Chapitre 10
Anna conduit en silence, les mains crispées sur le volant, jusqu’à ce qu’on arrive devant un petit immeuble aux volets fatigués par le temps. Elle coupe le moteur et reste un instant assise, le regard fixé sur le tableau de bord, comme pour s’assurer qu’elle a pris la bonne décision.
Elle rompt le silence, avec un brin d’hésitation dans la voix :
— C'est chez moi.
— T’es vraiment sûre de ton coup ? Je veux dire… t’as pas peur qu’on vienne frapper à ta porte ? Tout le monde au bar nous a vus partir ensemble.
Elle me lance un regard franc, mais son visage trahit une pointe d’inquiétude qu’elle tente de cacher.
— Écoute, je connais pas d’autre endroit. C’est la seule solution, pour l’instant.
Dans un soupir, Anna sort du véhicule, contourne le capot et me fait signe de la suivre. Et je la suis, observant les environs dans l’obscurité. Mon double, fidèle à lui-même, se manifeste avec une ironie cinglante.
— Écoute-la, Hank. Elle sait même pas où te cacher, et toi, tu pourrais pas trouver mieux, vu que tu sais même pas où t’es. Franchement, ça aurait été difficile de tomber sur plus paumé que toi.
Je secoue la tête, tentant d’ignorer ce cynisme agaçant, mais un fond de vérité plane dans ses mots. Moi-même, je ne saurais même pas dans quelle direction aller pour échapper à qui que ce soit, vu que je n’ai même pas la moindre idée de la ville où je me trouve.
Elle se dirige vers la porte de l’immeuble, glissant sa clé dans la serrure. La lumière de l’entrée vacille, éclairant à peine son visage concentré, les traits tendus par un mélange de détermination et d’inquiétude.
Anna monte des escaliers.
Je la suis toujours sans dire un mot, l’observant à la dérobée. Dans la pénombre de l’escalier, son allure me frappe pour la première fois. Sa silhouette se dessine dans les escaliers étroits, l’ombre de ses cheveux bouge au rythme de ses pas, et je ne peux m’empêcher de remarquer la courbe de sa taille. Malgré la fatigue et la situation improbable, il y a quelque chose de fascinant en elle, une sorte de force mêlée à une douceur inattendue.
Mon double ricane encore et toujours dans le coin de ma tête, brisant ce moment comme un caillou dans une chaussure.
— Sérieusement, Hank ? Tu flanches déjà ? C’est la première fille que tu croises, et il te suffit de quelques marches pour la trouver jolie et sexy ? Allez, tiens-toi un peu, tu as bien vu où elle t’emmène.
Je secoue légèrement la tête, tentant d’ignorer sa voix agaçante, mais impossible de ne pas me sentir un peu ridicule.
Anna continue d’avancer, s’arrêtant devant une porte au deuxième étage. Elle se retourne un instant, son regard se posant sur moi, comme si elle attendait que je change d’avis. Sa clé tourne dans la serrure, et elle me fait signe d’entrer, toujours avec cette lueur de détermination, une sorte de défi implicite.
Une fois à l’intérieur, je laisse mes yeux parcourir le lieu. L’appartement est modeste, presque trop silencieux après le chaos de la nuit. Elle se tourne vers moi, visiblement partagée entre la méfiance et une lueur de compassion. Modeste, un peu en désordre, mais chaleureux, avec une odeur douce et familière, mélange de parfum léger et de café froid. Elle me lance un regard rapide, visiblement pour s’assurer que je me sens un minimum à l’aise.
Mon double ne rate pas l’occasion de commenter :
— Bienvenue au paradis des paumés. Allez, fais comme chez toi, Hank. Après tout, t’as pas vraiment d’autre endroit où aller, pas vrai ?
— T’as besoin de te poser un peu, dit-elle enfin. Reprends des forces, et demain, on avisera.
Je hoche la tête, sans vraiment savoir comment lui répondre. Mon double murmure dans ma tête, moqueur :
— Oui, repose-toi, Hank. On sait jamais, tu pourrais avoir besoin de toute ta mémoire flinguée demain, quand il s’agira de leur expliquer pourquoi tu traînes encore dans les parages.
Anna s’éloigne sans un mot, me laissant seul dans le salon. Le bruit léger de ses pas dans l’autre pièce est le seul son qui me reste, pendant que je m’assois sur le canapé, l’esprit toujours en ébullition. La pièce est sobre mais accueillante, un peu trop calme pour la situation, presque trop intime.
