Le nouveau continent
Le nom du port d'arrivée avait des accents hispanisant. Yoshitérù et Agapatou ne purent connaître la destination du navire après la traversée de l'océan. Amaigris, le pas chancelant, l'un portant l'autre, ils débarquèrent, se faufilèrent sur le quai, d'une cachette malicieuse à une ombre furtive. Le sol bougeait sans cesse. Yoshitérù avait le mal de terre.
Agapatou en femme dévouée, remise sur pieds rapidement se chargea de découvrir un abri dans un container éventré. Yoshitérù affaibli se déplaçait en conséquence avec le soutien d'Agapatou. Elle l'abreuvait lentement de paroles réconfortantes. Il dégustait en silence cette eau pâle apportée par sa gracieuse compagne.
Agapatou, en femme vertueuse, fit ce qu'elle devait accomplir et comme elle se devait de le faire.
Un massage de mains sur le plat de la peau réactiva la chair en sommeil.
Un massage de pieds sur le corps allongé facilita l'éveil d'une énergie pelotonnée. De simples galettes de maïs reconstituèrent l'appétit des nouveaux arrivants.
Quoique faible, démoralisé, Yoshitérù accueillit tendrement l'aide de son égérie. Avec parcimonie, il accepta tout de même d'accomplir ses devoirs d'homme envers lui-même, entraînant de fait son modeste retour à la vie terrestre tout en pressentant le risque d'une mort imprévue dont il n'aura pas choisi le style. La peur lui fit donc réciter en secret la prière de Rilke :
O Herr, gib jedem seinen eignen Tod
Das Sterben, das aus jenem Leben geht
Darin er Liebe hatte, Sinn und Not.
Ô Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
Le mourir qui soit vraiment issu de cette vie,
Où il trouvera amour, sens et détresse.
Agapatou était adepte des petits plaisirs bon marché. Celui qui consistait par exemple à exposer sa jambe nue hors de la couverture pour retrouver le plaisir du contact direct avec la chaleur émanant du corps de son compagnon. Plaisir infime d'une touche sur la bouche d'une bouche qui soupire. Plaisir tendre des caresses économes de mots, comme un souffle sur la peau que distillent les gestes doux. Discrètement tout autant que distraitement, l'éveil aux sciences de l'amour entretint leur curiosité. Un sentiment d'appartenance était né entre eux. Il ne put devenir que source d'énergie, car il était en somme l'expression primaire d'un profond besoin de l'un pour l'autre.
Agapatou et Yoshitérù savaient pourtant par avance, leurs vies se dissocier dès le retour d'une meilleure santé.
Sans perdre de vue l'espoir de se retrouver un jour, ils quittèrent le port, lui vers le sud, elle plein-est.
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