Chapitre 9
Elle conduit en silence, fixée sur la route, les phares tranchant l’obscurité. L’atmosphère est tendue, presque lourde, mais elle finit par rompre le silence d’une voix posée :
— Au fait, je m’appelle Anna. Et toi ?
Je marque une pause. Une question si simple, mais qui me fait l’effet d’une colle. Qui suis-je ? Un silence passe, troublé uniquement par le bruit du moteur. Finalement, j’opte pour le nom qui m’est venu instinctivement, soufflé par cette étrange voix qui résonne sans cesse dans ma tête.
— Hank, je crois, murmuré-je. Enfin… c’est le seul nom qui me vienne.
Anna me jette un coup d’œil rapide, intriguée, mais ne commente pas. Elle reporte son attention sur la route, ses sourcils légèrement froncés, comme si elle tentait de déchiffrer ce que je viens de dire.
Et évidemment, mon double ne manque pas l’occasion de se manifester.
— “Hank, je crois.” Sérieusement ? Même un gamin aurait fait mieux pour s’inventer un nom. On dirait presque que tu te moques de toi-même.
J’essaie de faire abstraction de cette voix sarcastique qui, à chaque tentative de ma part, trouve toujours un moyen de me rabaisser. Je prends une grande inspiration, décidé à me lancer dans une explication.
— Écoute, je… enfin, la seule chose dont je suis sûr, c’est que je me suis réveillé dans une ruelle. Aucun souvenir de ce qui m’a amené là, ni de qui je suis réellement. Juste… ce nom. Hank. Peut-être que c’est le bon, peut-être pas.
Elle hoche la tête, attentive mais silencieuse, ses doigts serrés autour du volant. Je devine dans son regard une lueur de curiosité, peut-être même de suspicion.
— Une ruelle, donc. Tu es sûr que tu n’étais pas là de ton plein gré ?
Je secoue la tête, hésitant.
— Non… pas vraiment. Disons que j’ai « pris » connaissance là, comme si je venais de débarquer d’un autre monde. Aucune idée de comment j’ai atterri là. Ça me paraît aussi bizarre qu’à toi.
Mon double se met à ricaner dans ma tête.
— Allez, raconte-lui donc que t’as “pris connaissance”, Hank. Elle doit sûrement te trouver crédible, là. Rien de tel qu’une histoire floue pour inspirer confiance !
Je me mords l’intérieur des joues, essayant d’ignorer cette ironie agaçante. Anna garde les yeux rivés sur la route, mais je devine que mes paroles l’intriguent. Elle prend un virage sans ralentir, puis me jette un coup d’œil.
— Et donc, ce nom… Hank, c’est juste sorti de nulle part ?
J’hésite, puis acquiesce.
— Ouais… Enfin, ça vient de cette voix que j’ai dans la tête, ce type sarcastique qui commente tout, qui ne peut pas s’empêcher de se moquer de moi. Comme un narrateur d’un mauvais polar. Alors pour l’instant, c’est ce que j’ai. Un nom, un peu d’ironie, et beaucoup de vide.
Elle lève un sourcil, clairement sceptique, mais elle ne pose pas de question. Elle semble réfléchir, pesant le peu d’informations que je viens de lui donner.
— D’accord… Mais alors, tu n’as vraiment aucun souvenir d’avant cette ruelle ? Aucune idée de pourquoi tu étais là ?
Je secoue la tête, frustré.
— Non. Rien. Juste cette impression d’être un intrus dans ma propre vie, si tant est que j’en ai une.
Mon double éclate de rire, son ton sarcastique résonne à nouveau.
— Un intrus dans ta propre vie ? Tu pourrais difficilement être plus pathétique. Allez, raconte-lui donc que tu sais pas où tu vas, ni même qui tu es. C’est un carton assuré.
Je soupire, désabusé, et Anna m’observe en silence avant de se reconcentrer sur la route. Elle semble réfléchir, comme si elle cherchait un moyen de démêler ce que je viens de dire.
Finalement, elle brise le silence, sa voix adoucie.
— Bon, Hank. Pour l’instant, ce nom fera l’affaire. Mais si ça te revient, ou si tu trouves des réponses, je suis là.
Il y a dans son ton une étrange bienveillance qui me surprend, presque autant que cette nuit étrange.
Je prends une inspiration avant de rompre le silence, un peu hésitant.
