine Mère Baronne, d’après le chauffeur. La file de nécessiteux fit froncer Rash des sourcils.

- Bon Dieu, il est treize heures et demie passées, n’ont-ils donc rien d’autre à faire ? marmonna Simeon Dall.

Le duc se tourna doucement vers lui. Assis en face et à la même fenêtre, il avait tout le loisir d’observer l’enfilade de vieux hommes voûtés par le temps et l’effort qui s’étirait devant leurs yeux. Ce n’était pas un spectacle réjouissant et Simeon Dall avait apparemment bien mieux à faire que d’effectuer cette œuvre de charité aujourd’hui.

Mais voilà, Sa Majesté voyait les choses autrement, pour ces pauvres gens, les Déesses soient louées : plus vite cela serait fait, plus vite chacun pourrait retourner à ses occupations.

Presque trois quarts de siècle de vie l’avait immunisé contre pareil tableau, bien qu’il lui semblât que la condition du quartier du Bas se détériorait, si cela était possible. Rash avait vu pire spectacle, lorsque ses pas avaient foulé le quartier du Bas et les recoins peu recommandables du Royaume. Aucun endroit que le très propre Chambellan n’aurait songé une seule seconde à visiter.

- Savez-vous seulement comment fonctionne un asile, Monsieur Dall ? questionna-t-il d’une voix profonde, fixant le demi-vampire d’un regard platonique.

- Je sais comment fonctionne un Palais royal et je trouve cela fort suffisant, répliqua l’homme dans son parfait noir, réajustant son nœud et tirant sur les manches de son veston pour les lisser.

Son visage ne laissait rien paraître, et le duc eut un infime sourire pour ce pauvre bougre qui avait été élevé à la dure pour gérer des cas particuliers de Nobles enorgueillis, et qui ne connaissait rien d’autre. Il se retourna vers la rue.

Les passants comme les mendiants fixaient la voiture d’un œil curieux et se tournaient les uns vers les autres pour chuchoter. Bientôt, des ragots plus loufoques les uns que les autres viendraient parcourir la ville. On lancerait des noms farfelus et des hypothèses grotesques sur la présence de hauts représentants devant cet asile, mais rien ne tomberait juste, même après une explication du Chambellan auprès des gazettes dans les jours suivants. Vérités du Peuple s’en donnerait à cœur joie. C’était précisément pour cela que Rash avait décidé qu’il ne sortirait pas de la voiture.

Le vampire étira son cou et laissa ses yeux vifs parcourir les visages pâles, marqués et rachitiques sans vraiment les voir. Alors qu’il commençait à s’ennuyer et que Monsieur Dall quittait la voiture en maugréant dans un dialecte peu connu, son regard se porta sur une silhouette petite et frêle. Il aurait pu la manquer dans ses haillons foncés et trop grands, cachée par la carrure des lourdauds aux yeux globuleux et hagards.

Cependant elle était là, dans le premier tiers du rang. C’est son manque d’intérêt qui attira son attention. Son menton confortablement posé dans la paume de sa main, il la fixa et fit le tour de sa personne en quelques secondes. Elle n’était vraiment pas bien grande et, de là où il se trouvait, il lui semblait que le jeune garçon avait la peau sur les os.

C’était un drôle de tableau de ne voir que lui tourné fixement vers l’asile, ne jetant aucun regard dans sa direction. La chose finit même par lui paraître suspecte.

Durant les cinq minutes d’absence du Chambellan, pas une seule fois le jeune garçon ne se retourna pour scruter la pièce de métal flamboyant et le bijou technique qu’était l’automobile. C’était pourtant l’occasion rare d’en voir une d’aussi près…

Le duc fronça les sourcils. En soixante-quinze ans d’existence, c’était la première fois qu’il voyait aussi peu d’intérêt pour une richesse et une nouveauté. En tant que conseiller de la Garde Royale et des unités spéciales du roi, ce comportement le surpris et il finit par plisser des yeux, se concentrant fortement sur la silhouette en manteau noir. Elle se redressa, rigide et alerte, mais ne réagit pas davantage à son influence.

