Chapitre 6

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Je continue de marmonner tout bas, discutant avec mon double de la serveuse, du whisky, et du fait qu’il a toujours quelque chose à dire. Je suis tellement concentré que je ne remarque pas tout de suite le type qui s’est approché de ma table, bière en main.

— Mec… ça va ? demande-t-il en me regardant avec un mélange de curiosité et de méfiance.

Je sursaute, pris en flagrant délit de conversation en solo.

— Hein ? Oui, oui, tout va bien, je réponds un peu trop vite, en essayant de reprendre contenance.

Il fronce les sourcils, comme pour vérifier si je me fous de lui, puis scrute le bar autour de nous.

— T’étais en train de parler tout seul, là, non ?

Je sens mes joues chauffer, mais mon double s'empresse de me glisser une excuse :

Dis-lui que t’es en ligne avec ta psy. Ça sonne normal, non ?

Je décide de ne pas l’écouter, prends une gorgée de mon verre, et lui réponds en haussant les épaules.

— Bah… j’ai besoin de me parler, parfois. Ça dérange quelqu’un ?

Il éclate de rire, visiblement amusé, et prend une longue gorgée de sa bière.

— Ah ouais, je comprends. Y’a des jours où je parle à ma plante verte, moi aussi, dit-il en me lançant un clin d’œil. Mais, entre nous… t’as l’air un peu secoué. Tu devrais peut-être en parler à quelqu’un… un vrai quelqu’un, j’veux dire.

Je ris, un peu pour la forme, et décide de jouer le jeu.

— Peut-être que c’est toi, ce "vrai quelqu’un", qui sait ?

Il rigole, et je commence à me demander si ce type est juste curieux ou s’il m’a peut-être suivi depuis la rue. Un drôle de pressentiment me prend, mais je décide de rester calme.

Il prend une autre gorgée de sa bière et pose son verre sur la table, s’installant visiblement pour discuter un moment. Ça m’agace un peu, mais je me dis que ça pourrait être une opportunité d’en apprendre plus. Peut-être que ce gars-là sait quelque chose que j’ignore. Après tout, moi, je ne sais pas grand-chose de la soirée ni de ce qui m’est arrivé.

— Alors, t’as eu une sale soirée ? il demande, avec un regard mi-amusé, mi-inquiet.

Je hausse les épaules.

— On peut dire ça, ouais. Disons que je ne me souviens pas de tout…

Il plisse les yeux, clairement intrigué.

— Amnésie sélective ? Un peu comme un blackout ?

— Ouais, quelque chose comme ça. Je me suis réveillé avec la tronche explosée et aucun souvenir de comment j’en suis arrivé là.

Il siffle, visiblement impressionné, puis se penche un peu plus vers moi, comme pour parler en toute discrétion.

— Ça m’est déjà arrivé. Une fois, en Espagne. Une sale nuit, mec. Tu te réveilles dans une ruelle et t’as l’impression d’être sorti d’un film de baston. Mais t’as des ennemis, toi ? Quelqu’un qui aurait voulu te faire la peau ?

— Ça, c’est la question, je réponds en fixant mon verre de whisky. Et justement, c’est là que ça bloque.

Mon double, fidèle à lui-même, ne manque pas d’ajouter une petite pique.

Demande-lui s’il a pas une idée de qui pourrait t’avoir frappé. Qui sait, peut-être qu’il est dans le coup.

Je lui lance un regard mental agacé, et je décide de ne pas suivre son conseil cette fois. Mais je pose quand même la question, de manière détournée.

— Dis… t’as pas remarqué quelqu’un d’étrange dans les environs, récemment ? Des gens qui traînent ici, dans ce bar, et qui… disons, auraient pas une bonne tête ?

Il sourit, un peu énigmatique.

— Mec, dans un Irish bar, t’as toujours des gens louches. Ça fait partie du charme. Mais toi, t’as vraiment l’air dans la galère. Si t’as des ennuis, tu devrais peut-être éviter de te mettre en avant.

Je regarde autour de moi, comme pour vérifier s’il n’a pas raison. La lumière tamisée du bar, le murmure des discussions, le tintement des verres… ça a un côté rassurant, presque protecteur. Mais je ne sais pas pourquoi, je sens une espèce de tension. Comme si quelqu’un m’observait depuis l’ombre.

Fais gaffe, murmure mon double. Peut-être qu’il en sait plus qu’il veut bien le dire.

Je secoue la tête, essayant de faire taire cette paranoïa. Mais une chose est claire : je ne peux pas baisser ma garde.

Le type se penche un peu plus vers moi, le regard sérieux, et sa voix descend d'un ton.

