Mathow, chef du clan
Agapatou et Yoshitérù sont hébergés par Mathow le chef du clan dans une petite maison préfabriquée. Siffle le vent entre les aspérités de la tôle à l'extérieur. Griffé par la glace, l'abri aussi fragile qu'une paroi de papier mâché semblait épouser la forme d'une main protectrice. Bon observateur Mathow précisa à ses hôtes :
— Le froid reste à la porte. L'isolant qui tapisse notre intérieur maintient la chaleur du poêle à fuel dans la pièce.
— À coucher dehors, dans la neige, vos chiens ressemblent à des loups. Sont-ils leurs descendants ? demanda Agapatou.
— Nos guides oui. Des loups non, pas encore. Nous gardons avec les vrais loups un contact privilégié, celui qui nous permet de chasser le caribou, avant que le gouvernement nous en donne l'autorisation.
Mathow nous tendit un gobelet plastique rose, récupération utile d'un bouchon d'assouplissant. Le contenu du dit récipient fleurait bon l'essence aromatisée à la pomme sûre. Le timide trempage du bout de nos lèvres dans le liquide verdâtre suffit à nous enivrer l'un après l'autre cédant ainsi avec gloire aux conventions de l'hospitalité inuit.
Avant que la dernière motoneige ne cesse de vrombir au-dehors, l'alcool nous brida le cerveau, mais délia les souvenirs de notre hôte qui avalait sans ciller ses rations d'assouplissant. Anmouck la fille de Mathow nous proposa la traduction en simultané du conte qui suit, car son père ne s'adressait à ce moment de la soirée plus que dans sa langue maternelle :
Un jour, Kaïla le dieu du Ciel, offrit le plus beau des cadeaux à la naissance de l'un de mes ancêtres Quingailisaq. C'était un bébé qui pleurait sans arrêt. Sa mère disait que son enfant voulait porter le nom de quelqu’un en particulier. Une fois qu’elle eut nommé l’enfant d’après cette personne, il cessa de se lamenter. Il s’agissait d’un parent décédé qu’on avait oublié et le bébé pleurait parce qu’il voulait porter le nom spécifique de l'Ataatatsiaq (son grand-père) : Quingailisaq. Comme à chaque fois qu’il y avait un nouveau-né, tous les résidents du camp avaient l’habitude de lui serrer la main. Tous firent cela, même les enfants. Quingailisaq devient chaman puis chef du peuple des Yuits, comme son grand-père. Kaïla le dieu du Ciel, lui avait offert les caribous. Élevés, bien soignés, ces hauts ruminants tranquilles se multiplièrent tant et si bien que le pays fut rempli de caribous. De sorte que mes ancêtres Yuits chassèrent sans compter, furent nourris de viande en abondance, vêtus des peaux cousues par les femmes. Ils fabriquèrent de bonnes tentes de peau pour y vivre à la belle saison. Tout cela grâce au caribou. Les Yuits se mirent donc en été à suivre les grands troupeaux de caribous. L'abondance développa le sens du partage des biens au niveau de tous les membres de la communauté, jeunes, vieux, impotents ou estropiés.
Ils avaient ainsi des provisions de viande et de lait pour se nourrir eux, mais aussi les meutes de chiens. Les fourrures bien chaudes pour se protéger du froid servirent aux échanges avec les autres peuples. Avec les bois et les os des rennes, ils pouvaient aussi se fabriquer des outils solides pour traquer les ours en hiver, chasser les baleines ou pêcher les phoques.
Parler de gaspillage serait grossier en mémoire de nos ancêtres que je respecte. Pourtant, un jour vint sans prévenir, où ne restaient dans les troupeaux de rennes, que les petits, les maigres et les malades. Les Yuits du caribou ne voulaient plus chasser ces animaux de peur que la déesse de la Terre mère ne se mette en colère, car elle interdit aux Hommes de tuer les animaux faibles et sans défense.
Alors, la viande savoureuse des caribous disparut de l'ordinaire. Les femmes n’avaient plus assez de peaux et de fourrures pour coudre de nouveaux vêtements et durant le grand hiver polaire, les Inuits pour ne pas grelotter de froid construisirent des igluit avec de la neige, chassèrent ours, phoques et baleines. Les chasseurs retrouvèrent le grand respect pour chaque animal abattu, et pour apaiser son esprit, ils lui versaient un peu de neige dans la gueule en prononçant des paroles rituelles.
Voyant que ses enfants commençaient à avoir faim, que le cuir de leurs chaussures s'usait, les femmes se mirent à pleurer.
Quingailisaq chaman et chef du peuple des Yuits appela donc Kaïla, le dieu du Ciel, pour se plaindre et lui demander de l’aide.
Et Kaïla, du haut du Ciel, lui dit ceci :
— Je t'avais donné un beau cadeau...
—... Tu m'avais offert un magnifique cadeau...
—...Que tu as gaspillé ...