Je regarde autour de moi, incapable de me concentrer sur quoi que ce soit en particulier. Ma tête tourne encore à toute vitesse, et mon double n’arrête pas de se répandre en sarcasmes dans un coin de mon esprit.
— Génial, Hank. T’es coincé dans un appartement avec une inconnue qui, apparemment, a décidé que t’étais un peu trop dégoûté de toi pour ne pas lui faire confiance. Détends-toi, t’as l’air d’un gamin qui se demande si elle va pas te voler tes dents pendant la nuit.
Je me frotte les tempes, agacé, en attendant qu’Anna revienne. Lorsqu’elle entre enfin, la trousse de secours à la main, son regard semble plus déterminé que jamais. Elle s’approche, me fixant un instant, et sans un mot, elle dépose la trousse sur la table basse, puis me lance :
— Est-ce que je peux désinfecter tes blessures ?
Je hausse les sourcils, ne m’attendant pas à cette approche directe. Mais son regard est clair, sans hésitation, et d’une étrange manière, elle semble être sur la même longueur d’onde que moi. Non seulement elle ne me pose aucune question sur ce qui m’est arrivé, mais elle semble aussi comprendre que la douleur physique n’est rien à côté de ce que je ressens.
Mon double s’éveille, plus cynique que jamais :
— Eh bien, voilà, Hank. Même ton double est d’accord avec Anna. Un peu de désinfection, ça fera toujours moins mal que ce que tu caches dans ta tête. Alors laisse-la faire, tu n’as plus grand-chose à perdre.
Je me demande pour la millième fois si ce qu’il dit a du sens. Mais pour l’instant, je n’ai pas le choix. Anna prend une gaze et commence à tamponner doucement la plaie sur ma main, avec une attention presque douce. Un instant, je ferme les yeux, m’efforçant de garder le contrôle.
Elle ne dit rien, mais je sens son regard, à la fois insistant et compatissant. C’est étrange, cette manière qu’elle a de se comporter comme si tout ça n’était qu’un banal incident. Comme si je n’étais pas un homme sans passé, sans mémoire, ni même de nom sûr. Pourtant, elle est là, présente, et c’est probablement tout ce que j’ai.
— Je ne sais pas si tu as l’habitude de t’ouvrir aux gens. En même temps si tu es amnésique, tu ne dois pas avoir grand chose à partager sur toi. Mais t’inquiète, je suis pas là pour poser des questions. Je vais juste te soigner un peu.
Elle parle avec cette voix calme, comme si elle me comprenait sans même avoir à me connaître. Mon double ricane encore :
— T’as entendu, Hank ? Juste te soigner un peu. Pas de panique, elle va te soigner comme si c’était rien, mais derrière tout ça, tu sais que c’est pas pour ça qu’elle t’a ramené ici.
Je fais de mon mieux pour ignorer sa voix qui persiste, et je regarde Anna, sans savoir exactement quoi dire. Elle me regarde un instant, comme si elle évalue la situation, et pose la question qui me fait l’effet d’un coup de poignard dans le flanc.
— Tu as d’autres blessures ?
Je n’ai pas besoin de réfléchir longtemps. La douleur est présente partout. Chaque mouvement que je fais, chaque petit geste me rappelle combien mon corps a pris un coup. Mais c’est surtout dans ma tête que ça brise tout, alors les douleurs physiques, elles deviennent presque insignifiantes.
— J’ai mal partout, lui dis-je d’un ton presque las.
Elle hoche doucement la tête, comme si elle s’y attendait. Puis, sans me quitter des yeux, elle ajoute :
— Il faudrait peut-être que tu retires ton sweat et ton t-shirt. Ça te dérange ?
Je n’ai même pas le temps de répondre avant qu’elle ne se dirige vers un tiroir, sortant des compresses et des antiseptiques, comme si elle était dans son élément. Ça me semble si… naturel. Trop naturel.
Mon double, fidèle à son rôle, intervient dans mon esprit, avec son sarcasme habituel :
— Oh, tu vas enlever ton t-shirt, Hank ? Quelle surprise. Attends, je suis sûr qu’Anna va te regarder comme si tu étais le mec qu’elle a attendu toute sa vie, même si tu sais bien qu’elle ne fait que remplir son quota de “bonne samaritaine”.