— Écoute, je veux pas te foutre la trouille, mais y'a eu du mouvement dans le coin, ces derniers jours. Des types qui cherchent quelqu’un, apparemment pour un sale coup. Un gars qui aurait… comment dire… "fait de la merde".

Je fronce les sourcils, surpris.

— "Fait de la merde" ? Tu peux être plus précis ?

Il hausse les épaules, regardant autour de lui pour s'assurer qu'on n'écoute pas.

— J’ai juste entendu ça d'un pote à moi, un habitué du bar. Il a vu des gars traîner, poser des questions. Le genre de gars qu'on veut pas croiser dans une ruelle la nuit, si tu vois ce que je veux dire. Ils cherchent un type qui aurait "perdu la tête", apparemment.

Mon double éclate de rire dans ma tête.

Perdu la tête ? Ça te rappelle rien, ça ?

J’ignore sa remarque, et me concentre sur le type en face de moi.

— Et tu sais à quoi il ressemble, ce gars qu’ils cherchent ?

Il secoue la tête, l'air presque désolé.

— Non, j'en sais pas plus. Mais ils ont l'air de le vouloir sérieusement. Genre, pas juste pour une petite conversation.

Je sens mon estomac se nouer. Peut-être que c'est moi, peut-être que ça ne l'est pas… Mais le doute s'installe.

Le type se lève, termine son verre d’une traite, puis me regarde avec un sourire en coin.

— Allez, bonne chance, mec. T’en auras besoin.

Et sans un mot de plus, il se tourne et disparaît dans la foule, me laissant seul avec mes questions et cette sensation de danger qui colle à ma peau.

Mon double ricane dans ma tête.

Bon, mon vieux, on dirait bien que la soirée n’est pas prête de se terminer. Si j'étais toi, je réfléchirais bien avant de remettre un pied dehors. Qui sait ce qui t'attend derrière la porte ?

Je passe nerveusement la main sur mon visage, l’esprit brouillé par le whisky et l’adrénaline. L’idée de rester là ne me plaît pas non plus. Je sens que les regards se posent sur moi, comme si tout le monde dans le bar savait quelque chose que j'ignore encore.

— Alors quoi ? Je reste ici jusqu’au matin, planqué derrière mon verre ?

T’as une autre idée ? me répond mon double avec un soupçon de sarcasme.

Je soupire, mes yeux balayant la salle. La porte de sortie semble si loin, comme si chaque pas vers elle pourrait déclencher une alarme invisible. Je me demande combien de temps j'ai avant que quelqu'un d'autre ne m'aborde, ou pire.

En fait, reprend mon double avec un petit rire moqueur, je crois qu'on est bien ici. Un bon vieux bar irlandais, de l’alcool, de la lumière tamisée… Et des ennuis qui n’attendent qu'à frapper.

— Ouais, des ennuis, c'est sûr, je murmure en regardant mon verre.

J'ai deux options : jouer le jeu et attendre, ou sortir la tête haute en affrontant ce qui m’attend dehors. Et franchement, entre le whisky et le peu de souvenirs que j'ai, aucune des options ne m'enchante.

Je lève mon verre, observant le liquide ambré sous les lumières tamisées du bar. Chaque gorgée m’apporte une chaleur qui glisse en moi, masquant peu à peu les douleurs éparpillées sur mon corps. Un baume temporaire, certes, mais efficace. Je prends une autre gorgée, plus longue cette fois, laissant le whisky brûler un peu plus fort.

Eh bien, on dirait que tu tiens mieux l’alcool que je pensais, lance mon double avec son rire sarcastique habituel. Mais ça va te coûter, tout ce petit manège.

— Oh, tais-toi, je murmure en levant les yeux au plafond, comme si je parlais à une mauvaise conscience.

Mais il ne me lâche pas pour autant.

Sérieux, c'est ça, ton plan ? Boire jusqu’à oublier que t’as des ennuis ? Tes douleurs, ta mémoire, et probablement un paquet de gens qui veulent ta peau ?

Je repose mon verre avec un soupir d’exaspération, mais au fond, il n’a pas tout à fait tort. Peut-être que l’alcool endort mes douleurs, mais il ne changera rien à ce merdier dans lequel je suis plongé. Je le sais… enfin, si on peut appeler ça « savoir » alors que j’ai aucune idée de comment j’en suis arrivé là.

Je me cale dans ma chaise, un peu plus lourdement, et je termine mon verre, espérant que ça lui clouera le bec. Mais la voix persiste, plus insistante que jamais, comme un écho qui refuse de s’éteindre.

Au fond, tu sais ce qui te fait vraiment mal ? C’est pas les coups, c’est de pas savoir ce qui t’arrive.

Un rire amer m’échappe. Il a raison, encore.

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