— Au fait, comment t’as su que je voulais un whisky ?
Anna esquisse un sourire en coin, le regard toujours rivé sur la route.
— En fait, c’est le gérant qui m’a soufflé l’info. Il avait l’air de bien te connaître. Il m’a dit : “Servez-lui un whisky, c’est son truc.” Alors, j’ai suivi le conseil.
Je fronce les sourcils, perplexe. Je ne me souviens de rien, encore moins d’un quelconque gérant de bar. Cette simple idée que quelqu’un là-bas connaisse mes habitudes, des habitudes dont j’ai moi-même tout oublié, me met mal à l’aise.
— Je vois, murmuré-je, un peu troublé. Ça te semblait pas bizarre ?
Elle hausse les épaules, un léger sourire aux lèvres.
— Disons que ça m’a intriguée, mais il avait l’air sincère. Puis, vu la tête que t’as tirée en voyant le verre, je dirais qu’il avait raison, non ?
Je hoche la tête sans trop savoir quoi répondre. Ce détail, aussi banal soit-il, semble poser davantage de questions que je n’ai de réponses.
Je me redresse un peu dans le siège, l’air plus attentif.
— Et… il t’a rien dit d’autre sur moi ? Un nom, un truc, je sais pas… quelque chose qui pourrait m’aider à comprendre ce que je fais là ?
Anna secoue la tête, l’air pensive.
— Non, rien de plus. Juste qu’il te connaissait et que tu prenais souvent du whisky. Quand j’ai essayé de poser quelques questions, il m’a juste dit de faire mon travail, sans m’en dire davantage.
Je ressens un mélange d’impatience et de frustration. La seule personne qui semble avoir des indices sur qui je suis n’a pas daigné les partager, comme si ma situation n’était qu’une affaire courante.
— Génial… marmonné-je en me frottant les tempes. Si je comprends bien, je suis un type qui commande des whiskies sans laisser d’autres traces de lui-même.
Mon double ricane, comme pour en rajouter.
— Un vrai fantôme du comptoir, tiens. Peut-être qu’ils te connaissent uniquement par les verres vides que tu laisses derrière toi.
Anna jette un rapide coup d’œil dans ma direction, comme si elle hésitait.
— Peut-être que si on retourne là-bas, il acceptera de parler. S’il te connaît, il aura peut-être quelque chose à te dire, ou des indices pour toi.
Je soupire, oscillant entre le besoin de découvrir la vérité et l’appréhension de savoir ce que je pourrais découvrir.
Je hoche la tête, à moitié convaincu.
— Oui, peut-être… ça vaut le coup d’essayer. Peut-être qu’il me dira enfin quelque chose d’utile.
À cet instant, mon double se manifeste avec une exaspération feinte, comme s’il n’avait pas assez souffert pour une seule nuit.
— Franchement, t’es sérieux ? Retourner là-bas ce soir ? Tu crois vraiment que la solution, c’est d’aller parler au gérant d’un bar qui, soit dit en passant, se fout probablement de toi ? On est en sécurité dans cette voiture. Pourquoi pas attendre un peu, récupérer quelques morceaux de mémoire avant d’y retourner, hein ?
Je serre la mâchoire, agacé mais résolu.
— Et tu proposes quoi ? On va passer la nuit ici à attendre un miracle, à espérer que tout me revienne comme par magie ?
Anna tourne la tête, surprise par ce dialogue entre moi et… moi-même. Elle fronce les sourcils, probablement troublée par mon air de fou qui parle tout seul.
— Ça va ? demande-t-elle prudemment.
Je lui lance un regard rapide.
— Désolé… c’est juste que… enfin, on dirait que j’ai deux versions de moi-même qui n’arrivent pas à se mettre d’accord. Une partie de moi veut en finir, comprendre tout de suite ce qui se passe. Et l’autre…
— L’autre veut se planquer, murmure mon double en ricanant. Te reposer et laisser les questions pour demain. Juste pour éviter une autre emmerde ce soir, Hank.
Anna nous observe, incertaine.
— Peut-être que… ton “autre partie” a raison ? Parfois, c’est mieux d’attendre, de reprendre des forces.
— Moi je dis que la madame a raison !
Je prends une longue inspiration, pesant leurs arguments. Un instant, je me laisse convaincre, fatigué de cette soirée chaotique. Peut-être que mon double et elle ont raison.
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