Curieux, songea-t-il, chiffonné. Ce serait bien une première.

Simeon Dall sortit d’un pas pressé de l’asile et pénétra hâtivement dans l’habitacle.

- Attendez un instant, le coupa le blond alors qu’il demandait au chauffeur de démarrer la voiture.

- Lord Thunder ?

Rash sortit doucement de la voiture et d’un même mouvement tous les mendiants reculèrent de quelques pas. Après toutes ces années, les vampires n’étaient toujours pas particulièrement appréciés et moins encore ceux qui avaient une aura semblable à la sienne, celle d’un sang-pur. Il inspira doucement l’air. Parmi la puanteur des guenilles que portaient les hommes en face de lui, il ne décela pas tout de suite d’anomalie. Une douce note inconnue se glissa toutefois jusqu’à lui dans ce bazar olfactif. Il cligna des yeux.

Rash avança d’un pas alors qu’un murmure de stupeur s’élevait dans la foule environnante. Le garçon ne s’était toujours pas retourné, ne cherchant même pas à savoir quelle était la source de cette réaction commune.

S’il pensait se faire discret, c’est raté mon petit.

- Une pièce d’argent pour le brave qui avancera d’un pas, lâcha-t-il, s’attendant à le voir se retourner.

Ce n’était pas une petite somme, une pièce d’argent.

L’entièreté des curieux attroupée eut un mouvement d’hésitation et il vit la silhouette tressaillir. Quand elle ne se retourna pas, même pour une pièce d’argent, Rash su définitivement que quelque chose clochait. Il fit demi-tour, recula jusqu’à la portière de la voiture qu’il fit claquer comme s’il était monté à bord du véhicule et regarda par-dessus son épaule. Enfin, le garçon se retourna, ayant cru à sa combine. Les yeux de Rash rencontrèrent l’espace d’une demi-seconde un visage fin et des yeux vert brillant. Son regard s’illumina de rouge alors qu’il se concentrait.

Avant qu’il n’ait pu aller plus loin dans son entreprise, une bonne femme ronde et à l’air sévère ouvrit grand la porte de l’asile au plus grand étonnement de tous, et s’écria :

- Déjeuner pour tous en ce grand jour, mes braves ! Cadeau de sa gracieuse Majesté, vive le Roi !

Tous oublièrent soudainement sa présence et se précipitèrent en direction de la porte, se bousculant les uns les autres et se poussant dans l’embrasure, sur les marches et le perron. Il perdit sa cible de vue dans la panique.

Persuadé qu’elle n’était plus dans la foule et qu’elle n’était pas non plus entrée dans la bicoque, il grimpa pour de bon dans le véhicule, l’air renfrogné. Ils s’élancèrent aussitôt vers le nord.

- Lord Thunder ? hésita Simeon Dall, cherchant à comprendre l’étrange comportement du duc de Cassio qu’on ne connaissait pas pour ses élans de générosité.

Le vampire ne répondit pas, perdu dans ses réflexions.

Le garçon n’avait pas réagi à leur présence, il avait à peine cillé sous son don d’influence - ce qui ne lui était jamais arrivé depuis qu’il avait appris à le maîtriser - et il avait disparu comme par magie dans le mouvement de foule. Cela faisait bien trop de coïncidences douteuses à son goût. Il était l’un des ducs de ce Royaume, un vampire de sang-pur formé au renseignement et à l’enquête, peu de détails lui échappaient, le tout dans le seul et unique but de servir le roi et de protéger le Pacte. Que des individus suspects de la sorte lui échappent froissait non seulement son égo, mais en plus ennuyait son besoin de contrôler les choses autour de lui.

Après quelques instants, alors que Simeon observait dans le détail l’état de ses gants qui n’étaient plus si blancs, il réalisa soudain le dernier point qui le tracassait.

Ce n’était pas un jeune homme, c’était une jeune femme.

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