Je l’ignore, toujours concentré sur Anna qui attend visiblement ma réponse. Je regarde mes mains, tremblantes, puis me décide à lui obéir, d’un mouvement lent, comme si chaque geste était une épreuve. Je retire d’abord mon sweat, puis mon t-shirt, révélant la peau marquée par des blessures anciennes et récentes.
— Voilà, dis-je, un peu gêné malgré moi.
Je tente de dissimuler la fatigue dans mes yeux, mais je suis certain qu’elle la voit. Je me demande ce qu’elle pense vraiment, mais elle ne me juge pas. Elle se contente de s’approcher doucement, posant ses doigts autour de mon épaule pour examiner les coups et les égratignures.
Elle prend un soin particulier à désinfecter doucement chaque blessure, sans faire de commentaires, juste concentrée sur ce qu’elle fait. Mon double, en revanche, ne se prive pas de ses réflexions.
— Regarde-toi, Hank. Là, t’es un vrai mess. Même ta peau te trahit, avec ses marques de galère et de mauvais choix. Mais t’inquiète, elle va t’arranger ça, non ? Elle va te faire oublier tout ce que t’as dans la tête, et ça, c’est la vraie magie.
Je ferme les yeux un instant, essayant de me concentrer sur autre chose que les voix dans ma tête. Mais je me rends vite compte que, malgré tout ça, Anna est… différente. Elle n’est ni intrusive, ni pressée. Juste présente. Et ça, c’est presque suffisant pour me faire oublier ce qui me ronge.
Elle se redresse finalement, me jetant un dernier regard. Elle ne dit rien, mais ses yeux en disent long, comme si elle attendait quelque chose de moi. Une réponse, peut-être. Mais je ne suis pas sûr de savoir ce qu’elle attend exactement.
Alors, je me contente de la regarder, un peu perdu dans la situation, me demandant si c’est le genre de moment qu’on doit interpréter, ou simplement vivre.
Elle finit de bander mes blessures, ses gestes précis et délicats. Ses mains s’attardent parfois un peu plus longtemps que nécessaire sur ma peau, comme si elle cherchait à s’assurer que tout allait bien. C’est une attention calme, sans précipitation, qui contraste avec le tumulte que je ressens à l’intérieur de moi. Je devrais probablement me sentir mal à l’aise, mais étrangement, c’est tout le contraire. Chaque mouvement qu’elle fait, chaque regard qu’elle pose sur moi, me rappelle à quel point je suis ici, dans ce moment précis, sans aucune fuite possible.
Quand elle termine, elle me regarde enfin, cette expression douce mais ferme dans les yeux, et il y a un silence entre nous. C’est lourd de sens, mais je ne sais pas vraiment ce que ce silence veut dire. Ni ce que je ressens exactement. Peut-être qu’il n’y a rien de plus à comprendre. Juste ce moment, dans sa simplicité.
Puis, sans crier gare, Anna se rapproche. Je la sens avant de la voir, une chaleur douce qui me surprend. Elle se penche lentement, et avant même que je puisse en saisir pleinement la signification, ses lèvres trouvent les miennes.
Je suis là, figé au début, pris au dépourvu, mais quelque chose en moi lâche prise. Ce baiser… c’est comme si c’était la première fois de toute ma vie que j’en ressentais un. La première fois où je me laisse aller à ce genre de contact, où je m’abandonne totalement à la sensation de la chaleur de ses lèvres, de la douceur de sa peau contre la mienne.
Je la sens se rapprocher davantage, ses bras autour de mon cou, et sans même réfléchir, je réponds. C’est instinctif. Peut-être un peu maladroit, mais sincère. Le monde autour de moi disparaît, tout comme le bruit incessant de mon double, qui semble avoir cessé pour un instant.
Je l’embrasse en retour, comme si tout le reste était loin derrière moi, comme si ce contact avait un pouvoir inexplicable sur ma tête, sur mon corps, sur ce que je croyais savoir. C’est un baiser tranquille mais chargé de quelque chose de nouveau, de brisé. Peut-être parce qu’en elle, j’ai trouvé une sorte de… refuge, une porte ouverte qui m’a permis d’échapper à tout ce qui m’étouffait.
Je laisse faire, simplement, en oubliant tout ce qui ne se passe pas ici, dans cet instant précis.
— Ah... ben voilà... Enfin un peu de douceur... ironise mon double trop intrusif à ce moment précis.
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