—... Que j'ai gaspillé bêtement ...
— Qu'attends-tu de moi ?
— Ta clémence apaiser notre peine.
— Dans ma grande bonté, je peux te l'accorder.
— Et ton intervention divine subvenir à nos besoins.
— Ma grande générosité ne peut satisfaire vos désirs. Le mal occasionné par votre couardise est irréversible.
Quingailisaq chaman et chef du peuple des Yuits lui souffla ses craintes.
— Sans viande, nous deviendrons faibles. Sans fourrure, nous craindrons la morsure du froid. Ainsi diminués les loups finiront par nous manger.
— Tenez les femmes et les enfants à l'abri des igluit jusqu'à la fin de l'hiver. Les hommes n'ayez de cesse de traquer l'ours, chasser les phoques, piéger les renards. Les plus vaillants captureront les morses. Soyez actifs, braves et vigoureux.
Vos femmes repriseront les Kamiik, les parkas.
De mon côté, je vais encore essayer d'arranger vos affaires !
Kaïla alla voir Amarok, l'esprit des loups, qui habitait le Ciel non loin de lui, et lui demanda d'envoyer des loups de la Terre nettoyer les troupeaux de caribous.
— Surtout, insista-t-il, qu'ils usent de leurs griffes et de leurs dents, qu'ils aiguisent leur faim, qu'ils dévorent tous les malingres, les vieux !
Les bêtes saines sauront bien leur résister et les hommes auront à nouveau du beau gibier !
Amarok content de se voir attribuer tels gibiers houspilla ses congénères. Les loups excités se mirent en chasse. Du sommet des collines, les enfants curieux les regardèrent. Après s'être rassemblée dans la forêt, la meute de carnivores s'avançait sans un bruit vers le troupeau.
Les caribous qui ruminaient tranquillement se levèrent, frémissants, et se rapprochèrent les uns des autres, les adultes tournés vers l'extérieur afin de protéger les faibles et les petits. De leurs côtés, les loups affinaient leur technique ; ils s'élançaient pour écarter les rangs, éloigner les mâles vigoureux.
À plusieurs, ils réussissaient à isoler une vieille bête. Elle perdait vite ses forces et se laissait encercler par la meute ! Les loups se rapprochaient, les crocs en avant puis ils bondissaient. Leur victime tombait. Un partage s'effectuait dans une discipline rigoureuse. Seulement après que se soit servi le chef, la hiérarchie commandait aux plus vaillants des chasseurs de manger sans retenues. Les femelles avec leur progéniture attendaient leur tour. Si la meute n'était pas rassasiée et seulement à ce moment-là une autre partie de chasse recommençait.
Du haut de la colline, les enfants curieux avaient bien observé. Ils s'empressèrent de raconter ce qu'ils avaient vu à Quingailisaq chaman et chef du peuple des Yuits
Du haut du Ciel Kaïla le dieu en place cligna de l'œil et, en bas, Quingailisaq chaman et chef du peuple des Yuits sourit.
Puis il réunit tous les hommes inuits en âge de chasser :
— Kaïla le dieu du Ciel a demandé aux loups de nous aider, leur dit-il. Ils vont éliminer tous les caribous trop maigres ou malades. En retour, laissez les loups chasser en paix en hiver. Au printemps prochain, vous ne tuerez pas plus de caribous que vous n’en aurez besoin pour nourrir votre famille. Ainsi, dès la campagne prochaine, nos enfants pourront se nourrir correctement avec de bons gros, grands et gras caribous qui se seront reproduits, nos femmes nous confectionneront de beaux parkas de solides chaussures, des matelas confortables.
Et il en fut comme Kaïla le dieu du Ciel l’avait voulu.
Et c’est pourquoi les caribous et les loups vivent en harmonie.
Et c'est pourquoi le caribou et le loup sont un, car le loup maintient le caribou en bonne santé.
L'Yuit remplit humblement le rôle qui est le sien, celui de grand prédateur, au même titre que le loup, son frère. C'est pourquoi le loup est toujours resté un ami et un maître des chasses aussi respecté que la nature qu’il chérit.
Et c’est pourquoi les hommes et les loups vivent en se respectant.
Et c'est pourquoi l'homme et le loup sont un, car le loup maintient l'homme en bonne santé et l'homme maintient le loup en bonne santé.
Ainsi, fut fait.
***
Dans la pièce ronronnait doucement le poêle.
Agapatou et Yoshitérù s'étaient lovés l'un dans l'autre, sous une épaisse fourrure synthétique made in china, enrobés des douceurs de la nuit toujours aussi claire. Le matelas de bruyère était recouvert d'une véritable peau de caribou, bordée d'émotion, imprégnée des vapeurs des corps enlacés.
Un chien hurla longtemps. De concert, la troupe lui répondit, longtemps. Était-ce l'écho ? Était-ce la légende qui se profilait ? La réalité qui confirmait la croyance ?
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